3/8 – Les vrais et les faux souvenirs

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Faux souvenirs et manipulation mentale – Les vrais et les faux souvenirs
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>Écrit par Brigitte AXELRAD
Dimanche, 07 Décembre 2008 01:00

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II – Les vrais et les faux souvenirs


1 – Les faux souvenirs

Le thème du refoulement et des souvenirs retrouvés dans la littérature est récent. Il n’apparaît qu’au XIXe siècle. C’est ce que H. G. Pope, Jr. montre dans Psychology Astray

: « Si le refoulement était un phénomène réel, expérimenté par les êtres humains à travers les âges, nous devrions raisonnablement nous attendre à le voir régulièrement dans les histoires, les poèmes, les tragédies, écrites dans l’histoire. Si nous examinons la littérature de différentes contrées et différentes cultures, où trouvons-nous des personnages qui refoulent et ensuite retrouvent peut-être plus tard des souvenirs d’événements traumatiques ? » (Pope, 1997, p.10). [10]

Selon H. G. Pope, les deux premiers cas de refoulement et de souvenir retrouvé se trouvent dans le roman de J. F. Cooper, The Wept of Wish-Ton-Wish en 1829, et dans A Tale of Two Cities de Charles Dickens, en 1859.

Ensuite, ce thème est largement repris dans la littérature et devient pour nous, qui avons vécu au XXe siècle, un phénomène quasiment « naturel ». Ignorés puis devenus un thème romantique, le refoulement et son corollaire, le souvenir retrouvé, prennent la consistance de phénomènes universels sous la plume de Freud et dans l’esprit de certains psychothérapeutes. La pensée commune a tendance à se rallier à cette pseudo évidence et à penser que tout souvenir est par nature vrai.

Dans l’introduction à Souvenirs récupérés, souvenirs oubliés et faux souvenirs (2004), Serge Brédart et Martial Van Der Linden recensent dans la base de données PsycINFO de l’American Psychological Association, de 1978 à 1992, cinq titres consacrés aux faux souvenirs, de 1993 à 1997, 166 titres et de 1998 à 2002, 265 titres.

Selon eux, l’intérêt pour les faux souvenirs a été suscité par, d’une part, la critique de la conception de la mémoire comme un enregistrement passif et littéral du passé, d’autre part par l’émergence du « syndrome des faux souvenirs » :

« Ce phénomène a fortement divisé la communauté des psychologues : certains y ont vu un indice de la nature endémique des abus sexuels infantiles, les autres un effet pervers de techniques psychothérapeutiques propres à créer des faux souvenirs. » (2004, p. 10)

De cette polémique, on peut au moins conclure, sans nier l’existence ni l’importance des vrais récits d’abus sexuels, à la nécessaire prudence du psychologue qui, s’il ne peut démêler le vrai du faux dans le souvenir retrouvé de son patient, devrait avoir recours à la corroboration par des témoins et à des preuves objectives, avant de pousser son patient à l’accusation directe de celui qu’il tient pour coupable.

Il est indubitable que des « souvenirs » peuvent être fabriqués de toutes pièces, comme dans le cas évident des souvenirs d’enlèvements par des extraterrestres, de viols intra-utérins ou subis dans une vie antérieure.

Sans aller aussi loin, les faux souvenirs existent.

On connaît par exemple les récits qu’en ont faits Jean Piaget et Elizabeth Loftus, qui tous deux ont raconté un souvenir auquel ils ont cru fermement jusqu’à ce qu’ils aient les preuves qu’ils étaient faux.

Jean Piaget raconte son premier souvenir d’enfance, indubitable, jusqu’au jour où, à sa grande surprise, il s’avéra faux. Son premier souvenir d’enfance était la tentative d’enlèvement dont il avait fait l’objet à l’âge de deux ans. Entre autres détails de l’événement, il se rappelait être assis dans son landau pendant que sa gardienne luttait contre le kidnappeur et se faisait griffer au visage, jusqu’à ce qu’un gendarme portant une courte cape se lance à la poursuite du malfaiteur, sa matraque blanche à la main. L’histoire avait été corroborée par la gardienne, la famille de J. Piaget et d’autres personnes qui l’avaient entendue. J. Piaget était convaincu qu’il se souvenait de l’événement, il était capable d’en donner tous les détails alors qu’il n’avait finalement jamais eu lieu. Treize ans après la prétendue tentative d’enlèvement, la gardienne avait écrit aux parents de Jean Piaget pour avouer qu’elle avait tout inventé.

Bien plus tard, Jean Piaget écrivait : « J’ai donc dû entendre comme enfant le récit des faits auxquels mes parents croyaient, et l’ai projeté dans le passé sous la forme d’un souvenir visuel, qui est donc un souvenir de souvenir, mais faux ! Beaucoup de vrais souvenirs sont sans doute du même ordre. » (Cité par J. Van Rillaer, Psychologie de la vie quotidienne, 2003, p. 201)

Elizabeth Loftus a quatorze ans lorsque sa mère se noie dans la piscine familiale. Le dernier souvenir qu’elle retient de sa mère avant l’accident est une parole d’amour maternel. Trente ans plus tard, un membre de la famille lui déclare que c’est elle qui a découvert la première le corps de sa mère. Jusque là, elle était persuadée que c’était sa tante. Mais petit à petit, des souvenirs de plus en plus précis, de plus en plus clairs, lui reviennent. Elle comprend mieux sa vie et son intérêt pour l’étude scientifique sur la mémoire. Quelques jours plus tard, son frère lui annonce que l’on s’est trompé dans cette dernière version, que ce n’est pas elle, mais bien sa tante qui a découvert le drame. Plusieurs témoins confirment que cela s’est bien passé ainsi. E. Loftus raconte alors sa déception :

« Quand il s’avéra que ce souvenir n’était qu’une fiction, je fus profondément déçue ; j’éprouvais un étrange attachement au film coloré de ma vérité narrative inventée. Ce faux souvenir m’avait réconfortée, avec sa précision. Il avait un début, un milieu, une fin, il était cohérent. Il avait rempli un vide angoissant : je savais enfin ce qui s’était passé ce jour-là. Quand tout cela se fut évanoui, je me suis retrouvée de nouveau seule avec quelques détails obscurs, beaucoup de morceaux manquants et une douleur passagère. » (Le mythe des souvenirs retrouvés, 1997, p. 69)

E. Loftus met l’accent sur la différence entre la vérité narrative, celle du récit, et la vérité historique, l’événement lui-même. Le récit peut se rapprocher de la fable, et il se prête aux interprétations. D. Spence, psychothérapeute, dénonce la confusion induite dans l’esprit des patients par les interprétations souvent erronées de leurs récits.

« Si l’histoire nous convient, nous nous laissons convaincre à tort que nous sommes rentrés en contact avec le passé. » (Loftus, 1997, p. 344)

C’est pourquoi le risque majeur des thérapies des souvenirs retrouvés est de rendre le patient prisonnier du passé, qui, de plus, peut être faux :

« En pétrifiant le souvenir, l’imposant comme un point de vue passif et impuissant de l’enfant, la thérapie emprisonne ses patients dans un passé douloureux, plutôt que de les en libérer. À chaque fois que nous nous « rappelons traumatiquement », les outrages sont vécus à nouveau, et l’enfance devient un enfer dont on ne s’échappe plus. » (Loftus, 1997, p. 346)

E. Loftus utilise une métaphore pour rendre compte de la mémoire :
« Représentez-vous votre esprit comme une bassine pleine d’eau claire. Imaginez chaque souvenir comme une cuillerée de lait versée dans l’eau. Chaque esprit adulte contient des milliers de ces souvenirs mélangés… Qui parmi nous pourrait prétendre séparer l’eau du lait ? » (1997, p. 22)
Cette image nous aide à comprendre que la mémoire n’est pas localisée dans une partie du cerveau, « comme des disques informatiques encodés ou comme des dossiers bien à l’abri dans des tiroirs. »
La mémoire est « fluide et vaporeuse comme les nuages (…). Je ne cesse d’être surprise par l’extraordinaire suggestibilité de la mémoire. Elle aime colorier les sombres recoins du passé par le crayon de l’imagination. » (1997, p. 23)
Les souvenirs sont-ils l’exacte photographie du passé, comme se plait à le croire la conception commune ? Ne sont-ils pas au contraire altérés, déformés, embellis ou enlaidis, quand ils ne sont pas carrément oubliés ?
La mémoire conserve-t-elle intacts les souvenirs traumatiques de l’enfance, les oubliant pendant des années, et les restituant tels quels sous l’effet de certaines techniques psychothérapeutiques ?
Cette conception s’appuie sur le postulat freudien du refoulement.

2 – Le refoulement

Freud affirmait en 1914 :

« La théorie du refoulement est le pilier sur lequel repose l’édifice de la psychanalyse. » (1914, p. 81, éd. non datée)

Le freudisme affirme que le refoulement est universel. Pour nous protéger, nous refoulons les traumatismes vécus dans notre enfance et plus particulièrement les traumatismes sexuels. Ceux-ci restent intacts dans notre inconscient et, à l’insu de notre conscient, causent les troubles de notre comportement. Le refoulement aurait donc une fonction d’adaptation.

J. Van Rillaer conteste cette vision des choses :

« Cette conception de Freud est en contradiction avec le principe darwinien de l’évolution des espèces. Selon ce principe, les animaux et les êtres humains disposent d’un mécanisme grâce auquel ils gardent en mémoire les situations très pénibles, car ces souvenirs permettent de se préparer à mieux réagir si des situations de ce type réapparaissent. Refouler et oublier systématiquement les expériences traumatisantes les rendrait dangereusement vulnérables. » (2003, p. 193) [11]

H. G. Pope, Jr. écrivait de même : « En réalité, d’un point darwinien, le refoulement est tout sauf raisonnable. » (1997, p. 9)

Si cet argument peut paraître d’« autorité », il demeure une hypothèse de travail.

Il semble confirmé par certains travaux des neurobiologistes, tels que ceux menés par James McGaugh, de l’Université de Californie, à Irvine, et rapportée par Kelly Lambert et Scotto Lillienfeld : « Selon lui, (…), une des fonctions principales de la mémoire est de conserver présent le souvenir des situations menaçantes, de façon à mieux s’en prémunir pour l’avenir. De même, diverses expériences ont montré que les émotions fortes renforcent les souvenirs. Qui plus est, lorsque les animaux reçoivent des injections d’une hormone de stress, l’adrénaline, ils réussissent plus facilement les tests de mémoire. De telles expériences démentent parfaitement l’idée que les souvenirs traumatisants seraient réprimés. » (« La mémoire violée », Cerveau et Psycho, Pour la science, 2008, p. 60)

Aucune preuve de l’existence du refoulement n’a pu être apportée. De plus, ce postulat va à l’encontre de certaines observations de Freud lui-même. En effet en 1933, il notait que beaucoup de personnes, telles que les anciens soldats de la guerre de 1914 qui avaient subi de graves traumatismes, les revivaient nuit et jour, dans leur vie quotidienne et dans des cauchemars. Ce genre de cauchemar avait d’ailleurs du mal à s’accorder avec sa théorie du rêve : « Le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un désir (réprimé, refoulé). » (1900, Freud, L’interprétation des rêves, 1967, p.145)

« Contre la théorie qui fait du rêve l’accomplissement d’un désir, seules deux difficultés sérieuses se sont élevées, dont la discussion mène très loin, et n’a pas encore trouvé une réponse pleinement satisfaisante. La première provient du fait que les gens qui ont subi un choc, un grave traumatisme psychique – comme cela a été si souvent le cas pendant la guerre et il s’en trouve aussi à l’origine d’une hystérie traumatique – sont régulièrement ramenés par le rêve dans la situation traumatique. D’après nos hypothèses sur la fonction du rêve, cela ne devrait pas être le cas. » (Freud, « Révision de la théorie du rêve » dans Nouvelles conférences d’introduction à la Psychanalyse, p. 42, cité par René Pommier, 2008, p. 155)

Freud pensait que l’amnésie infantile résultait du refoulement, hypothèse qui expliquait, selon lui, que les souvenirs de traumatismes sexuels subis dans l’enfance étaient, à l’âge adulte, inaccessibles directement à la conscience. Selon Freud, la psychanalyse devait parvenir à les faire remonter à la surface des années plus tard, en faisant tomber la résistance inconsciente.

Selon J. Van Rillaer, les enfants de moins de trois ans ne se souviennent pas de leurs premières années, non pour des raisons d’« amnésie infantile » due au refoulement, mais parce que la maturation neuronale nécessaire à la mémorisation n’est pas encore réalisée avant deux ou trois ans.

L’article Faux souvenir du Dictionnaire des Sceptiques du Québec précise : « Se rappeler qu’on a fait l’objet d’une tentative d’enlèvement en deçà de l’âge de trois ans, c’est évoquer un faux souvenir presque par définition. Le lobe préfrontal inférieur gauche, organe clé de la mémoire à long terme, n’est pas encore développé chez le nourrisson. L’encodage complexe nécessaire au classement et au souvenir d’un tel événement ne peuvent se faire chez lui. »

Après trois ans, contrairement à ce que prétend Freud, les expériences traumatisantes réelles, loin d’être refoulées, ne peuvent être oubliées. L’amnésie infantile prend fin semble-t-il au moment de l’acquisition du langage.

J. Van Rillaer constate :

« Les enquêtes méthodiques et soigneuses sur les enfants victimes d’inceste et autres abus sexuels vont toutes dans le même sens : les souvenirs de ces événements ne sont nullement refoulés et oubliés, du moins si les enfants ont plus de trois ans et si les expériences ont été réellement traumatisantes. Chez les enfants choqués, les images mnésiques sont d’autant plus vivaces, fréquentes et envahissantes que les événements étaient graves et que ces victimes ont essayé de réprimer ces souvenirs. Les études qui ont porté spécifiquement sur des enfants sexuellement abusés et menacés par des adultes pour qu’ils gardent le silence montrent que ces victimes se souviennent particulièrement bien des sévices. L’interdiction de parler renforce les souvenirs et les rend encore plus intrusifs.» (2003, p. 193)

Pour les thérapeutes de la mémoire retrouvée, le refoulement est un dogme aussi inébranlable qu’un dogme religieux. E. Loftus témoigna en tant qu’expert au procès de G. Franklin, accusé vingt ans après les faits par sa fille, Eileen, d’avoir assassiné son amie Susan, alors âgée de neuf ans, puis de l’avoir elle-même violée plusieurs fois et d’avoir abusé de sa petite fille. E. Loftus rapporte l’expérience qu’elle fit au cours du procès de la force de cette conviction chez ceux qui croyaient en la culpabilité de l’accusé :

« … répondant aux questions du procureur, je commençais à ressentir la puissance de cette chose nommée refoulement. J’avais l’impression d’être à l’église, discutant avec un prêtre de l’existence de Dieu. (…) Je commençai à réaliser que le refoulement était une entité philosophique, entraînant un acte de foi de la part de ses adhérents. Pour ceux disposés à croire, aucune discussion « scientifique » ne les persuaderait de renoncer.» (Loftus, 1997, p. 100) [12]

Si le refoulement reste faute de preuves une hypothèse métaphysique, sur quels critères différencier les faux des vrais souvenirs ?
Comment prouver qu’il s’agit bien d’un faux souvenir quand il se rapporte à l’enfance de l’accusateur, et qu’il n’existe aucun témoin, ni aucune preuve de l’événement ?
« La personne qui se souvient d’avoir vu sa mère lancer un verre de lait à son père, alors que c’est son père qui a posé le geste, vit un faux souvenir fondé sur une expérience réelle. Le sujet a beau conserver des images très vives des supposés événements et tout « revoir » clairement, seule la corroboration de témoins permettra de savoir si le souvenir est exact ou non. De telles altérations de la mémoire, comme l’interversion des rôles dans un souvenir, sont passablement fréquentes, et peuvent avoir, dans certains cas, des effets dévastateurs… » (Dictionnaire des Sceptiques du Québec, article Faux souvenir)

Mais lorsqu’une personne est accusée d’abus sexuel plusieurs décennies après l’événement, il faut se rendre à l’évidence que la corroboration par les preuves et les témoignages est impossible et que tout repose sur les allégations de celui qui l’accuse.

3 – Quels critères pour différencier les vrais et les faux souvenirs ?

1 – La clarté et la précision de leur évocation ?

Dans le chapitre « Une histoire vraie d’un faux souvenir », E. Loftus rapporte le cas d’Eileen Franklin, âgée alors de 29 ans, qui se souvint, vingt ans après les faits, dans un « flash fulgurant », qu’elle avait assisté au meurtre de sa meilleure amie et que le meurtrier était son père, Georges Franklin. Son souvenir devint par la suite de plus en plus clair et détaillé. Certains en tirèrent argument pour dire que ce souvenir était vrai.

Pourtant, le souvenir d’Elizabeth Loftus et le souvenir de Jean Piaget, par exemple, étaient d’une grande clarté et d’une grande précision et tous deux y adhéraient totalement, jusqu’au jour où ils ont dû admettre l’évidence que ces souvenirs étaient faux.

 

2 – L’émotion qui les accompagne ?

Il a été admis que seules les expériences émotionnelles vécues pouvaient donner lieu à des souvenirs chargés d’émotion. Ceci a conduit à penser que si un patient en psychothérapie retrouvait avec une vive émotion des souvenirs d’abus sexuels, c’était la preuve que ces événements avaient bien eu lieu.

 

« Une expérience conduite par les psychologues Cara Laney et Elizabeth Loftus montre, au contraire, qu’il est difficile de distinguer les souvenirs authentiques des faux souvenirs d’enfance en s’appuyant sur leur contenu émotionnel subjectif. Autrement dit, les faux souvenirs peuvent aussi être de nature émotionnelle. (…) Les auteurs réussissent de cette façon à implanter un faux souvenir d’enfance émotionnel chez 23,6 % des participants qui déclaraient initialement être peu certains de l’avoir vécu. Des informations présentées comme des éléments d’interprétation psychologique peuvent donc suggérer de fausses expériences autobiographiques. » (CNRS Inist, Laney et Loftus, 2008) [13]

 

3 – Le refoulement s’exerce-t-il plus sur les expériences

douloureuses, justifiant ainsi qu’on puisse les « oublier » et les retrouver intactes plus tard avec l’aide d’une psychothérapie ?

C’est la thèse de Freud, qui fait du refoulement un mécanisme de défense d’autant plus puissant que les traumatismes vécus ont été douloureux. Des années plus tard, il aura du mal à rafistoler cette thèse lorsqu’il sera confronté aux cauchemars incessants des soldats revenus de la guerre (voir ci-dessus II.2).

 

D. L. Schacter, dans À la recherche de la mémoire, rapporte l’impossibilité d’oublier des internés des camps. Selon lui, la plupart des adultes qui ont connu en tant qu’enfants ou adultes la guerre, les camps de concentration, les viols collectifs, la famine ou la torture se souviennent de ces événements. Loin de refouler inconsciemment ces souvenirs, ils essaient désespérément de les oublier.4]

 

Ziggy, l’ami de la famille de Jenny, qui fut interné dans les camps nazis, témoigne du caractère obsédant des souvenirs de cette époque.

Dans L’enfant et la guerre, Stanislav Tomkiewicz, neuropsychiatre et pédiatre, évoque les souvenirs obsédants des enfants rescapés des camps de concentration :

« La plupart du temps, les enfants rescapés de l’horreur atteignent une adaptation sociale meilleure qu’attendue. Les troubles psychosociaux sont relativement rares… Il en va tout autrement avec la souffrance psychique et les troubles dits névrotiques. Je n’insisterai pas sur les signes classiques et bien connus du syndrome post-traumatique qui peut se prolonger pendant de longues années : énurésie, troubles du sommeil, cauchemars (quatre sur cinq des survivants des camps de concentration semblent en souffrir des dizaines d’années après la libération). Les psychiatres anglo-saxons décrivent tous ces troubles, tant subjectifs qu’objectifs, sous le sigle PTSD (Post traumatic stress disorder), avec des pensées, des images, des souvenirs obsédants, des conduites d’évitement, d’inhibition affective, d’indifférence au monde, des comportements régressifs, agressifs, des perturbations psychophysiques et aussi la culpabilité, la haine… » (ENFANCE majuscule N° 31- Octobre Novembre 1996, Suite de M et GN, Vol 12 N°2 et 3)

4 – La période de la vie à laquelle ils font appel ?

Selon les thérapeutes des TMR, la mémoire inconsciente garde intacts et protégés par l’amnésie infantile les souvenirs refoulés des traumatismes de l’enfance. Si la psychothérapie parvient à les récupérer, elle nous permettra par là même de nous libérer de nos traumatismes passés et d’en « guérir ». Certains thérapeutes de « la résolution de l’inceste » suggèrent dans cette voie que les trous de mémoire relatifs à l’enfance sont la preuve d’abus sexuels. (Fredrikson, 1992)

Commentant les résultats d’expérience, Nicholas Spanos écrit :

« En réalité les données indiquent que l’incapacité à se rappeler des événements précoces n’a rien à voir avec le refoulement ou toute autre forme d’oubli motivé. L’oubli des faits qui se sont produits avant l’âge de trois ou quatre ans semble universel. Il porte le nom d’amnésie infantile et est associé à des processus de maturations neuronales qui se poursuivent après la naissance… » (1998, p. 95)

Selon lui, les souvenirs remontant avant l’âge de trois ans rapportés par ceux qui en font état ont de bonnes chances d’être faux, et résultent plutôt de ce que les autres ont raconté.

Les conclusions des recherches récentes sur l’amnésie infantile s’accordent pour dire qu’elle dure jusqu’à l’acquisition du langage, vers l’âge de trois ans.

En 2003, Van Rillaer écrit :
« Qu’en est-il des enfants ? Les traumatismes vécus durant les deux premières années sont, quelques années plus tard, irrémédiablement oubliés. Par contre, à partir de l’âge de trois ans, les expériences très pénibles sont gardées en mémoire et réapparaissent facilement. Les recherches les plus impressionnantes portent sur des enfants américains qui ont assisté au meurtre d’un de leurs parents (…) Malmquist, qui a examiné seize enfants de moins de onze ans ayant subi ce drame, conclut : « Chez les seize enfants apparaissent des souvenirs vivaces de l’événement. Les images mnésiques du meurtre persistent, elles sont tenaces et surgissent à des moments inattendus. » (Van Rillaer, 2003, p. 195-196)

Selon une expérience menée par plusieurs chercheurs américains et rapportée par le CNRS Inist : « L’amnésie infantile occulte les expériences vécues pendant les toutes premières années de notre existence. Elle accroît aussi notre vulnérabilité aux faux souvenirs d’événements hypothétiques couvrant cette même période de la vie. »

5 – La répétition des événements traumatisants plus que l’événement unique ?

La thèse soutenue par Leonor Terr, expert psychiatre lors du procès de G. Franklin, postule que les enfants soumis à des abus répétés apprennent à en refouler plus fortement encore les souvenirs, pour pouvoir continuer à vivre dans un environnement violent. Lorsque, après avoir accusé son père du meurtre de son amie vingt ans après les faits, Eileen Franklin dit se souvenir que son père l’a violée à cinq ans, puis qu’il l’a violée plusieurs fois, puis qu’il a violé ses sœurs…etc., L. Terr pose que c’est justement à cause de la répétition de ces actes monstrueux que E. Franklin les a oubliés pendant vingt ans. Mais elle ne se demande pas si ses nouveaux souvenirs et ses déclarations changeantes ne sont pas le résultat de la suggestion thérapeutique.
Or les expériences scientifiques et les observations montrent que plus un événement se répète, mieux on s’en souvient.

 

Si Eileen Franklin les a oubliés pendant vingt ans, cela pourrait d’une autre façon conduire à penser qu’Eileen les a banalisés. Ou encore que par l’effet de simple exposition, elle a fini par les « aimer ». Mais cela dépasse l’entendement.

6 – Les symptômes se rapprochent des symptômes du stress post-traumatique.

Enfin, même si aucune étude systématique n’a encore été réalisée sur les patients ayant subi une TMR, des recherches sur le stress et la peur montrent que ceux-ci modifient l’architecture cérébrale. Les symptômes engendrés par les TMR se rapprochent des symptômes engendrés par le stress post-traumatique.

C’est ce que montrent les recherches en endocrinologie de l’équipe de Bruce McEwen, à l’Université Rockefeller de New York :

« Les images mentales suscitées de façon guidée par le thérapeute chez son patient, ainsi que la répétition des scènes évoquées lors de la thérapie, provoqueraient des symptômes similaires à ceux du stress post-traumatique. (…) Du point de vue du cerveau, l’imagerie guidée pourrait être aussi puissante que d’observer des vidéos de scènes de maltraitance. » (K. Lambert, S. Lilienfeld, 2008, p. 62-63) (14)

Ces chercheurs montrent que les effets négatifs des méthodes de suggestion des thérapies de la mémoire retrouvée sont renforcés par le sentiment d’impuissance et le renoncement du patient.

Si le syndrome de stress post-traumatique peut être traité efficacement par les thérapies cognitives et comportementales (TCC), il doit pouvoir en être de même pour les symptômes créés par les TMR. Mais cela suppose que le patient en TMR possède l’information critique sur ces psychothérapies et qu’il décide de sortir de leur emprise. Il faudrait qu’il ait gardé ou recouvré sa liberté de jugement pour accepter cette aide, et qu’il ait la volonté de combattre la manipulation mentale dont il est l’objet.

Pour conclure cette recherche, le test mené par E. Loftus « Lost in the mall », ou « L’enfant perdu dans un centre commercial », montre « qu’on peut induire chez un sujet (volontairement ou involontairement) de faux souvenirs très élaborés auxquels la personne croit fermement. » [15]

La méthode DRM (Deese-Roediger-McDermott), largement utilisée pour étudier l’apparition de faux souvenirs en laboratoire, montre que les sujets ont un « degré de confiance élevé lorsqu’ils affirment que le leurre critique a été présenté. » alors qu’il ne l’a pas été. (Brédart et Van Der Linden, 2004, p.35)

Comment la suggestion des TMR peut-elle arriver à ce résultat ?

Notes

[10] Harrison G. Pope, Jr., M.D., est professeur de psychiatrie au Harvard Medical School et chef du Biological Psychiatry Laboratory au Mac Lean Hospital. Belmont, Massachusetts.

[11] Jacques Van Rillaer est psychologue, ancien psychanalyste, professeur à l’université de Louvain-la-Neuve en Belgique et aux Facultés Universitaires Saint-Louis. Il est l’auteur de Les illusions de la psychanalyse, (P. Margada Éd., 1980), Psychologie de la vie quotidienne, (Odile Jacob, 2003) et coauteur du Livre noir de la psychanalyse, (Éditions des Arènes, 2005). Invité par l’Observatoire zététique, il a fait une conférence sur Les Bénéfices et les Préjudices de la Psychanalyse, le 22 mars 2007, à la faculté de pharmacie de Grenoble.

[12] Le cas d’Eileen Franklin est exposé dans le chapitre 6, « Histoire vraie d’un faux souvenir », (Loftus, 1997, p. 70-80)
Eileen Franklin et son amie Susan Nason ont 9 ans lorsque Susan est assassinée, le 22 septembre 1969. Le meurtre reste non élucidé. Vingt ans plus tard, Eileen, 29 ans, dans un « flash fulgurant », croit retrouver le souvenir de cette scène dont elle dit avoir été témoin. L’homme qui, selon elle, a assassiné Susan n’est autre que son père. George Franklin est accusé sur des motifs qui se compliquent de plus en plus. Après quelques temps de psychothérapie, Eileen ajoute à l’accusation de meurtre des accusations d’inceste ainsi que de viol par un ami de la famille. Puis elle accuse son père d’abus sexuel sur sa fille, âgée de 2 ans…

[13] CNRS Inist :
Peut-on distinguer les vrais des faux souvenirs d’enfance en fonction de leur contenu émotionnel ?
« Selon toute vraisemblance, seules les expériences émotionnelles vécues devraient générer des souvenirs émotionnels. Une expérience conduite par les psychologues Cara Laney et Elizabeth Loftus montre, au contraire, qu’il est difficile de distinguer les souvenirs authentiques des faux souvenirs d’enfance sur la base de leur contenu émotionnel subjectif (Laney et Loftus, 2008). Autrement dit, les faux souvenirs peuvent aussi être de nature émotionnelle.
Cette nouvelle expérience est originale pour plusieurs raisons. Pour la première fois, des chercheurs comparent des participants ayant de vrais ou de faux souvenirs d’un même événement d’enfance. La méthode d’implantation des faux souvenirs est également intéressante. Dans la première étape de l’étude, les personnes répondent à des questionnaires de personnalité. Ils doivent aussi indiquer s’ils pensent avoir vécu dans leur enfance vingt-six événements émotionnels précis. Ils sont invités à qualifier le contenu affectif de chacun d’eux. Lorsqu’ils retournent au laboratoire pour la deuxième session, on leur présente une sorte de profil psychologique personnalisé basé sur les éléments d’information recueillis pendant la première phase de l’étude. En particulier, on leur annonce qu’un événement d’enfance a fortement contribué à leur développement émotionnel : « Vous avez été hospitalisé pendant la nuit », « Vous avez surpris vos parents en train d’avoir des relations sexuelles », ou « Vous avez assisté à une altercation physiquement violente entre vos parents ». Certaines personnes avaient estimé initialement se remémorer l’expérience retenue, alors que d’autres ne s’en étaient pas souvenues. Dans tous les cas, les personnes doivent maintenant essayer de répondre à différentes questions à propos de cet évènement, et d’en évaluer le contenu émotionnel. Les auteurs réussissent de cette façon à implanter un faux souvenir d’enfance émotionnel chez 23,6 % des participants, qui déclaraient initialement être peu certains de l’avoir vécu.
Des informations présentées comme des éléments d’interprétation psychologique peuvent donc suggérer de fausses expériences autobiographiques. D’une manière similaire, des recherches expérimentales indiquent que l’interprétation d’un rêve peut encourager la formation de fausses croyances autobiographiques chez certains participants, (Mazzoni et Loftus, 1998, Mazzoni, Lombardo, Malvagia, et Loftus, 1999).»

[14] D. L. Schacter est professeur de psychologie à l’Université de Harvard, spécialiste de la mémoire, il a joué un rôle important dans l’élaboration des théories modernes de la mémoire.

[15] Kelly Lambert est professeur dans le Département de Psychologie de l’Université Randolph-Macon, à Ashland (USA). Scotto Lilienfeld est professeur à l’Université Emory, à Atlanta (USA), auteurs de Science et Pseudoscience in Clinical Psychology, 2003.

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