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Faux souvenirs et manipulation mentale
Écrit par Brigitte AXELRAD
Dimanche, 07 Décembre 2008 01:00
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« See Me »
Ce dessin est de Sheri Storm pendant qu’elle était en thérapie. Il se trouve dans le journal qu’elle a écrit après être revenue sur ses accusations d’abus sexuels contre son père. Il représente, dit-elle, l’innocence perdue, la vulnérabilité, les secrets et les mensonges, la folie, tout ce à quoi conduit l’effort pour exposer au grand jour les personnalités multiples et les souvenirs d’abus que sa thérapeute la presse de retrouver pour guérir. [1]
Source: Scientific American, octobre 2007, Brain Stains: in Sheri’s Word
Que sont les « souvenirs fantômes » ?
Ce sont de faux souvenirs qui peuvent bel et bien venir du néant comme les fantômes. Pour qu’ils nous hantent, il faut que quelqu’un les ait appelés et que notre esprit soit prêt à leur donner corps.
Écrite en 1997, elle a été jouée pour la première fois au Théâtre Old Vic à Bristol, le 16 mai 2000. Adaptée par Jean-Michel Déprats, mise en scène par Jacques Rosner, elle a été représentée à Paris, à l’avant-scène théâtre en 2004. La pièce a aussi été jouée à Mayence en 2001 et à Bruxelles en 2008. Elle est programmée à Montréal pour le printemps 2009.
C’est la première fois qu’un auteur littéraire de renommée mondiale ose parler courageusement de ce sujet difficile des faux souvenirs. Lorsque j’ai découvert Souvenirs Fantômes, j’ai été saisie par la justesse avec laquelle l’auteur montre la progression implacable de la manipulation mentale exercée par une psychothérapeute sur une jeune femme, Jenny, et le désastre que cela entraîne pour Jenny et sa famille.
En l’amenant sur la scène du théâtre, l’auteur donne corps à ce drame humain. Souvenirs Fantômes nous introduit dans le déroulement d’une sorte de psychothérapie, la thérapie de la mémoire retrouvée (TMR). Que nous lisions cette pièce ou que nous assistions à se représentation sur scène, nous devenons des « spectateurs engagés », selon la formule de Raymond Aron, d’une histoire qui pourrait bien aussi nous arriver, à nos enfants, à nous, à notre famille. Car cela peut arriver à tout le monde. Si chacun est unique, chaque douleur différente, chaque histoire particulière, le processus de la « mémoire retrouvée » est toujours le même. Chaque fois que l’accusation d’abus sexuel tombe sur des parents, vingt à trente ans après l’enfance de leur fille, (parfois, mais plus rarement, de leur fils), ils croient qu’ils sont les seuls à vivre ça puis, peu à peu, ils s’aperçoivent qu’autour d’eux d’autres parents souffrent du même mal, et que ce séisme, qui brise leur vie, survient pour tous de la même manière.
De ce fait, parler aujourd’hui de cette pièce brûlante m’a paru primordial, d’autant plus que, si elle fut bien reçue en 2000 en Angleterre, son accueil fut mitigé en 2004 en France. [3] Lorsque j’ai demandé à Arnold Wesker s’il regrettait que sa pièce n’ait pas été plus largement jouée, il m’a répondu :
« Oui ! Écrire Denial était la seule contribution que je pouvais apporter au débat. Le théâtre est supposé être, comme tous les arts, le foyer du courage et de la vérité. Le politiquement correct a pris le dessus sur le courage. »
Elizabeth Loftus se lance dans l’étude du phénomène
Il fallut aussi du courage à Elizabeth Loftus, spécialiste américaine du « syndrome » des faux souvenirs, et expert psychologue dans de nombreux procès liés aux souvenirs retrouvés, pour étudier ce problème. [4] Après vingt-cinq années d’enseignement à l’Université de Washington, mondialement renommée grâce à ses travaux sur les mécanismes de la mémoire, elle vit s’abattre sur elle harcèlements, menaces et ennuis juridiques. Ses recherches sur la malléabilité et les distorsions de la mémoire dans les cas de souvenirs retrouvés en psychothérapie furent considérées comme politiquement incorrectes. Les autorités de l’Université de Washington ne la soutinrent pas. Elle dut quitter famille et amis pour accepter l’offre de l’Université d’Irvine en Californie, à des milliers de kilomètres de là.
Les travaux d’E. Loftus s’inscrivent dans un contexte sociologique propre à la fin du XXe siècle aux États-Unis, et qui vit naître les thérapies de la mémoire retrouvée (TMR). [5]
Ces psychothérapies s’inspirèrent de la première théorie de Freud, la théorie de la séduction, qui considérait que les récits d’abus sexuels, confiés par ses patientes, étaient vrais. Puis, Freud abandonna cette théorie pour celle du complexe d’Œdipe. Il vit alors dans les récits d’abus sexuels des inventions dues à des fantasmes refoulés. Ces contradictions théoriques engendrèrent des conflits entre patients et thérapeutes dans le contexte déjà très puissant du féminisme américain.
La polémique aux États-Unis
Aux États-Unis, la polémique fit rage pendant 20 ans. Certains psychothérapeutes accueillirent les récits d’abus sexuels mettant en cause la plupart du temps les parents comme des fabulations et des fantasmes. En réaction à ce déni, des mouvements apparurent comme ceux de la mémoire retrouvée. Des groupes de thérapie « pour survivantes de l’inceste » se multiplièrent.
Une certaine forme de psychothérapie se tourna alors vers la recherche de souvenirs d’abus sexuels prétendument refoulés dans l’inconscient, dont l’évocation et la verbalisation furent considérées comme la seule issue thérapeutique. Selon N. P. Spanos, les thérapeutes de « la résolution de l’inceste » se mirent à appliquer les mêmes procédés suggestifs que ceux utilisés par Freud pour appuyer sa théorie de la séduction :
« En fait, en tous points de vue, ces chercheurs ont fait renaître de ses cendres la théorie de la séduction freudienne en suggérant qu’une très grande variété de difficultés et problèmes psychologiques provient de souvenirs d’abus sexuels durant l’enfance. » (Spanos, Faux souvenirs et désordre de la personnalité multiple, 1998, p. 84)
Cette pratique provoque des drames personnels
Cette pratique engendra aux États-Unis de véritables drames personnels et familiaux, des dénonciations publiques, des procès, des suicides et le bouleversement de nombreuses vies.
Le phénomène se propagea à plus ou moins long terme dans plusieurs pays proches culturellement des États-Unis : Royaume Uni, Canada, France, Hollande, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon…
Des associations de défense des familles accusées d’inceste par leurs enfants au cours d’une thérapie de la mémoire retrouvée (TMR) virent le jour. La première, la False Memory Syndrome Foundation (FMSF) fut créée en 1992 à Philadelphie [6], puis la British False Memory Society (BFMS) en 1993 en Grande-Bretagne. En Australie, ce fut l’Australian False Memory Association (AFMA) en 1995. En France, un site Internet Francefms en 2001 permit aux familles de trouver de l’information sur ce problème. L’association Alerte Faux Souvenirs Induits (AFSI), en 2005, donna enfin aux parents la possibilité de se rencontrer et d’échanger leur histoire. Actuellement en 2008, le site Internet Psyfmfrance a pris le relais de Francefms.
Analyser les mécanismes de la manipulation mentale
Pour tenter d’éclairer ce phénomène, il m’a paru intéressant d’analyser les mécanismes de la manipulation mentale à l’œuvre dans les TMR, en les illustrant par l’œuvre de fiction Souvenirs Fantômes d’Arnold Wesker. Ceux qui sont ou ont été les victimes des TMR, patients, parents ou proches reconnaîtront peut-être à travers cette « thérapie-fiction » leur propre histoire. De son commencement anodin à son dénouement tragique, elle met en scène de façon visible les mécanismes psychologiques qui conduisent à de faux souvenirs.
Il fallait du courage à ce dramaturge pour oser écrire cette pièce de théâtre jouée devant un public en grande partie non ou peu informé de ce dérapage de la psychothérapie de recouvrement de la mémoire, et qui de ce fait ne sait pas toujours qu’il s’agit effectivement d’un « dérapage ».
La question que pose Souvenirs Fantômes est celle de la vérité. Qui dit vrai ? Est-ce que ce sont les parents qui affirment leur innocence, ou est-ce que c’est Jenny, qui au cours de la thérapie finit par crier puis hurler ses accusations ?
Notes
[1] « See Me » : « Regarde-moi ». Voici la légende originale dont Sheri Storm accompagne son dessin: « This drawing depicts lost innocence, helplessness, secrets, lies, disbelief, and the madness of attempting to locate and expose each and every alternative personality and memory of abuse that my therapist insisted was necessary for eventual healing. » Source: Scientific American, octobre 2007, Brain Stains: In Sheri’s Words.
[2] Biographie d’Arnold Wesker : Arnold Wesker est né à Londres en 1932. Il est l’auteur de 43 pièces de théâtre, de quatre recueils de nouvelles et de plusieurs autres ouvrages. Sa pièce la plus célèbre écrite en 1957, La Cuisine, a été jouée dans le monde entier. Sa Trilogie, écrite de 1958 à 1960, a également rencontré un grand succès. Il a écrit Denial en 1997. Sa dernière pièce, The Rocking Horse, a été écrite en 2007. Il a écrit également de nombreux scripts pour la télévision, la radio et le cinéma, joués dans le monde entier et traduits en 18 langues. Son 1er livre de poèmes, All Things Tire of Themselves, vient tout juste d’être publié, en mars 2008. Il a dirigé ses pièces de théâtre à La Havane, Stockholm, Munich, Aarhus, Londres, Oslo, Rome, et son Opéra pour une femme « Grief » en 2008, à Tokyo. Il a été anobli en 2006, par la Reine Elizabeth. Il a été décrit par Michaël Billington « comme l’outsider congénital du Théâtre Britannique », à propos de Denial en 2000. Arnold Wesker appartient à la génération des auteurs anglais contemporains appelés Angry Young Men, « les jeunes hommes en colère », qui a dit se reconnaître dans Jimmy Porter, le personnage en colère, créé par John Osborne dans sa pièce Look back in Anger. A. Wesker n’a pas seulement trouvé en Jimmy Porter son alter ego, il a aussi confirmé par cette identification que le théâtre est la forme d’expression appropriée pour évoquer les sujets brûlants.
[3] Il est intéressant de se demander pourquoi. Dans l’interview qu’Arnold Wesker a eu la gentillesse de m’accorder, il donne son interprétation de cette tiédeur. J’ai restitué ici ses propres mots, qui peuvent paraître à certains excessifs, mais qui méritent que nous y réfléchissions :
« La pièce Souvenirs Fantômes traite un sujet controversé. La controverse est liée à l’émancipation féminine dans une société présumée patriarcale. Ainsi l’enfant, et plus spécialement la fille, doit toujours avoir raison. Ceci explique pourquoi le film danois Festen (La Fête, 1998) fut un succès : le père était le coupable. La pièce Souvenirs Fantômes est dangereuse parce qu’elle envisage la possibilité que la fille se trompe et qu’elle a trouvé avec l’aide de la thérapeute une explication aux échecs de sa vie. »
Festen est un film de Thomas Vinterberg, (1998). L’histoire se passe au sein d’une riche famille danoise. Helge Klingenfelt, le père de famille, a soixante ans. Pour fêter cet anniversaire, qui coïncide avec celui de la mort, l’année précédente, de sa fille Linda, il a convié à son manoir sa famille, ses enfants et petits-enfants ainsi que des proches. Christian, son fils aîné, est un restaurateur réputé à Paris ; le second, Michael, tient un modeste café et Helen, sa fille, est anthropologue.
Helge règne sur sa famille qui le craint et semble le respecter. Or, pendant le repas, Christian prononce un discours à la mémoire de Linda et accuse son père de les avoir violés, sa sœur jumelle et lui, à plusieurs reprises lorsqu’ils étaient enfants. Il ajoute que sa mère était au courant et que Linda s’est suicidée pour échapper à ce honteux souvenir.
Helge nie tout, défendu par Michael et les autres convives qui tentent en vain de chasser Christian. À la fin du repas, Helen lit une lettre posthume de sa sœur qui confirme les accusations de Christian. Helge avoue enfin et part, abandonné de tous.
On ne peut pas savoir si ces accusations du fils contre le père sont fondées, même si le père finit par avouer, ce qui ne constitue pas une preuve pour ceux qui ont étudié la psychologie de l’aveu. Mais il faut noter que l’accusation est portée au cours de la fête de famille, pratique souvent recommandée par les thérapeutes des faux souvenirs. Elle permet de confondre l’accusé devant sa propre famille et ses amis, et de se venger de lui. La confrontation est présentée comme le passage obligé de la guérison.
[4] L’UNADFI (Union Nationale des Associations de Défense des Familles et de l’Individu) situe l’origine du terme de « syndrome » pour désigner le phénomène des faux souvenirs : « Dès 1993, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Australie et au Canada, des associations de psychiatres et de psychologues tiraient la sonnette d’alarme. C’est au cours de ces années 1990, en effet, qu’apparaissent aux États-Unis une véritable épidémie de souvenirs retrouvés d’abus sexuels. Elle sera appelée le « syndrome des faux souvenirs », notamment par les auteurs d’un ouvrage de référence du même nom : Elisabeth Loftus et Katherine Ketcham, paru en 1994. » (Article de l’UNADFI « Les Faux Souvenirs : un phénomène bien actuel, une confusion entre le réel et l’imaginaire », 22 février 2007)
E. Loftus a été professeur de psychologie à l’Université de Washington jusqu’en 1979, Professeur à l’Université de Californie, Irvine, depuis 2002. Elle est spécialiste de l’étude de la mémoire et des thérapies de la mémoire retrouvée.
La MIVILUDES (Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires) a remis le 2 avril 2008 son rapport annuel au Premier ministre.
Dans la Gazette Santé-Social, le 13 avril 2008, Hélène Delmotte s’entretient avec Jean-Michel Roulet, président de la MIVILUDES :
H.D. : « Vous abordez également la technique des « Faux souvenirs induits ». Est-ce un phénomène nouveau…
J-M. Roulet : « C’est effectivement la première fois que nous développons cette question bien connue aux États-Unis depuis vingt ans. Cette technique, actuellement en plein développement dans notre pays, est dévastatrice. Le thérapeute ou prétendu tel va en effet insinuer un inceste dans l’esprit d’une personne. Par la persuasion de l’emprise, la victime fragilisée va le croire et ce faux souvenir va faire son chemin. L’idée de rechercher dans le passé des explications au présent n’est pas nouvelle mais la technique des faux souvenirs induits est très perverse car elle touche à ce qu’il y a de plus tabou et de plus honteux dans notre société. La personne qui va se croire victime d’inceste va évidemment s’éloigner de sa famille, dont chacun des membres sera accusé d’être ou responsable ou complice. Tous les cas que nous avons suivis ont entraîné une destruction de la famille. »
[5] Ces thérapies des souvenirs retrouvés sont dans la littérature appelées soit :
TMR, thérapies de la mémoire refoulée ou retrouvée, TSR, thérapies des souvenirs refoulés, réprimés ou retrouvés,TRS, thérapies par récupération de souvenirs, RMT, Repressed Memory Therapy, ART, Age Regression Therapy, DEPT, Deep Emotional Processing Therapy, etc.
Quel que soit le vocable, les objectifs sont les mêmes, retrouver par la thérapie à l’âge adulte des souvenirs d’abus sexuels « réprimés, refoulés » (au sens freudien), survenus dans l’enfance.
Dans cet article, l’appellation TMR est utilisée.
[6] Pamela Freyd, fondatrice de la False Memory Syndrome Foundation (FMSF) en 1992, recueille le première année 1200 témoignages. En 1994, plus de 13 000 parents adhèrent à l’association. Mais les gens sont tellement choqués par ce qui leur arrive qu’il leur est même souvent impossible d’en parler. Ils attendent parfois un an, deux ans ou plus avant d’oser entrer en contact avec la fondation. Brédart et Van Der Linden avancent, quant à eux, les chiffres de 30 000 personnes qui auraient contacté la FMSF de 1992 à 1995, dont 9 000 professionnels (2004, p. 18).
À notre question concernant l’ampleur du phénomène des faux souvenirs, Pamela Freyd nous a répondu : « Aux États-Unis, il y a au moins 25 000 familles dont un enfant est entré en thérapie, a retrouvé des souvenirs, a coupé le contact, etc. et qui ont contacté la Fondation. Je présume que c’est une goutte d’eau dans la mer parce que j’entends sans arrêt parler de familles qui ont traversé cela mais n’ont pas contacté la FMSF. Mark Pendergrast dans son livre Victimes de la Mémoire a extrapolé le nombre basé sur des enquêtes sur les croyances des thérapeutes et arrive à un chiffre de plusieurs millions. Ce peut bien être correct. C’est dans la section « Scope of the Problem ». Edward Behr cite dans Une Amérique qui fait peurle constat de Richard Ofshe, psychologue américain : « La mémoire récupérée, remède miracle actuellement le plus à la mode, a dévasté des milliers de vie. C’est devenu en un temps record, un phénomène national, profondément ancré dans notre culture et dans les pratiques de nos spécialistes en santé mentale. » (1995, p. 144)
En France, L’AFSI, (Alerte Faux Souvenirs Induits) créée en 2005, compte 250 familles qui se sont fait connaître depuis et adhèrent à l’association.
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