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Recension d’ Éloge de la prescription de Marie Dosé
Publié en ligne le 15 janvier 2022
Marie Dosé
Éditions de l’Observatoire, 2021, 141 pages, 16 €
« Progressivement, presque subrepticement, l’oubli est devenu aux yeux d’un puissant mouvement d’opinion ce que la justice charrie de pire. » C’est ainsi que commence l’Éloge de la prescription, de Marie Dosé. Avocate pénaliste au barreau de Paris, M. Dosé plaide, arguments à l’appui, pour le maintien de la prescription, qui est « un instrument de dosage délicat entre la mémoire et l’oubli, la sanction et le pardon ». En France, ce principe d’oubli judiciaire est de plus en plus malmené par certaines associations d’aide aux victimes et certains juristes, particulièrement dans le cadre d’agressions sexuelles. Il est devenu le symbole de l’injustice et perçu faussement comme « l’instrument d’impunité privilégié de celles et ceux que ni le temps, ni l’histoire ne rattraperont plus ».
Selon M. Dosé, l’oubli judiciaire n’est pas l’oubli, le traumatisme subi ne disparaît jamais. L’oubli judiciaire qu’impose la prescription ne revient pas à nier un crime, mais à « l’arracher au cercle infernal de la vengeance et de la justice privée ». Depuis longtemps, des propositions de lois, des associations de victimes, affirment que seul le procès pénal et la reconnaissance de leur statut de victimes leur garantiront l’apaisement. Or les procédures pénales tardives apportent rarement une résolution judiciaire satisfaisante et ravivent très souvent la douleur. « L’abus du souvenir entretient la victime dans une définition identitaire qui aggrave le mal dont elle souffre » écrit l’auteure.
Étymologiquement, la « prescription » vient du latin praescribere, qui signifie « délinéer », tracer par écrit une limite temporelle. La prescription de l’action publique est une règle de procédure pénale qui pose qu’après l’écoulement d’un certain délai, une action judiciaire ne peut plus être exercée. L’action publique s’éteint. Il n’est alors plus possible de poursuivre l’auteur de l’infraction. M. Dosé ajoute : « Parce que la priorité est de rendre justice aux victimes plutôt que de préserver l’intérêt de la société, l’indice de gravité d’une infraction n’est plus représenté par l’échelle des peines, mais par le temps dont dispose une victime pour porter plainte. »
Selon M. Dosé, cette règle de procédure pénale existe depuis deux mille ans. En France, elle a été l’objet de multiples ajustements visant à modifier le point de départ de la prescription et allonger les délais. Actuellement, la prescription est de vingt ans pour les crimes, de six ans pour les délits, d’un an pour les contraventions. Le crime contre l’humanité est imprescriptible, les crimes de guerre, les crimes terroristes, les trafics de stupéfiants en bande organisée se prescrivent après un délai de trente ans. La loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes prévoit que les crimes sexuels sur mineurs se prescrivent non plus vingt ans mais trente ans après la majorité de la victime. Par exemple, une victime violée à cinq ans peut déposer une plainte jusqu’à quarante-huit ans. Si au moment des faits, le mis en cause était âgé de trente-cinq ans, il en aura près de quatre-vingts et, le temps faisant son œuvre, non seulement il ne sera plus le même que celui qu’il était au moment des faits, mais encore il sera peut-être « le plus redoutable adversaire de ce qu’il fut » écrit M. Dosé.
L’auteure précise que l’allongement du délai de prescription a été justifié par une prétendue « amnésie traumatique », un oubli de l’événement lié à la violence du traumatisme, oubli qui ne se lève que des dizaines d’années plus tard. Ce concept d’amnésie traumatique a été façonné par Muriel Salmona, psychiatre, victime et militante, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, à partir d’un auto-diagnostic 1. C’est ainsi qu’être victime est devenu peu à peu une qualification aux yeux du législateur. L’auteure écrit : « En novembre 2016, un mois après que l’animatrice de télévision Flavie Flament a publié La Consolation […] Laurence Rossignol lui confie une mission de “consensus” sur les délais de prescription en matière de crimes sexuels sur mineurs : “Je considère que les victimes sont des experts des sujets qu’ils portent, au même titre que les experts techniques.” »
M. Dosé déplore que des spécialistes des questions de la mémoire et de l’oubli, tels Richard McNally, Scott O. Lilienfeld, Elizabeth Loftus et Daniel L. Schacter, n’aient pas été entendus avant que ne soit entériné ce concept controversé. S’appuyant sur les études de R. McNally, professeur de psychologie à l’université Harvard, auteur de Remembering Trauma (2003), et de Scott O. Lilienfeld, professeur de psychologie à l’université Emory à Atlanta, auteur de 50 Great Myths of Popular Psychology (2009), interviewés par Science et pseudo-sciences 2, sur celles d’Olivier Dodier, docteur en psychologie sociale et cognitive, ainsi que sur les écrits du neuropsychologue Francis Eustache, spécialiste de la mémoire, M. Dosé montre qu’en ce qui concerne l’amnésie traumatique, « la pertinence scientifique de ce phénomène est loin d’être avérée ». Elle ajoute : « C’est pourtant sur le fondement de ces concepts pour le moins controversés, mais érigés en authentiques vérités scientifiques, que le législateur a allongé le délai de prescription des crimes sexuels sur mineurs de vingt à trente ans à compter de sa majorité : le militantisme et le sens de la communication ont triomphé de la rigueur scientifique, et le travail de propagande de personnalités aussi sujettes à caution que Muriel Salmona a fini par s’imposer. » M. Dosé rappelle la tribune signée le 14 mars 2021 3 par une centaine de personnalités, universitaires, scientifiques, professionnels de la santé et de l’enfance, magistrats et avocats, en réaction à la diffusion par Brut d’une vidéo dans laquelle M. Salmona s’adresse ainsi aux enfants et aux adolescents : « À toi, future victime d’inceste, je suis désolée, car tu vas subir un viol commis par l’un des membres de ta famille. C’est intolérable, etc. » 4
Ce petit livre de Marie Dosé est bien écrit et percutant. Son argumentation sur la nécessité de préserver la prescription et l’oubli judiciaires va à contre-courant de la doxa actuelle d’une société où, dit-elle, « la soif de poursuivre et de punir est devenue insatiable, prescription ou non. » Il s’agit d’un plaidoyer argumenté pour que l’imprescriptibilité demeure exceptionnelle et réservée aux auteurs des crimes qui nient l’humanité. L’ancien garde des Sceaux, Robert Badinter, en se référant à la possibilité de rendre l’inceste un crime contre l’humanité, déclarait : « Vous ne pouvez pas comparer ça à Auschwitz, vous offensez la mémoire des morts par millions : hommes, femmes, enfants. » 5
1 Brafman J, « L’amnésie traumatique, concept séduisant mais controversé », Libération, 20 décembre 2017.
Sur libération.fr
https://www.liberation.fr/france/2017/12/20/l-amnesie-traumatique-concept-seduisant-mais-controverse_1618070/
2 Axelrad B, « La mémoire manipulée. Souvenirs refoulés, faux souvenirs et délai de prescription », Science et pseudo-sciences n° 312, avril 2015.
Sur afis.org
https://www.afis.org/La-memoire-manipulee-Souvenirs-refoules-faux-souvenirs-et-delai-de-prescription
3 Collectif, « N’enfermons pas l’enfant victime d’inceste dans son traumatisme ! Relevons le défi de mieux l’entendre, le protéger, l’accompagner », Le Monde, 24 mars 2021.
Sur lemonde.fr
https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/24/n-enfermons-pas-l-enfant-victime-d-inceste-dans-son-traumatisme-relevons-le-defi-de-mieux-l-entendre-le-proteger-l-accompagner_6074288_3232.html
4 « Inceste : le message de Muriel Salmona aux futures victimes », Brut, janvier 2021.
https://www.facebook.com/watch/?v=1079335715873043
5 Sotto T, « Inceste : Robert Badinter explique sur RTL pourquoi il est contre l’imprescriptibilité », RTL, 20 janvier 2021.
Sur rtl.fr
https://www.rtl.fr/actu/politique/inceste-robert-badinter-explique-sur-rtl-pourquoi-il-est-contre-l-imprescriptibilite-7800958927