2/8 – Souvenirs Fantômes

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Faux souvenirs et manipulation mentale

Écrit par Brigitte AXELRAD

Dimanche, 07 Décembre 2008 01:00

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Sommaire de la page

I – Souvenirs Fantômes


1 – La métamorphose de Jenny

Par un tour de force inouï, une psychothérapeute parvient à faire de l’enfance dorée de Jenny un cauchemar, et de sa vie présente, un enfer. Ainsi que le dit A. Wesker, elle parvient à « prendre le contrôle de la vie » de sa cliente.

Jenny, une jeune femme de trente ans, traverse une période difficile. Alors qu’elle était mariée, avait deux enfants et réussissait bien dans sa vie professionnelle, elle divorce et, déprimée, consulte une psychothérapeute. Soudain, sous son influence, elle accuse brutalement son père d’avoir abusé d’elle lorsqu’elle avait deux ans, puis sa mère d’avoir été complice de son père, puis le grand-père est accusé à son tour. Elle demande à sa sœur d’aller témoigner auprès de la psychothérapeute, pensant ainsi la mettre dans son camp. Valérie, la psychothérapeute, promet à Jenny la guérison. Habilement, elle la conduit, à son insu, à ramener à la surface des souvenirs d’abus sexuels que jusque-là elle n’a jamais eus.

Mais de quelle « maladie » la thérapie prétend-elle la guérir ? Une difficulté passagère rencontrée dans sa vie est-elle une maladie ? Quelle est la guérison promise ? Freud dans les dernières lignes de La Psychothérapie de l’Hystérie en donne un aperçu : « …vous trouverez grand avantage, en cas de réussite, à transformer votre misère hystérique en malheur banal. » (1895, Freud, p. 247, 1956)

À la lecture de la pièce, on se demande si la thérapie de la mémoire retrouvée ne transforme pas le malheur banal en misère mentale.

2 – Des questions troublantes

Comment Valérie, la psychothérapeute, parvient-elle à ce résultat ?

Comment Jenny, qui dit adorer son père avant de tomber dans ce piège, peut-elle brusquement éprouver pour lui une telle haine ?

Comment le processus de l’influence et de la persuasion se met-il en place et opère-t-il une telle métamorphose chez Jenny ?

Quelle est la part de responsabilité de Jenny et quelle est celle de sa thérapeute ?

Comment cette psychothérapeute peut-elle rendre suspects la tendresse, les jeux innocents, les intentions les plus pures entre des parents et leurs enfants, et les interpréter comme des agressions et des perversions ?

La pièce débute par un film de famille, tourné vingt-quatre ans auparavant. Il montre un jardin, un père et sa fille de cinq ans. Ils jouent. L’enfant rit à gorge déployée. On entend la voix de la mère. « Grognements ! Rires ! Cris ! »

Ce n’est pas un souvenir fantôme, c’est un témoignage matériel, authentique, gravé sur la pierre du passé. Le film est un témoin indubitable de ce passé heureux. À la différence de la mémoire humaine, il a gardé intact ce moment. La scène n’est pas enjolivée, comme aurait pu l’être le souvenir.

Puis la suggestion insidieuse démarre avec la pièce et s’accélère, jusqu’à métamorphoser une jeune femme qui dit avoir aimé ses parents en un monstre de haine, qui renie sa famille et se détruit elle-même.

Un peu à la manière d’une dédicace à son auteur, A. Wesker cite en exergue cette phrase du livre de Richard Ofshe, Making Monsters :
« Il y a un certain nombre, mais hélas un nombre significatif, de thérapeutes qui ont adopté une méthode thérapeutique par laquelle ils conduisent leurs patients à croire en des souvenirs fictifs, avec des conséquences absolument désastreuses. On reconnaîtra dans l’avenir, j’en ai la conviction, que ce fut là une des plus graves mystifications du XXe siècle.» (1994) [7]

Devrons-nous ajouter « et du XXIe siècle » ?

3 – Les personnages

Jenny, la cliente, jeune femme dynamique, professionnellement efficace, 30 ans, divorcée, deux enfants. Elle traverse une période difficile qui l’amène à consulter une psychothérapeute.

Valérie, assistante sociale devenue thérapeute, 50 ans environ. Une sorte d’Ellen Bass ou de Laura Davis, auteurs du livre «The Courage to Heal », (« Le courage de guérir »). [8]

Matthew, le père, homme d’affaires à la retraite, 58-60 ans, accusé d’abus sexuel sur Jenny lorsqu’elle avait 2 ans, 4 ans…

Karen, la mère, son associée en affaires, 55-57 ans, accusée de complicité.

Le grand-père, très âgé, malade, accusé lui aussi. Ne le sait pas.

Abigaïl, la sœur cadette, avocate, 28-30 ans. Elle résiste aux tentatives de Jenny de la mettre dans son camp, et à celles de la psychothérapeute d’expliquer sa vie par les mêmes sévices.

Sandy, la journaliste, spécialisée dans les cas de maltraitance d’enfants, 40 ans. Elle a fait un reportage sur des parents accusés par leurs enfants…

Ziggy, médecin, 80 ans, un ami du grand père, a été déporté avec lui. Il n’a jamais oublié sa vie dans les camps. Il entend encore le cri des gardiens du camp auquel la nouvelle voix accusatrice de Jenny lui fait penser.

4 – La progression de la manipulation

Ses effets sont inexorables. Sont-ils irréversibles ?

Valérie prévient Jenny : « Pas de précipitation. La thérapie est une combustion lente. » (Scène 6, p. 19)

Pour illustrer cette métaphore de la « combustion », le temps de la pièce n’est pas chronologique mais diachronique. L’histoire se déroule en une mosaïque de scènes qui se juxtaposent. Comme un film qui ne prend sens qu’après le découpage et le montage de la bande d’essai, la pièce met en relief les temps forts et suggère la progression insidieuse de la manipulation pendant les deux années que dure la psychothérapie.

Avant et Après la métamorphose de Jenny :

La juxtaposition des deux premières scènes nous fait ressentir la brutalité de la métamorphose de Jenny. De la première scène à la seconde, on passe brusquement de l’insouciance des jeux de l’enfance entre une petite fille et son père, à la brutalité des accusations proférées par Jenny sur le répondeur de ses parents. Sa voix est méconnaissable. C’est la voix d’une autre :

« Ce message est pour toi, Matthew, mon père, Matthew mon putain de père, pour t’informer que je sais maintenant que l’homme qui se dit mon père […] a été si foutrement paternel et aimant qu’il m’a aimée comme son amant […] tu m’as violée puis tu as essayé de me faire porter à moi la responsabilité de ton ignominie. […] Mais c’est derrière moi tout ça… mais je ne te laisserai jamais t’en sortir indemne. […] La culpabilité et la honte, voilà ce qu’il te reste. […] Je ne te pardonnerai jamais jamais jamais jamais. Rien du tout ! Rien ! »

Les résistances de Jenny sont tombées l’une après l’autre, pour laisser place au désarroi et aux errances. Jenny est devenue une autre.

Avant ce changement psychologique, Jenny résiste à l’insistance de la thérapeute :

« Jenny : J’ai des parents merveilleux et des grands parents merveilleux, bordel, vous cherchez quoi ??

… Au commencement, je suis née, j’étais aimée, j’étais heureuse. J’aimais mes parents, mes grands parents, même ma sœur cadette, ce qui n’est pas commun, je sais, mais c’est vrai. J’ai quitté le lycée à seize ans, j’ai trouvé un bon boulot, me suis mariée, ai eu deux mômes… Terminé ! Simple ! »

Après ce changement psychologique, elle devient elle-même insistante vis-à-vis de sa sœur :

« Jenny : Coupe le contact avec la famille, tu ne guériras jamais tant que tu ne l’auras pas quittée.

Abigaïl : Guérir de quoi ? Je n’ai à guérir de rien. »

À la fin, elle profère avec violence ses accusations à l’égard de son père et de sa mère :

« J’ai échappé à ton autorité patriarcale, à ton emprise pour toujours toujours toujours après ce que tu m’as fait, bordel, tout ce que tu m’as fait. Tu m’as violée ! Tu m’as tripotée et tu m’as violée et elle, elle savait et n’a rien dit et vous m’avez volé mon enfance. »

Dernière phrase de la pièce :

« Jenny hurle… l’air hagard, déconcertée, pleine de doutes. » (p. 68)

5 – Suggestion et influence, « ouvrir tous les secrets avec une seule clé »

La suggestion porte ses fruits. Valérie croit en une seule explication des difficultés actuelles de Jenny. Pour que cette explication exerce toute sa force de conviction sur Jenny, elle la met habilement sur la voie, elle la coince diaboliquement. Jenny finit par s’entendre dire avec stupeur : « Sexuellement abusée par un père que j’adore ? » (p.35)

Pour en venir là, Valérie a utilisé toutes les cordes à son arc. Tout devient désormais sujet à interprétation, au moyen d’une grille unique. N’était-ce pas le rêve perpétuel de Freud, comme il le dit lui-même, d’« ouvrir tous les secrets avec une seule clef » ? (Webster, Le Freud inconnu, 1995, p. 222)

  • Jenny est déprimée, cela ne peut venir que de l’enfance.
  • Elle porte des lunettes, c’est qu’elle ne veut pas voir quelque chose de grave.
  • Son père a mis de côté pour elle de l’argent, c’est qu’il savait qu’elle allait rater sa vie.
  • Elle se gratte le bras, c’est parce que son bras comme tout son corps se souvient d’une souffrance…

Et puis, il y a la longue liste des symptômes « classiques », qui tous convergent vers le diagnostic d’une victime d’inceste : manque d’énergie, mauvaise estime de soi, tristesse chronique, sexualité compulsive, voracité compulsive…

L’influence de Valérie sur Jenny n’est pas instantanée. Jenny n’est pas immédiatement subjuguée. Au début, elle garde la tête froide. Alors sa psychothérapeute augmente la pression pour qu’elle surmonte son déni. C’est ça ou la porte :
« Sinon…Voyez ! La porte. Pas de serrure, pas de clé, pas de gardien… Vous êtes libre de partir. » (p.24)
À partir du moment où Valérie lui promet la guérison, Jenny est prise au piège :
« L’envol, c’est la guérison, celles qui me font confiance guérissent plus vite, et plus vite on guérit, plus tôt la thérapie se termine. C’est aussi simple que ça.» (p. 39)

Sinon : « … mais si vous ne guérissez pas, vos symptômes vont empirer. » (p. 37)

 

Dessin de Sheri Storm (Personnalités multiples)

Ce n’est pas une vraie cause qu’elle cherche, c’est un coupable. Mais ce coupable est trouvé d’avance. Le coupable, c’est le père. Valérie se garde bien de le dire elle-même.

Et si le doute est encore permis, il y a d’autres recours :

  • Le recours au double ou triple ou quadruple « moi ». L’hypothèse des personnalités multiples balaie l’illusion de l’enfance heureuse et de l’amour filial, dont se berce Jenny.
    « Valérie : Il se peut que vous ayez ce « moi » fragile que nous avons tous mais n’avez-vous pas un « moi » arrogant qui vit en contradiction avec le « moi » fragile ? Peut-être avez-vous aussi un « moi » débridé ou un « moi » destructeur, ou les deux, empilés sur les deux autres ? » (p. 23) Le doute sur l’unité du moi amorce le doute radical sur sa propre identité. Valérie resserre ainsi son contrôle sur l’esprit de Jenny.
  • Le recours virtuel à la confirmation par une autre psychothérapeute rend le diagnostic indubitable : « Une autre thérapeute pourrait vous dire que vous présentez tous les symptômes classiques d’une victime d’inceste. » (p. 35)
  • Il y a aussi la garantie de la longue expérience de la thérapeute dans ce domaine :
    « Mais moi ça fait dix ans que je soigne des victimes d’inceste… » (p. 36)

Malgré tout ce déploiement de force pour la persuader d’avoir été la victime d’un père incestueux, Jenny objecte pour la dernière fois :
« Jenny : Je n’ai absolument aucun souvenir d’une chose pareille.
Valérie : Que vous vous en souveniez ou non est – pour le moment – sans importance.
Jenny : Sans importance ? Comment ce dont je ne me souviens pas peut-il être sans importance ? » (p. 36)

On arrive à l’explication ultime par le déterminisme psychique, selon lequel, d’après Freud, rien dans notre psychisme n’est dû au hasard, tout a un sens qu’il nous appartient de déchiffrer. Notre inconscient renferme les événements sexuels traumatiques de notre enfance, que nous avons refoulés pour nous en protéger. Retrouver ces événements refoulés, c’est se mettre sur le chemin de la guérison.
Selon Valérie, seuls les événements « que le malheur a oubliés » donnent la clé pour expliquer le présent, et seule la thérapie des souvenirs retrouvés possède cette clé :

« Jenny : Faut-il que tout signifie autre chose ?
Valérie : C’est le propos d’une thérapie… comprendre la signification des choses que le malheur a oubliées.
Jenny : Ça n’a pas de sens. Pourquoi serais-je malheureuse seulement à cause de ce que j’ai oublié plutôt que de ce dont je me souviens ?
Valérie : Les traumatismes dont vous vous souvenez – disputes des parents, mariage foiré, argent gaspillé – ne donnent aucune clé parce que vous vous en souvenez. Ce dont vous vous souvenez, c’est que vous l’avez affronté. Ce que vous ne parvenez pas à affronter, c’est ce que vous avez refoulé, pas ce dont vous vous souvenez. C’est le processus même de la dénégation. Admirable parce qu’elle révèle une nature aimante et loyale. Mais tant que vous resterez loyale envers l’homme qui vous a trahie…
Jenny : S’il m’a trahie…
Valérie : … Vous resterez profondément déprimée. Faites-moi confiance.
Jenny : S’il m’a trahie…
Valérie : S’il vous a trahie…
Jenny : Si
Valérie : Faites-moi confiance et mettez un terme à la dénégation. Allons. » (p. 37- 38)

Quand Jenny semble enfin accepter l’idée que son père l’a trahie, Valérie jubile :
« Jenny : Pourquoi souriez-vous ?
Valérie : Un problème identifié est cause de jubilation. Allons. » (p.36)

Valérie utilise d’autres ressources pour réussir son entreprise de persuasion.

  • Elle tente de diviser le père et la mère en faisant accuser d’abord le père. La mère doute alors du père. Elle part, et revient lorsqu’à son tour elle se trouve accusée. Cela prouverait-il que le couple est fragile, que cette famille n’est pas une « vraie » famille ?
  • Elle essaie d’exciter la jalousie de Jenny vis-à-vis de sa sœur, Abigaïl.
  • Elle fait appeler Abigaïl pour témoigner contre son père et tâte le terrain pour voir si si elle peut aussi faire d’elle une victime d’un père incestueux.
  • Lorsque Jenny est prise dans ses filets, elle demande à la mère de venir en présence de Jenny pour une confrontation. Elle a préparé Jenny et lui donne l’occasion de se venger ainsi sur sa mère.

Marc Chagall, David et Bethsabée

La psychothérapeute parle gentiment à Jenny. Elle change de langage et se démasque lorsqu’elle s’adresse à Sandy, la journaliste : « Valérie : Les États-Unis m’ont appris ce qui m’intéressait vraiment : les victimes. J’ai trouvé plein de temps pour les victimes. Mais je n’apprécie pas, je m’empresse d’ajouter, la mentalité de victime. Grosse différence. Les victimes ont besoin de régler leurs problèmes, de guérir. Une mentalité de victime a besoin d’un bon coup de pied au cul. » (p. 22)

Cela rappelle la remarque de Freud à Ferenczi : « Les patients, c’est de la racaille » (Ferenczi, Journal clinique, p. 148, cité par J. Corraze, 2001)

Pour Valérie, l’amour maternel se résume à cette caricature haineuse qui en fait le prototype pervers de toute forme d’amour :

« Valérie : Réfléchissez : un enfant vient au monde et il y a instantanément une relation de confiance. Dès l’instant de la naissance, la mère lui dit : « Dépends de moi. » Elle lui donne le sein, nettoie sa merde, le câline, le réconforte et l’endort tous les soirs, jusqu’au jour où commence le tripotage sexuel, et en un instant ce lien est brisé. Peut-il y avoir une plus grande trahison, une déchirure plus cruelle ? »

La thérapeute appartient à cette sorte d’êtres, malmenés par la vie, qui détestent la vue du bonheur, les individus heureux et les familles heureuses.

Un peu comme un otage atteint du syndrome de Stockholm [9], Jenny adopte progressivement tout le système de croyances de Valérie. « Elle se rase la tête et s’asservit à elle ». Elle raconte son délire à sa sœur, les souvenirs terribles qu’elle a « retrouvés ». Elle récite sa leçon à sa mère « d’une seule traite comme un perroquet ». Elle hurle les accusations contre son père, en son absence ou sur son répondeur, encouragée par sa thérapeute, dans une véritable crise d’hystérie comme pour exorciser le mal. Cependant elle vante les qualités de Valérie : « Elle est chaleureuse, humaine, à l’écoute des autres… elle rit souvent. » Elle la tutoie.

Pour, à la fin, hurler sa douleur d’avoir perdu le sens de la réalité, le sens tout court…

Les accusations terribles de Jenny entraînent le cortège habituel des destructions et des souffrances : détresse des parents accusés, doutes et soupçons, destruction de la famille, folie de Jenny, contrecoups et dommages irréversibles.

Jenny hurle la punition ultime qu’elle réserve à son père, le déni majeur de la pièce :

« Jenny : Mais c’est derrière moi tout ça. C’est derrière moi mais je ne te laisserai jamais t’en sortir indemne. Aussi ne m’écris plus, stupide salopard, et ne t’approche jamais plus de tes petits-enfants. Ce ne sont pas tes petits-enfants. Tu n’as pas de petits-enfants. Ni petits enfants ni fille ni rien. La culpabilité et la honte, voilà ce qu’il te reste. Et c’est tout. Matthew mon putain de père. Je ne te pardonnerai jamais jamais jamais jamais. Rien du tout ! Rien ! »

Karen, la mère, bravant les interdits de Jenny, va l’attendre à l’heure où les enfants partent à l’école :

« Karen : Je l’ai vue, Ziggy. Il fallait que je la voie. C’était une telle douleur. J’ai prévu de la prendre par surprise au moment où elle emmène ses enfants à l’école […] J’ai en moi cette souffrance, cette souffrance, là, je l’ai dès le réveil – […] Elle me voit, et, je peux le comprendre – elle pousse un cri : « Ahhh ! » Je lui dis : « Excuse-moi, Jenny, je ne voulais pas t’effrayer. » Elle me demande avec brusquerie, une brusquerie blessante : « Qu’est-ce que tu fais là, toi ? » Et je lui réponds : « Pardonne-moi, Jenny, mais cette maman, cette maman qui t’aime, à qui sa fille manque, il fallait qu’elle vienne la voir. » (Scène 3, p.12)

6 – Les mécanismes de la manipulation

Arnold Wesker dévoile comment la situation thérapeutique, en réunissant tous les ingrédients de la manipulation mentale, se referme sur Jenny comme un piège qu’elle ne peut déjouer. Ces ingrédients sont les suivants.

  • Le sentiment de liberté, mais la pression insidieuse : « Sinon… Voyez ! La porte. Pas de serrure, pas de clé, pas de gardien… Vous êtes libre de partir. » (p. 24) « Je vous demande de m’aider à vous aider. » (p. 25)
  • La promesse de guérison : « L’envol, c’est la guérison, celles qui me font confiance guérissent plus vite, et plus vite on guérit, plus tôt la thérapie se termine. C’est aussi simple que ça… » (p.39)
  • L’appel à la peur, la menace : « mais si vous ne guérissez pas, vos symptômes vont empirer. » (p. 37)
  • L’appel à la confiance : « Vous resterez profondément déprimée. Faites-moi confiance. », « Faites-moi confiance et mettez un terme à la dénégation. Allons. », « Parce que notre relation de client à thérapeute est fondée sur la confiance. » (p. 37, 38)
  • La fausse empathie, piège de la séduction entre le thérapeute et son patient : « Ce n’est pas de votre faute, Jenny. » (p. 39), des expressions telles que « ma belle », « mon ange », « ma grande ».
  • L’effet de simple exposition : par la répétition de l’idée selon laquelle Jenny a été abusée, celle-ci finit par y adhérer.

Valérie, la thérapeute, parvient à ce résultat :

  • en s’appuyant sur un système de croyances qu’elle cherche à valider auprès de sa patiente : « Jenny nous sommes tous ambivalents vis-à-vis de nos pères. » (p. 31), « Les traumatismes dont vous vous souvenez ne donnent aucune clé, (…) parce que vous vous en souvenez. » (p. 37) ;
  • tout en se parant de neutralité et en donnant à Jenny le sentiment qu’elle découvre elle-même en toute liberté, la vérité : « Je ne cherche rien. C’est vous qui parlez. » (p. 31) ;
  • en prétendant posséder la clé unique pour tout expliquer sans avoir à recourir à d’autres preuves : « C’est le subconscient qui produit les preuves… dépression, manque d’énergie, mépris de soi… » (p. 25), « … il n’y a pas d’effet sans cause. » (p. 62) ;
  • en utilisant un double langage : amicale et compatissante avec Jenny, elle se montre révoltée et militante avec la journaliste. Elle se pose elle-même en victime des « médecins, assistantes sociales, policiers… », qui lui envoient les « problèmes qu’ils n’arrivent pas à résoudre » et qui « la raillent tous » (p. 26) ;
  • en brandissant l’argument du déni ou de la dénégation, corollaire du refoulement et de la résistance freudiens, auquel se heurte toute tentative d’échapper au système de Valérie : le déni de Jenny d’avoir été abusée par son père, celui de sa sœur, celui de la journaliste, celui des parents, etc. Nier, c’est apporter une nouvelle preuve que l’on a été abusé ou que l’on a été un abuseur. Finalement, l’humanité pour Valérie se partage en deux catégories d’humains, ceux qui abusent et ceux qui sont abusés, et tous commencent par nier. Le déni est finalement le point d’orgue de la manipulation mentale à l’œuvre dans les TMR.

Notes

 

[7] Richard Ofshe est professeur de psychologie et de sociologie à l’Université de Californie à Berkeley. Il a reçu le Prix Pulitzer pour son livre Making Monsters (1994). Il a témoigné en tant qu’expert en matière de sectes et de contrôle mental dans le procès de Paul Ingram. L’affaire Ingram est un exemple de ce que décrit Edward Behr dans Une Amérique qui fait peur (1995). D’abord accusé d’inceste par ses filles qui avaient déjà porté des accusations de viol contre d’autres personnes, P. Ingram fut peu à peu amené par les policiers puis par d’autre instances, puis sous hypnose, à retrouver des souvenirs d’abus sexuels perpétrés pendant dix-sept ans sur ses filles et des souvenirs d’abus sataniques. Puis il en vint au bout de quelques séances d’hypnose à accuser des amis et collègues d’avoir participé aux mêmes crimes. Ceux-ci nièrent et se retournèrent contre lui. Le cercle infernal des accusations se mit alors en place et ne s’arrêta plus.

[8] The Courage to Heal, A Guide for Women Survivors of Child Sexual Abuse, de Ellen Bass et Laura Davis, (1994, troisième edition). On lit dans ce manuel un message répété de plusieurs façons :

« … même si vos souvenirs sont incomplets, même si votre famille affirme que rien ne s’est jamais passé, vous devez quand même vous fier à vous-mêmes. Même si ce que vous ressentez vous paraît trop extrême pour être possible ou trop léger pour être un abus, même si vous pensez « je dois l’avoir imaginé », ou « personne n’aurait pu me faire ça à moi », vous devez accepter que quelqu’un vous a fait ces choses. » (p. 87 et suiv.)

The Courage to Heal expose les listes de symptômes « prouvant » l’existence des abus dont il faut pour guérir retrouver le souvenir. Ces listes commencent avec cette question : « Retrouvez-vous beaucoup de points qui vous caractérisent dans cette liste ? Si oui, vous êtes peut-être un(e) survivant(e) de l’inceste. »

[9] Le « syndrome de Stockholm » désigne la propension des otages partageant longtemps la vie de leurs geôliers à adopter les points de vue de ceux-ci. C’est une interaction dans une relation affective intense du type parent/enfant, maître/disciple, voyeur/exhibitionniste, sadique/masochiste et ici thérapeute manipulateur/patient. C’est une situation de dépendance mutuelle où la victime finit par ressentir le besoin de celui qui le domine et réciproquement.

faux souvenirs mémoire manipulée