Faux souvenirs et manipulation mentale

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Faux souvenirs et manipulation mentale Imprimer Envoyer
Écrit par Brigitte AXELRAD, publié dans les dossiers de l’Observatoire Zététique
Dimanche, 07 Décembre 2008 01:00

« See Me »

Ce dessin est de Sheri Storm pendant qu’elle était en thérapie. Il se trouve dans le journal qu’elle a écrit après être revenue sur ses accusations d’abus sexuels contre son père. Il représente, dit-elle, l’innocence perdue, la vulnérabilité, les secrets et les mensonges, la folie, tout ce à quoi conduit l’effort pour exposer au grand jour les personnalités multiples et les souvenirs d’abus que sa thérapeute la presse de retrouver pour guérir. [1]

Source: Scientific American, octobre 2007, Brain Stains: in Sheri’s Word

 

 

 

 


Sommaire de la page

Introduction


Que sont les « souvenirs fantômes » ?

Ce sont de faux souvenirs qui peuvent bel et bien venir du néant comme les fantômes. Pour qu’ils nous hantent, il faut que quelqu’un les ait appelés et que notre esprit soit prêt à leur donner corps.

C’est ce que montre Souvenirs Fantômes, traduction française de Denial, pièce d’Arnold Wesker, dramaturge britannique contemporain. [2]

Écrite en 1997, elle a été jouée pour la première fois au Théâtre Old Vic à Bristol, le 16 mai 2000. Adaptée par Jean-Michel Déprats, mise en scène par Jacques Rosner, elle a été représentée à Paris, à l’avant-scène théâtre en 2004. La pièce a aussi été jouée à Mayence en 2001 et à Bruxelles en 2008. Elle est programmée à Montréal pour le printemps 2009.

C’est la première fois qu’un auteur littéraire de renommée mondiale ose parler courageusement de ce sujet difficile des faux souvenirs. Lorsque j’ai découvert Souvenirs Fantômes, j’ai été saisie par la justesse avec laquelle l’auteur montre la progression implacable de la manipulation mentale exercée par une psychothérapeute sur une jeune femme, Jenny, et le désastre que cela entraîne pour Jenny et sa famille.

En l’amenant sur la scène du théâtre, l’auteur donne corps à ce drame humain. Souvenirs Fantômes nous introduit dans le déroulement d’une sorte de psychothérapie, la thérapie de la mémoire retrouvée (TMR). Que nous lisions cette pièce ou que nous assistions à se représentation sur scène, nous devenons des « spectateurs engagés », selon la formule de Raymond Aron, d’une histoire qui pourrait bien aussi nous arriver, à nos enfants, à nous, à notre famille. Car cela peut arriver à tout le monde. Si chacun est unique, chaque douleur différente, chaque histoire particulière, le processus de la « mémoire retrouvée » est toujours le même. Chaque fois que l’accusation d’abus sexuel tombe sur des parents, vingt à trente ans après l’enfance de leur fille, (parfois, mais plus rarement, de leur fils), ils croient qu’ils sont les seuls à vivre ça puis, peu à peu, ils s’aperçoivent qu’autour d’eux d’autres parents souffrent du même mal, et que ce séisme, qui brise leur vie, survient pour tous de la même manière.

De ce fait, parler aujourd’hui de cette pièce brûlante m’a paru primordial, d’autant plus que, si elle fut bien reçue en 2000 en Angleterre, son accueil fut mitigé en 2004 en France. [3] Lorsque j’ai demandé à Arnold Wesker s’il regrettait que sa pièce n’ait pas été plus largement jouée, il m’a répondu :

« Oui ! Écrire Denial était la seule contribution que je pouvais apporter au débat. Le théâtre est supposé être, comme tous les arts, le foyer du courage et de la vérité. Le politiquement correct a pris le dessus sur le courage. »

Il fallut aussi du courage à Elizabeth Loftus, spécialiste américaine du « syndrome » des faux souvenirs, et expert psychologue dans de nombreux procès liés aux souvenirs retrouvés, pour étudier ce problème. [4] Après vingt-cinq années d’enseignement à l’Université de Washington, mondialement renommée grâce à ses travaux sur les mécanismes de la mémoire, elle vit s’abattre sur elle harcèlements, menaces et ennuis juridiques. Ses recherches sur la malléabilité et les distorsions de la mémoire dans les cas de souvenirs retrouvés en psychothérapie furent considérées comme politiquement incorrectes. Les autorités de l’Université de Washington ne la soutinrent pas. Elle dut quitter famille et amis pour accepter l’offre de l’Université d’Irvine en Californie, à des milliers de kilomètres de là.

Les travaux d’E. Loftus s’inscrivent dans un contexte sociologique propre à la fin du XXe siècle aux États-Unis, et qui vit naître les thérapies de la mémoire retrouvée (TMR). [5]

Ces psychothérapies s’inspirèrent de la première théorie de Freud, la théorie de la séduction, qui considérait que les récits d’abus sexuels, confiés par ses patientes, étaient vrais. Puis, Freud abandonna cette théorie pour celle du complexe d’Œdipe. Il vit alors dans les récits d’abus sexuels des inventions dues à des fantasmes refoulés. Ces contradictions théoriques engendrèrent des conflits entre patients et thérapeutes dans le contexte déjà très puissant du féminisme américain.

Aux États-Unis, la polémique fit rage pendant 20 ans. Certains psychothérapeutes accueillirent les récits d’abus sexuels mettant en cause la plupart du temps les parents comme des fabulations et des fantasmes. En réaction à ce déni, des mouvements apparurent comme ceux de la mémoire retrouvée. Des groupes de thérapie « pour survivantes de l’inceste » se multiplièrent.

Une certaine forme de psychothérapie se tourna alors vers la recherche de souvenirs d’abus sexuels prétendument refoulés dans l’inconscient, dont l’évocation et la verbalisation furent considérées comme la seule issue thérapeutique. Selon N. P. Spanos, les thérapeutes de « la résolution de l’inceste » se mirent à appliquer les mêmes procédés suggestifs que ceux utilisés par Freud pour appuyer sa théorie de la séduction :

« En fait, en tous points de vue, ces chercheurs ont fait renaître de ses cendres la théorie de la séduction freudienne en suggérant qu’une très grande variété de difficultés et problèmes psychologiques provient de souvenirs d’abus sexuels durant l’enfance. » (Spanos, Faux souvenirs et désordre de la personnalité multiple, 1998, p. 84)

Cette pratique engendra aux États-Unis de véritables drames personnels et familiaux, des dénonciations publiques, des procès, des suicides et le bouleversement de nombreuses vies.

Le phénomène se propagea à plus ou moins long terme dans plusieurs pays proches culturellement des États-Unis : Royaume Uni, Canada, France, Hollande, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon…

Des associations de défense des familles accusées d’inceste par leurs enfants au cours d’une thérapie de la mémoire retrouvée (TMR) virent le jour. La première, la False Memory Syndrome Foundation (FMSF) fut créée en 1992 à Philadelphie [6], puis la British False Memory Society (BFMS) en 1993 en Grande-Bretagne. En Australie, ce fut l’Australian False Memory Association (AFMA) en 1995. En France, un site Internet Francefms en 2001 permit aux familles de trouver de l’information sur ce problème. L’association Alerte Faux Souvenirs Induits (AFSI), en 2005, donna enfin aux parents la possibilité de se rencontrer et d’échanger leur histoire. Actuellement en 2008, le site Internet Psyfmfrance a pris le relais de Francefms.

Pour tenter d’éclairer ce phénomène, il m’a paru intéressant d’analyser les mécanismes de la manipulation mentale à l’œuvre dans les TMR, en les illustrant par l’œuvre de fiction Souvenirs Fantômes d’Arnold Wesker. Ceux qui sont ou ont été les victimes des TMR, patients, parents ou proches reconnaîtront peut-être à travers cette « thérapie-fiction » leur propre histoire. De son commencement anodin à son dénouement tragique, elle met en scène de façon visible les mécanismes psychologiques qui conduisent à de faux souvenirs.

Il fallait du courage à ce dramaturge pour oser écrire cette pièce de théâtre jouée devant un public en grande partie non ou peu informé de ce dérapage de la psychothérapie de recouvrement de la mémoire, et qui de ce fait ne sait pas toujours qu’il s’agit effectivement d’un « dérapage ».

La question que pose Souvenirs Fantômes est celle de la vérité. Qui dit vrai ? Est-ce que ce sont les parents qui affirment leur innocence, ou est-ce que c’est Jenny, qui au cours de la thérapie finit par crier puis hurler ses accusations ?


Notes

 

[1] « See Me » : « Regarde-moi ». Voici la légende originale dont Sheri Storm accompagne son dessin: « This drawing depicts lost innocence, helplessness, secrets, lies, disbelief, and the madness of attempting to locate and expose each and every alternative personality and memory of abuse that my therapist insisted was necessary for eventual healing. » Source: Scientific American, octobre 2007, Brain Stains: In Sheri’s Words.

[2] Biographie d’Arnold Wesker : Arnold Wesker est né à Londres en 1932. Il est l’auteur de 43 pièces de théâtre, de quatre recueils de nouvelles et de plusieurs autres ouvrages. Sa pièce la plus célèbre écrite en 1957, La Cuisine, a été jouée dans le monde entier. Sa Trilogie, écrite de 1958 à 1960, a également rencontré un grand succès. Il a écrit Denial en 1997. Sa dernière pièce, The Rocking Horse, a été écrite en 2007. Il a écrit également de nombreux scripts pour la télévision, la radio et le cinéma, joués dans le monde entier et traduits en 18 langues. Son 1er livre de poèmes, All Things Tire of Themselves, vient tout juste d’être publié, en mars 2008. Il a dirigé ses pièces de théâtre à La Havane, Stockholm, Munich, Aarhus, Londres, Oslo, Rome, et son Opéra pour une femme « Grief » en 2008, à Tokyo. Il a été anobli en 2006, par la Reine Elizabeth. Il a été décrit par Michaël Billington « comme l’outsider congénital du Théâtre Britannique », à propos de Denial en 2000. Arnold Wesker appartient à la génération des auteurs anglais contemporains appelés Angry Young Men, « les jeunes hommes en colère », qui a dit se reconnaître dans Jimmy Porter, le personnage en colère, créé par John Osborne dans sa pièce Look back in Anger. A. Wesker n’a pas seulement trouvé en Jimmy Porter son alter ego, il a aussi confirmé par cette identification que le théâtre est la forme d’expression appropriée pour évoquer les sujets brûlants.

[3] Il est intéressant de se demander pourquoi. Dans l’interview qu’Arnold Wesker a eu la gentillesse de m’accorder, il donne son interprétation de cette tiédeur. J’ai restitué ici ses propres mots, qui peuvent paraître à certains excessifs, mais qui méritent que nous y réfléchissions :

« La pièce Souvenirs Fantômes traite un sujet controversé. La controverse est liée à l’émancipation féminine dans une société présumée patriarcale. Ainsi l’enfant, et plus spécialement la fille, doit toujours avoir raison. Ceci explique pourquoi le film danois Festen (La Fête, 1998) fut un succès : le père était le coupable. La pièce Souvenirs Fantômes est dangereuse parce qu’elle envisage la possibilité que la fille se trompe et qu’elle a trouvé avec l’aide de la thérapeute une explication aux échecs de sa vie. »

Festen est un film de Thomas Vinterberg, (1998). L’histoire se passe au sein d’une riche famille danoise. Helge Klingenfelt, le père de famille, a soixante ans. Pour fêter cet anniversaire, qui coïncide avec celui de la mort, l’année précédente, de sa fille Linda, il a convié à son manoir sa famille, ses enfants et petits-enfants ainsi que des proches. Christian, son fils aîné, est un restaurateur réputé à Paris ; le second, Michael, tient un modeste café et Helen, sa fille, est anthropologue.

Helge règne sur sa famille qui le craint et semble le respecter. Or, pendant le repas, Christian prononce un discours à la mémoire de Linda et accuse son père de les avoir violés, sa sœur jumelle et lui, à plusieurs reprises lorsqu’ils étaient enfants. Il ajoute que sa mère était au courant et que Linda s’est suicidée pour échapper à ce honteux souvenir.

Helge nie tout, défendu par Michael et les autres convives qui tentent en vain de chasser Christian. À la fin du repas, Helen lit une lettre posthume de sa sœur qui confirme les accusations de Christian. Helge avoue enfin et part, abandonné de tous.

On ne peut pas savoir si ces accusations du fils contre le père sont fondées, même si le père finit par avouer, ce qui ne constitue pas une preuve pour ceux qui ont étudié la psychologie de l’aveu. Mais il faut noter que l’accusation est portée au cours de la fête de famille, pratique souvent recommandée par les thérapeutes des faux souvenirs. Elle permet de confondre l’accusé devant sa propre famille et ses amis, et de se venger de lui. La confrontation est présentée comme le passage obligé de la guérison.

[4] L’UNADFI (Union Nationale des Associations de Défense des Familles et de l’Individu) situe l’origine du terme de « syndrome » pour désigner le phénomène des faux souvenirs : « Dès 1993, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Australie et au Canada, des associations de psychiatres et de psychologues tiraient la sonnette d’alarme. C’est au cours de ces années 1990, en effet, qu’apparaissent aux États-Unis une véritable épidémie de souvenirs retrouvés d’abus sexuels. Elle sera appelée le « syndrome des faux souvenirs », notamment par les auteurs d’un ouvrage de référence du même nom : Elisabeth Loftus et Katherine Ketcham, paru en 1994. » (Article de l’UNADFI « Les Faux Souvenirs : un phénomène bien actuel, une confusion entre le réel et l’imaginaire », 22 février 2007)

E. Loftus a été professeur de psychologie à l’Université de Washington jusqu’en 1979, Professeur à l’Université de Californie, Irvine, depuis 2002. Elle est spécialiste de l’étude de la mémoire et des thérapies de la mémoire retrouvée.

La MIVILUDES (Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires) a remis le 2 avril 2008 son rapport annuel au Premier ministre.

Dans la Gazette Santé-Social, le 13 avril 2008, Hélène Delmotte s’entretient avec Jean-Michel Roulet, président de la MIVILUDES :

H.D. : « Vous abordez également la technique des « Faux souvenirs induits ». Est-ce un phénomène nouveau…

J-M. Roulet : « C’est effectivement la première fois que nous développons cette question bien connue aux États-Unis depuis vingt ans. Cette technique, actuellement en plein développement dans notre pays, est dévastatrice. Le thérapeute ou prétendu tel va en effet insinuer un inceste dans l’esprit d’une personne. Par la persuasion de l’emprise, la victime fragilisée va le croire et ce faux souvenir va faire son chemin. L’idée de rechercher dans le passé des explications au présent n’est pas nouvelle mais la technique des faux souvenirs induits est très perverse car elle touche à ce qu’il y a de plus tabou et de plus honteux dans notre société. La personne qui va se croire victime d’inceste va évidemment s’éloigner de sa famille, dont chacun des membres sera accusé d’être ou responsable ou complice. Tous les cas que nous avons suivis ont entraîné une destruction de la famille. »

[5] Ces thérapies des souvenirs retrouvés sont dans la littérature appelées soit :

TMR, thérapies de la mémoire refoulée ou retrouvée, TSR, thérapies des souvenirs refoulés, réprimés ou retrouvés,TRS, thérapies par récupération de souvenirs, RMT, Repressed Memory Therapy, ART, Age Regression Therapy, DEPT, Deep Emotional Processing Therapy, etc.

Quel que soit le vocable, les objectifs sont les mêmes, retrouver par la thérapie à l’âge adulte des souvenirs d’abus sexuels « réprimés, refoulés » (au sens freudien), survenus dans l’enfance.

Dans cet article, l’appellation TMR est utilisée.

[6] Pamela Freyd, fondatrice de la False Memory Syndrome Foundation (FMSF) en 1992, recueille le première année 1200 témoignages. En 1994, plus de 13 000 parents adhèrent à l’association. Mais les gens sont tellement choqués par ce qui leur arrive qu’il leur est même souvent impossible d’en parler. Ils attendent parfois un an, deux ans ou plus avant d’oser entrer en contact avec la fondation. Brédart et Van Der Linden avancent, quant à eux, les chiffres de 30 000 personnes qui auraient contacté la FMSF de 1992 à 1995, dont 9 000 professionnels (2004, p. 18).

À notre question concernant l’ampleur du phénomène des faux souvenirs, Pamela Freyd nous a répondu : « Aux États-Unis, il y a au moins 25 000 familles dont un enfant est entré en thérapie, a retrouvé des souvenirs, a coupé le contact, etc. et qui ont contacté la Fondation. Je présume que c’est une goutte d’eau dans la mer parce que j’entends sans arrêt parler de familles qui ont traversé cela mais n’ont pas contacté la FMSF. Mark Pendergrast dans son livre Victimes de la Mémoire a extrapolé le nombre basé sur des enquêtes sur les croyances des thérapeutes et arrive à un chiffre de plusieurs millions. Ce peut bien être correct. C’est dans la section « Scope of the Problem ». Edward Behr cite dans Une Amérique qui fait peurle constat de Richard Ofshe, psychologue américain : « La mémoire récupérée, remède miracle actuellement le plus à la mode, a dévasté des milliers de vie. C’est devenu en un temps record, un phénomène national, profondément ancré dans notre culture et dans les pratiques de nos spécialistes en santé mentale. » (1995, p. 144)

En France, L’AFSI, (Alerte Faux Souvenirs Induits) créée en 2005, compte 250 familles qui se sont fait connaître depuis et adhèrent à l’association.

 


Souvenirs Fantômes


1 – La métamorphose de Jenny

 

Par un tour de force inouï, une psychothérapeute parvient à faire de l’enfance dorée de Jenny un cauchemar, et de sa vie présente, un enfer. Ainsi que le dit A. Wesker, elle parvient à « prendre le contrôle de la vie » de sa cliente.

Jenny, une jeune femme de trente ans, traverse une période difficile. Alors qu’elle était mariée, avait deux enfants et réussissait bien dans sa vie professionnelle, elle divorce et, déprimée, consulte une psychothérapeute. Soudain, sous son influence, elle accuse brutalement son père d’avoir abusé d’elle lorsqu’elle avait deux ans, puis sa mère d’avoir été complice de son père, puis le grand-père est accusé à son tour. Elle demande à sa sœur d’aller témoigner auprès de la psychothérapeute, pensant ainsi la mettre dans son camp. Valérie, la psychothérapeute, promet à Jenny la guérison. Habilement, elle la conduit, à son insu, à ramener à la surface des souvenirs d’abus sexuels que jusque-là elle n’a jamais eus.

Mais de quelle « maladie » la thérapie prétend-elle la guérir ? Une difficulté passagère rencontrée dans sa vie est-elle une maladie ? Quelle est la guérison promise ? Freud dans les dernières lignes de La Psychothérapie de l’Hystérie en donne un aperçu : « …vous trouverez grand avantage, en cas de réussite, à transformer votre misère hystérique en malheur banal. » (1895, Freud, p. 247, 1956)

À la lecture de la pièce, on se demande si la thérapie de la mémoire retrouvée ne transforme pas le malheur banal en misère mentale.

2 – Des questions troublantes

 

Comment Valérie, la psychothérapeute, parvient-elle à ce résultat ?

Comment Jenny, qui dit adorer son père avant de tomber dans ce piège, peut-elle brusquement éprouver pour lui une telle haine ?

Comment le processus de l’influence et de la persuasion se met-il en place et opère-t-il une telle métamorphose chez Jenny ?

Quelle est la part de responsabilité de Jenny et quelle est celle de sa thérapeute ?

Comment cette psychothérapeute peut-elle rendre suspects la tendresse, les jeux innocents, les intentions les plus pures entre des parents et leurs enfants, et les interpréter comme des agressions et des perversions ?

La pièce débute par un film de famille, tourné vingt-quatre ans auparavant. Il montre un jardin, un père et sa fille de cinq ans. Ils jouent. L’enfant rit à gorge déployée. On entend la voix de la mère. « Grognements ! Rires ! Cris ! »

Ce n’est pas un souvenir fantôme, c’est un témoignage matériel, authentique, gravé sur la pierre du passé. Le film est un témoin indubitable de ce passé heureux. À la différence de la mémoire humaine, il a gardé intact ce moment. La scène n’est pas enjolivée, comme aurait pu l’être le souvenir.

Puis la suggestion insidieuse démarre avec la pièce et s’accélère, jusqu’à métamorphoser une jeune femme qui dit avoir aimé ses parents en un monstre de haine, qui renie sa famille et se détruit elle-même.

Un peu à la manière d’une dédicace à son auteur, A. Wesker cite en exergue cette phrase du livre de Richard Ofshe, Making Monsters :
« Il y a un certain nombre, mais hélas un nombre significatif, de thérapeutes qui ont adopté une méthode thérapeutique par laquelle ils conduisent leurs patients à croire en des souvenirs fictifs, avec des conséquences absolument désastreuses. On reconnaîtra dans l’avenir, j’en ai la conviction, que ce fut là une des plus graves mystifications du XXe siècle.» (1994) [7]

Devrons-nous ajouter « et du XXIe siècle » ?

3 – Les personnages

Jenny, la cliente, jeune femme dynamique, professionnellement efficace, 30 ans, divorcée, deux enfants. Elle traverse une période difficile qui l’amène à consulter une psychothérapeute.

Valérie, assistante sociale devenue thérapeute, 50 ans environ. Une sorte d’Ellen Bass ou de Laura Davis, auteurs du livre «The Courage to Heal », (« Le courage de guérir »). [8]

Matthew, le père, homme d’affaires à la retraite, 58-60 ans, accusé d’abus sexuel sur Jenny lorsqu’elle avait 2 ans, 4 ans…

Karen, la mère, son associée en affaires, 55-57 ans, accusée de complicité.

Le grand-père, très âgé, malade, accusé lui aussi. Ne le sait pas.

Abigaïl, la sœur cadette, avocate, 28-30 ans. Elle résiste aux tentatives de Jenny de la mettre dans son camp, et à celles de la psychothérapeute d’expliquer sa vie par les mêmes sévices.

Sandy, la journaliste, spécialisée dans les cas de maltraitance d’enfants, 40 ans. Elle a fait un reportage sur des parents accusés par leurs enfants…

Ziggy, médecin, 80 ans, un ami du grand père, a été déporté avec lui. Il n’a jamais oublié sa vie dans les camps. Il entend encore le cri des gardiens du camp auquel la nouvelle voix accusatrice de Jenny lui fait penser.

  4 – La progression de la manipulation

 

Ses effets sont inexorables. Sont-ils irréversibles ?

Valérie prévient Jenny : « Pas de précipitation. La thérapie est une combustion lente. » (Scène 6, p. 19)

Pour illustrer cette métaphore de la « combustion », le temps de la pièce n’est pas chronologique mais diachronique. L’histoire se déroule en une mosaïque de scènes qui se juxtaposent. Comme un film qui ne prend sens qu’après le découpage et le montage de la bande d’essai, la pièce met en relief les temps forts et suggère la progression insidieuse de la manipulation pendant les deux années que dure la psychothérapie.

Avant et Après la métamorphose de Jenny :

La juxtaposition des deux premières scènes nous fait ressentir la brutalité de la métamorphose de Jenny. De la première scène à la seconde, on passe brusquement de l’insouciance des jeux de l’enfance entre une petite fille et son père, à la brutalité des accusations proférées par Jenny sur le répondeur de ses parents. Sa voix est méconnaissable. C’est la voix d’une autre :

« Ce message est pour toi, Matthew, mon père, Matthew mon putain de père, pour t’informer que je sais maintenant que l’homme qui se dit mon père […] a été si foutrement paternel et aimant qu’il m’a aimée comme son amant […] tu m’as violée puis tu as essayé de me faire porter à moi la responsabilité de ton ignominie. […] Mais c’est derrière moi tout ça… mais je ne te laisserai jamais t’en sortir indemne. […] La culpabilité et la honte, voilà ce qu’il te reste. […] Je ne te pardonnerai jamais jamais jamais jamais. Rien du tout ! Rien ! »

Les résistances de Jenny sont tombées l’une après l’autre, pour laisser place au désarroi et aux errances. Jenny est devenue une autre.

Avant ce changement psychologique, Jenny résiste à l’insistance de la thérapeute :

« Jenny : J’ai des parents merveilleux et des grands parents merveilleux, bordel, vous cherchez quoi ??

… Au commencement, je suis née, j’étais aimée, j’étais heureuse. J’aimais mes parents, mes grands parents, même ma sœur cadette, ce qui n’est pas commun, je sais, mais c’est vrai. J’ai quitté le lycée à seize ans, j’ai trouvé un bon boulot, me suis mariée, ai eu deux mômes… Terminé ! Simple ! »

Après ce changement psychologique, elle devient elle-même insistante vis-à-vis de sa sœur :

« Jenny : Coupe le contact avec la famille, tu ne guériras jamais tant que tu ne l’auras pas quittée.

Abigaïl : Guérir de quoi ? Je n’ai à guérir de rien. »

 

À la fin, elle profère avec violence ses accusations à l’égard de son père et de sa mère :

« J’ai échappé à ton autorité patriarcale, à ton emprise pour toujours toujours toujours après ce que tu m’as fait, bordel, tout ce que tu m’as fait. Tu m’as violée ! Tu m’as tripotée et tu m’as violée et elle, elle savait et n’a rien dit et vous m’avez volé mon enfance. »

Dernière phrase de la pièce :

« Jenny hurle… l’air hagard, déconcertée, pleine de doutes. » (p. 68)

  5 – Suggestion et influence, « ouvrir tous les secrets avec une seule clé »

La suggestion porte ses fruits. Valérie croit en une seule explication des difficultés actuelles de Jenny. Pour que cette explication exerce toute sa force de conviction sur Jenny, elle la met habilement sur la voie, elle la coince diaboliquement. Jenny finit par s’entendre dire avec stupeur : « Sexuellement abusée par un père que j’adore ? » (p.35)

Pour en venir là, Valérie a utilisé toutes les cordes à son arc. Tout devient désormais sujet à interprétation, au moyen d’une grille unique. N’était-ce pas le rêve perpétuel de Freud, comme il le dit lui-même, d’« ouvrir tous les secrets avec une seule clef » ? (Webster, Le Freud inconnu, 1995, p. 222)

  • Jenny est déprimée, cela ne peut venir que de l’enfance.
  • Elle porte des lunettes, c’est qu’elle ne veut pas voir quelque chose de grave.
  • Son père a mis de côté pour elle de l’argent, c’est qu’il savait qu’elle allait rater sa vie.
  • Elle se gratte le bras, c’est parce que son bras comme tout son corps se souvient d’une souffrance…

Et puis, il y a la longue liste des symptômes « classiques », qui tous convergent vers le diagnostic d’une victime d’inceste : manque d’énergie, mauvaise estime de soi, tristesse chronique, sexualité compulsive, voracité compulsive…

L’influence de Valérie sur Jenny n’est pas instantanée. Jenny n’est pas immédiatement subjuguée. Au début, elle garde la tête froide. Alors sa psychothérapeute augmente la pression pour qu’elle surmonte son déni. C’est ça ou la porte :
« Sinon…Voyez ! La porte. Pas de serrure, pas de clé, pas de gardien… Vous êtes libre de partir. » (p.24)
À partir du moment où Valérie lui promet la guérison, Jenny est prise au piège :
« L’envol, c’est la guérison, celles qui me font confiance guérissent plus vite, et plus vite on guérit, plus tôt la thérapie se termine. C’est aussi simple que ça.» (p. 39)

Sinon : « … mais si vous ne guérissez pas, vos symptômes vont empirer. » (p. 37)

 

Dessin de Sheri Storm (Personnalités multiples)

Ce n’est pas une vraie cause qu’elle cherche, c’est un coupable. Mais ce coupable est trouvé d’avance. Le coupable, c’est le père. Valérie se garde bien de le dire elle-même.

Et si le doute est encore permis, il y a d’autres recours :

  • Le recours au double ou triple ou quadruple « moi ». L’hypothèse des personnalités multiples balaie l’illusion de l’enfance heureuse et de l’amour filial, dont se berce Jenny.
    « Valérie : Il se peut que vous ayez ce « moi » fragile que nous avons tous mais n’avez-vous pas un « moi » arrogant qui vit en contradiction avec le « moi » fragile ? Peut-être avez-vous aussi un « moi » débridé ou un « moi » destructeur, ou les deux, empilés sur les deux autres ? » (p. 23) Le doute sur l’unité du moi amorce le doute radical sur sa propre identité. Valérie resserre ainsi son contrôle sur l’esprit de Jenny.
  • Le recours virtuel à la confirmation par une autre psychothérapeute rend le diagnostic indubitable : « Une autre thérapeute pourrait vous dire que vous présentez tous les symptômes classiques d’une victime d’inceste. » (p. 35)
  • Il y a aussi la garantie de la longue expérience de la thérapeute dans ce domaine :
    « Mais moi ça fait dix ans que je soigne des victimes d’inceste… » (p. 36)

Malgré tout ce déploiement de force pour la persuader d’avoir été la victime d’un père incestueux, Jenny objecte pour la dernière fois :
« Jenny : Je n’ai absolument aucun souvenir d’une chose pareille.
Valérie : Que vous vous en souveniez ou non est – pour le moment – sans importance.
Jenny : Sans importance ? Comment ce dont je ne me souviens pas peut-il être sans importance ? » (p. 36)

On arrive à l’explication ultime par le déterminisme psychique, selon lequel, d’après Freud, rien dans notre psychisme n’est dû au hasard, tout a un sens qu’il nous appartient de déchiffrer. Notre inconscient renferme les événements sexuels traumatiques de notre enfance, que nous avons refoulés pour nous en protéger. Retrouver ces événements refoulés, c’est se mettre sur le chemin de la guérison.
Selon Valérie, seuls les événements « que le malheur a oubliés » donnent la clé pour expliquer le présent, et seule la thérapie des souvenirs retrouvés possède cette clé :

« Jenny : Faut-il que tout signifie autre chose ?
Valérie : C’est le propos d’une thérapie… comprendre la signification des choses que le malheur a oubliées.
Jenny : Ça n’a pas de sens. Pourquoi serais-je malheureuse seulement à cause de ce que j’ai oublié plutôt que de ce dont je me souviens ?
Valérie : Les traumatismes dont vous vous souvenez – disputes des parents, mariage foiré, argent gaspillé – ne donnent aucune clé parce que vous vous en souvenez. Ce dont vous vous souvenez, c’est que vous l’avez affronté. Ce que vous ne parvenez pas à affronter, c’est ce que vous avez refoulé, pas ce dont vous vous souvenez. C’est le processus même de la dénégation. Admirable parce qu’elle révèle une nature aimante et loyale. Mais tant que vous resterez loyale envers l’homme qui vous a trahie…
Jenny : S’il m’a trahie…
Valérie : … Vous resterez profondément déprimée. Faites-moi confiance.
Jenny : S’il m’a trahie…
Valérie : S’il vous a trahie…
Jenny : Si
Valérie : Faites-moi confiance et mettez un terme à la dénégation. Allons. » (p. 37- 38)

Quand Jenny semble enfin accepter l’idée que son père l’a trahie, Valérie jubile :
« Jenny : Pourquoi souriez-vous ?
Valérie : Un problème identifié est cause de jubilation. Allons. » (p.36)

Valérie utilise d’autres ressources pour réussir son entreprise de persuasion.

  • Elle tente de diviser le père et la mère en faisant accuser d’abord le père. La mère doute alors du père. Elle part, et revient lorsqu’à son tour elle se trouve accusée. Cela prouverait-il que le couple est fragile, que cette famille n’est pas une « vraie » famille ?
  • Elle essaie d’exciter la jalousie de Jenny vis-à-vis de sa sœur, Abigaïl.
  • Elle fait appeler Abigaïl pour témoigner contre son père et tâte le terrain pour voir si si elle peut aussi faire d’elle une victime d’un père incestueux.
  • Lorsque Jenny est prise dans ses filets, elle demande à la mère de venir en présence de Jenny pour une confrontation. Elle a préparé Jenny et lui donne l’occasion de se venger ainsi sur sa mère.

Marc Chagall, David et Bethsabée

La psychothérapeute parle gentiment à Jenny. Elle change de langage et se démasque lorsqu’elle s’adresse à Sandy, la journaliste : « Valérie : Les États-Unis m’ont appris ce qui m’intéressait vraiment : les victimes. J’ai trouvé plein de temps pour les victimes. Mais je n’apprécie pas, je m’empresse d’ajouter, la mentalité de victime. Grosse différence. Les victimes ont besoin de régler leurs problèmes, de guérir. Une mentalité de victime a besoin d’un bon coup de pied au cul. » (p. 22)

Cela rappelle la remarque de Freud à Ferenczi : « Les patients, c’est de la racaille » (Ferenczi, Journal clinique, p. 148, cité par J. Corraze, 2001)

Pour Valérie, l’amour maternel se résume à cette caricature haineuse qui en fait le prototype pervers de toute forme d’amour :

« Valérie : Réfléchissez : un enfant vient au monde et il y a instantanément une relation de confiance. Dès l’instant de la naissance, la mère lui dit : « Dépends de moi. » Elle lui donne le sein, nettoie sa merde, le câline, le réconforte et l’endort tous les soirs, jusqu’au jour où commence le tripotage sexuel, et en un instant ce lien est brisé. Peut-il y avoir une plus grande trahison, une déchirure plus cruelle ? »

La thérapeute appartient à cette sorte d’êtres, malmenés par la vie, qui détestent la vue du bonheur, les individus heureux et les familles heureuses.

Un peu comme un otage atteint du syndrome de Stockholm [9], Jenny adopte progressivement tout le système de croyances de Valérie. « Elle se rase la tête et s’asservit à elle ». Elle raconte son délire à sa sœur, les souvenirs terribles qu’elle a « retrouvés ». Elle récite sa leçon à sa mère « d’une seule traite comme un perroquet ». Elle hurle les accusations contre son père, en son absence ou sur son répondeur, encouragée par sa thérapeute, dans une véritable crise d’hystérie comme pour exorciser le mal. Cependant elle vante les qualités de Valérie : « Elle est chaleureuse, humaine, à l’écoute des autres… elle rit souvent. » Elle la tutoie.

Pour, à la fin, hurler sa douleur d’avoir perdu le sens de la réalité, le sens tout court…

Les accusations terribles de Jenny entraînent le cortège habituel des destructions et des souffrances : détresse des parents accusés, doutes et soupçons, destruction de la famille, folie de Jenny, contrecoups et dommages irréversibles.

Jenny hurle la punition ultime qu’elle réserve à son père, le déni majeur de la pièce :

« Jenny : Mais c’est derrière moi tout ça. C’est derrière moi mais je ne te laisserai jamais t’en sortir indemne. Aussi ne m’écris plus, stupide salopard, et ne t’approche jamais plus de tes petits-enfants. Ce ne sont pas tes petits-enfants. Tu n’as pas de petits-enfants. Ni petits enfants ni fille ni rien. La culpabilité et la honte, voilà ce qu’il te reste. Et c’est tout. Matthew mon putain de père. Je ne te pardonnerai jamais jamais jamais jamais. Rien du tout ! Rien ! »

Karen, la mère, bravant les interdits de Jenny, va l’attendre à l’heure où les enfants partent à l’école :

« Karen : Je l’ai vue, Ziggy. Il fallait que je la voie. C’était une telle douleur. J’ai prévu de la prendre par surprise au moment où elle emmène ses enfants à l’école […] J’ai en moi cette souffrance, cette souffrance, là, je l’ai dès le réveil – […] Elle me voit, et, je peux le comprendre – elle pousse un cri : « Ahhh ! » Je lui dis : « Excuse-moi, Jenny, je ne voulais pas t’effrayer. » Elle me demande avec brusquerie, une brusquerie blessante : « Qu’est-ce que tu fais là, toi ? » Et je lui réponds : « Pardonne-moi, Jenny, mais cette maman, cette maman qui t’aime, à qui sa fille manque, il fallait qu’elle vienne la voir. » (Scène 3, p.12)

  6 – Les mécanismes de la manipulation

Arnold Wesker dévoile comment la situation thérapeutique, en réunissant tous les ingrédients de la manipulation mentale, se referme sur Jenny comme un piège qu’elle ne peut déjouer. Ces ingrédients sont les suivants.

  • Le sentiment de liberté, mais la pression insidieuse : « Sinon… Voyez ! La porte. Pas de serrure, pas de clé, pas de gardien… Vous êtes libre de partir. » (p. 24) « Je vous demande de m’aider à vous aider. » (p. 25)
  • La promesse de guérison : « L’envol, c’est la guérison, celles qui me font confiance guérissent plus vite, et plus vite on guérit, plus tôt la thérapie se termine. C’est aussi simple que ça… » (p.39)
  • L’appel à la peur, la menace : « mais si vous ne guérissez pas, vos symptômes vont empirer. » (p. 37)
  • L’appel à la confiance : « Vous resterez profondément déprimée. Faites-moi confiance. », « Faites-moi confiance et mettez un terme à la dénégation. Allons. », « Parce que notre relation de client à thérapeute est fondée sur la confiance. » (p. 37, 38)
  • La fausse empathie, piège de la séduction entre le thérapeute et son patient : « Ce n’est pas de votre faute, Jenny. » (p. 39), des expressions telles que « ma belle », « mon ange », « ma grande ».
  • L’effet de simple exposition : par la répétition de l’idée selon laquelle Jenny a été abusée, celle-ci finit par y adhérer.

Valérie, la thérapeute, parvient à ce résultat :

  • en s’appuyant sur un système de croyances qu’elle cherche à valider auprès de sa patiente : « Jenny nous sommes tous ambivalents vis-à-vis de nos pères. » (p. 31), « Les traumatismes dont vous vous souvenez ne donnent aucune clé, (…) parce que vous vous en souvenez. » (p. 37) ;
  • tout en se parant de neutralité et en donnant à Jenny le sentiment qu’elle découvre elle-même en toute liberté, la vérité : « Je ne cherche rien. C’est vous qui parlez. » (p. 31) ;
  • en prétendant posséder la clé unique pour tout expliquer sans avoir à recourir à d’autres preuves : « C’est le subconscient qui produit les preuves… dépression, manque d’énergie, mépris de soi… » (p. 25), « … il n’y a pas d’effet sans cause. » (p. 62) ;
  • en utilisant un double langage : amicale et compatissante avec Jenny, elle se montre révoltée et militante avec la journaliste. Elle se pose elle-même en victime des « médecins, assistantes sociales, policiers… », qui lui envoient les « problèmes qu’ils n’arrivent pas à résoudre » et qui « la raillent tous » (p. 26) ;
  • en brandissant l’argument du déni ou de la dénégation, corollaire du refoulement et de la résistance freudiens, auquel se heurte toute tentative d’échapper au système de Valérie : le déni de Jenny d’avoir été abusée par son père, celui de sa sœur, celui de la journaliste, celui des parents, etc. Nier, c’est apporter une nouvelle preuve que l’on a été abusé ou que l’on a été un abuseur. Finalement, l’humanité pour Valérie se partage en deux catégories d’humains, ceux qui abusent et ceux qui sont abusés, et tous commencent par nier. Le déni est finalement le point d’orgue de la manipulation mentale à l’œuvre dans les TMR.

 

 


Notes

 

[7] Richard Ofshe est professeur de psychologie et de sociologie à l’Université de Californie à Berkeley. Il a reçu le Prix Pulitzer pour son livre Making Monsters (1994). Il a témoigné en tant qu’expert en matière de sectes et de contrôle mental dans le procès de Paul Ingram. L’affaire Ingram est un exemple de ce que décrit Edward Behr dans Une Amérique qui fait peur (1995). D’abord accusé d’inceste par ses filles qui avaient déjà porté des accusations de viol contre d’autres personnes, P. Ingram fut peu à peu amené par les policiers puis par d’autre instances, puis sous hypnose, à retrouver des souvenirs d’abus sexuels perpétrés pendant dix-sept ans sur ses filles et des souvenirs d’abus sataniques. Puis il en vint au bout de quelques séances d’hypnose à accuser des amis et collègues d’avoir participé aux mêmes crimes. Ceux-ci nièrent et se retournèrent contre lui. Le cercle infernal des accusations se mit alors en place et ne s’arrêta plus.

[8] The Courage to Heal, A Guide for Women Survivors of Child Sexual Abuse, de Ellen Bass et Laura Davis, (1994, troisième edition). On lit dans ce manuel un message répété de plusieurs façons :

« … même si vos souvenirs sont incomplets, même si votre famille affirme que rien ne s’est jamais passé, vous devez quand même vous fier à vous-mêmes. Même si ce que vous ressentez vous paraît trop extrême pour être possible ou trop léger pour être un abus, même si vous pensez « je dois l’avoir imaginé », ou « personne n’aurait pu me faire ça à moi », vous devez accepter que quelqu’un vous a fait ces choses. » (p. 87 et suiv.)

The Courage to Heal expose les listes de symptômes « prouvant » l’existence des abus dont il faut pour guérir retrouver le souvenir. Ces listes commencent avec cette question : « Retrouvez-vous beaucoup de points qui vous caractérisent dans cette liste ? Si oui, vous êtes peut-être un(e) survivant(e) de l’inceste. »

[9] Le « syndrome de Stockholm » désigne la propension des otages partageant longtemps la vie de leurs geôliers à adopter les points de vue de ceux-ci. C’est une interaction dans une relation affective intense du type parent/enfant, maître/disciple, voyeur/exhibitionniste, sadique/masochiste et ici thérapeute manipulateur/patient. C’est une situation de dépendance mutuelle où la victime finit par ressentir le besoin de celui qui le domine et réciproquement.

 


Les vrais et les faux souvenirs


 

1- Les faux souvenirs

Le thème du refoulement et des souvenirs retrouvés dans la littérature est récent. Il n’apparaît qu’au XIXe siècle. C’est ce que H. G. Pope, Jr. montre dans Psychology Astray

: « Si le refoulement était un phénomène réel, expérimenté par les êtres humains à travers les âges, nous devrions raisonnablement nous attendre à le voir régulièrement dans les histoires, les poèmes, les tragédies, écrites dans l’histoire. Si nous examinons la littérature de différentes contrées et différentes cultures, où trouvons-nous des personnages qui refoulent et ensuite retrouvent peut-être plus tard des souvenirs d’événements traumatiques ? » (Pope, 1997, p.10). [10]

Selon H. G. Pope, les deux premiers cas de refoulement et de souvenir retrouvé se trouvent dans le roman de J. F. Cooper, The Wept of Wish-Ton-Wish en 1829, et dans A Tale of Two Cities de Charles Dickens, en 1859.

Ensuite, ce thème est largement repris dans la littérature et devient pour nous, qui avons vécu au XXe siècle, un phénomène quasiment « naturel ». Ignorés puis devenus un thème romantique, le refoulement et son corollaire, le souvenir retrouvé, prennent la consistance de phénomènes universels sous la plume de Freud et dans l’esprit de certains psychothérapeutes. La pensée commune a tendance à se rallier à cette pseudo évidence et à penser que tout souvenir est par nature vrai.

Dans l’introduction à Souvenirs récupérés, souvenirs oubliés et faux souvenirs (2004), Serge Brédart et Martial Van Der Linden recensent dans la base de données PsycINFO de l’American Psychological Association, de 1978 à 1992, cinq titres consacrés aux faux souvenirs, de 1993 à 1997, 166 titres et de 1998 à 2002, 265 titres.

Selon eux, l’intérêt pour les faux souvenirs a été suscité par, d’une part, la critique de la conception de la mémoire comme un enregistrement passif et littéral du passé, d’autre part par l’émergence du « syndrome des faux souvenirs » :

« Ce phénomène a fortement divisé la communauté des psychologues : certains y ont vu un indice de la nature endémique des abus sexuels infantiles, les autres un effet pervers de techniques psychothérapeutiques propres à créer des faux souvenirs. » (2004, p. 10)

De cette polémique, on peut au moins conclure, sans nier l’existence ni l’importance des vrais récits d’abus sexuels, à la nécessaire prudence du psychologue qui, s’il ne peut démêler le vrai du faux dans le souvenir retrouvé de son patient, devrait avoir recours à la corroboration par des témoins et à des preuves objectives, avant de pousser son patient à l’accusation directe de celui qu’il tient pour coupable.

Il est indubitable que des « souvenirs » peuvent être fabriqués de toutes pièces, comme dans le cas évident des souvenirs d’enlèvements par des extraterrestres, de viols intra-utérins ou subis dans une vie antérieure.

Sans aller aussi loin, les faux souvenirs existent.

On connaît par exemple les récits qu’en ont faits Jean Piaget et Elizabeth Loftus, qui tous deux ont raconté un souvenir auquel ils ont cru fermement jusqu’à ce qu’ils aient les preuves qu’ils étaient faux.

Jean Piaget raconte son premier souvenir d’enfance, indubitable, jusqu’au jour où, à sa grande surprise, il s’avéra faux. Son premier souvenir d’enfance était la tentative d’enlèvement dont il avait fait l’objet à l’âge de deux ans. Entre autres détails de l’événement, il se rappelait être assis dans son landau pendant que sa gardienne luttait contre le kidnappeur et se faisait griffer au visage, jusqu’à ce qu’un gendarme portant une courte cape se lance à la poursuite du malfaiteur, sa matraque blanche à la main. L’histoire avait été corroborée par la gardienne, la famille de J. Piaget et d’autres personnes qui l’avaient entendue. J. Piaget était convaincu qu’il se souvenait de l’événement, il était capable d’en donner tous les détails alors qu’il n’avait finalement jamais eu lieu. Treize ans après la prétendue tentative d’enlèvement, la gardienne avait écrit aux parents de Jean Piaget pour avouer qu’elle avait tout inventé.

Bien plus tard, Jean Piaget écrivait : « J’ai donc dû entendre comme enfant le récit des faits auxquels mes parents croyaient, et l’ai projeté dans le passé sous la forme d’un souvenir visuel, qui est donc un souvenir de souvenir, mais faux ! Beaucoup de vrais souvenirs sont sans doute du même ordre. » (Cité par J. Van Rillaer, Psychologie de la vie quotidienne, 2003, p. 201)

 

Elizabeth Loftus a quatorze ans lorsque sa mère se noie dans la piscine familiale. Le dernier souvenir qu’elle retient de sa mère avant l’accident est une parole d’amour maternel. Trente ans plus tard, un membre de la famille lui déclare que c’est elle qui a découvert la première le corps de sa mère. Jusque là, elle était persuadée que c’était sa tante. Mais petit à petit, des souvenirs de plus en plus précis, de plus en plus clairs, lui reviennent. Elle comprend mieux sa vie et son intérêt pour l’étude scientifique sur la mémoire. Quelques jours plus tard, son frère lui annonce que l’on s’est trompé dans cette dernière version, que ce n’est pas elle, mais bien sa tante qui a découvert le drame. Plusieurs témoins confirment que cela s’est bien passé ainsi. E. Loftus raconte alors sa déception :

« Quand il s’avéra que ce souvenir n’était qu’une fiction, je fus profondément déçue ; j’éprouvais un étrange attachement au film coloré de ma vérité narrative inventée. Ce faux souvenir m’avait réconfortée, avec sa précision. Il avait un début, un milieu, une fin, il était cohérent. Il avait rempli un vide angoissant : je savais enfin ce qui s’était passé ce jour-là. Quand tout cela se fut évanoui, je me suis retrouvée de nouveau seule avec quelques détails obscurs, beaucoup de morceaux manquants et une douleur passagère. » (Le mythe des souvenirs retrouvés, 1997, p. 69)

 

E. Loftus met l’accent sur la différence entre la vérité narrative, celle du récit, et la vérité historique, l’événement lui-même. Le récit peut se rapprocher de la fable, et il se prête aux interprétations. D. Spence, psychothérapeute, dénonce la confusion induite dans l’esprit des patients par les interprétations souvent erronées de leurs récits.

« Si l’histoire nous convient, nous nous laissons convaincre à tort que nous sommes rentrés en contact avec le passé. » (Loftus, 1997, p. 344)

C’est pourquoi le risque majeur des thérapies des souvenirs retrouvés est de rendre le patient prisonnier du passé, qui, de plus, peut être faux :

« En pétrifiant le souvenir, l’imposant comme un point de vue passif et impuissant de l’enfant, la thérapie emprisonne ses patients dans un passé douloureux, plutôt que de les en libérer. À chaque fois que nous nous « rappelons traumatiquement », les outrages sont vécus à nouveau, et l’enfance devient un enfer dont on ne s’échappe plus. » (Loftus, 1997, p. 346)

E. Loftus utilise une métaphore pour rendre compte de la mémoire :
« Représentez-vous votre esprit comme une bassine pleine d’eau claire. Imaginez chaque souvenir comme une cuillerée de lait versée dans l’eau. Chaque esprit adulte contient des milliers de ces souvenirs mélangés… Qui parmi nous pourrait prétendre séparer l’eau du lait ? » (1997, p. 22)
Cette image nous aide à comprendre que la mémoire n’est pas localisée dans une partie du cerveau, « comme des disques informatiques encodés ou comme des dossiers bien à l’abri dans des tiroirs. »
La mémoire est « fluide et vaporeuse comme les nuages (…). Je ne cesse d’être surprise par l’extraordinaire suggestibilité de la mémoire. Elle aime colorier les sombres recoins du passé par le crayon de l’imagination. » (1997, p. 23)
Les souvenirs sont-ils l’exacte photographie du passé, comme se plait à le croire la conception commune ? Ne sont-ils pas au contraire altérés, déformés, embellis ou enlaidis, quand ils ne sont pas carrément oubliés ?
La mémoire conserve-t-elle intacts les souvenirs traumatiques de l’enfance, les oubliant pendant des années, et les restituant tels quels sous l’effet de certaines techniques psychothérapeutiques ?
Cette conception s’appuie sur le postulat freudien du refoulement.

2 – Le refoulement

Freud affirmait en 1914 :

« La théorie du refoulement est le pilier sur lequel repose l’édifice de la psychanalyse. » (1914, p. 81, éd. non datée)

Le freudisme affirme que le refoulement est universel. Pour nous protéger, nous refoulons les traumatismes vécus dans notre enfance et plus particulièrement les traumatismes sexuels. Ceux-ci restent intacts dans notre inconscient et, à l’insu de notre conscient, causent les troubles de notre comportement. Le refoulement aurait donc une fonction d’adaptation.

J. Van Rillaer conteste cette vision des choses :

« Cette conception de Freud est en contradiction avec le principe darwinien de l’évolution des espèces. Selon ce principe, les animaux et les êtres humains disposent d’un mécanisme grâce auquel ils gardent en mémoire les situations très pénibles, car ces souvenirs permettent de se préparer à mieux réagir si des situations de ce type réapparaissent. Refouler et oublier systématiquement les expériences traumatisantes les rendrait dangereusement vulnérables. » (2003, p. 193) [11]

H. G. Pope, Jr. écrivait de même : « En réalité, d’un point darwinien, le refoulement est tout sauf raisonnable. » (1997, p. 9)

Si cet argument peut paraître d’« autorité », il demeure une hypothèse de travail.

Il semble confirmé par certains travaux des neurobiologistes, tels que ceux menés par James McGaugh, de l’Université de Californie, à Irvine, et rapportée par Kelly Lambert et Scotto Lillienfeld : « Selon lui, (…), une des fonctions principales de la mémoire est de conserver présent le souvenir des situations menaçantes, de façon à mieux s’en prémunir pour l’avenir. De même, diverses expériences ont montré que les émotions fortes renforcent les souvenirs. Qui plus est, lorsque les animaux reçoivent des injections d’une hormone de stress, l’adrénaline, ils réussissent plus facilement les tests de mémoire. De telles expériences démentent parfaitement l’idée que les souvenirs traumatisants seraient réprimés. » (« La mémoire violée », Cerveau et Psycho, Pour la science, 2008, p. 60)

 Aucune preuve de l’existence du refoulement n’a pu être apportée. De plus, ce postulat va à l’encontre de certaines observations de Freud lui-même. En effet en 1933, il notait que beaucoup de personnes, telles que les anciens soldats de la guerre de 1914 qui avaient subi de graves traumatismes, les revivaient nuit et jour, dans leur vie quotidienne et dans des cauchemars. Ce genre de cauchemar avait d’ailleurs du mal à s’accorder avec sa théorie du rêve : « Le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un désir (réprimé, refoulé). » (1900, Freud, L’interprétation des rêves, 1967, p.145)

« Contre la théorie qui fait du rêve l’accomplissement d’un désir, seules deux difficultés sérieuses se sont élevées, dont la discussion mène très loin, et n’a pas encore trouvé une réponse pleinement satisfaisante. La première provient du fait que les gens qui ont subi un choc, un grave traumatisme psychique – comme cela a été si souvent le cas pendant la guerre et il s’en trouve aussi à l’origine d’une hystérie traumatique – sont régulièrement ramenés par le rêve dans la situation traumatique. D’après nos hypothèses sur la fonction du rêve, cela ne devrait pas être le cas. » (Freud, « Révision de la théorie du rêve » dans Nouvelles conférences d’introduction à la Psychanalyse, p. 42, cité par René Pommier, 2008, p. 155)

 Freud pensait que l’amnésie infantile résultait du refoulement, hypothèse qui expliquait, selon lui, que les souvenirs de traumatismes sexuels subis dans l’enfance étaient, à l’âge adulte, inaccessibles directement à la conscience. Selon Freud, la psychanalyse devait parvenir à les faire remonter à la surface des années plus tard, en faisant tomber la résistance inconsciente.

Selon J. Van Rillaer, les enfants de moins de trois ans ne se souviennent pas de leurs premières années, non pour des raisons d’« amnésie infantile » due au refoulement, mais parce que la maturation neuronale nécessaire à la mémorisation n’est pas encore réalisée avant deux ou trois ans.

L’article Faux souvenir du Dictionnaire des Sceptiques du Québec précise : « Se rappeler qu’on a fait l’objet d’une tentative d’enlèvement en deçà de l’âge de trois ans, c’est évoquer un faux souvenir presque par définition. Le lobe préfrontal inférieur gauche, organe clé de la mémoire à long terme, n’est pas encore développé chez le nourrisson. L’encodage complexe nécessaire au classement et au souvenir d’un tel événement ne peuvent se faire chez lui. »

Après trois ans, contrairement à ce que prétend Freud, les expériences traumatisantes réelles, loin d’être refoulées, ne peuvent être oubliées. L’amnésie infantile prend fin semble-t-il au moment de l’acquisition du langage.

J. Van Rillaer constate :

« Les enquêtes méthodiques et soigneuses sur les enfants victimes d’inceste et autres abus sexuels vont toutes dans le même sens : les souvenirs de ces événements ne sont nullement refoulés et oubliés, du moins si les enfants ont plus de trois ans et si les expériences ont été réellement traumatisantes. Chez les enfants choqués, les images mnésiques sont d’autant plus vivaces, fréquentes et envahissantes que les événements étaient graves et que ces victimes ont essayé de réprimer ces souvenirs. Les études qui ont porté spécifiquement sur des enfants sexuellement abusés et menacés par des adultes pour qu’ils gardent le silence montrent que ces victimes se souviennent particulièrement bien des sévices. L’interdiction de parler renforce les souvenirs et les rend encore plus intrusifs.» (2003, p. 193)

 

Pour les thérapeutes de la mémoire retrouvée, le refoulement est un dogme aussi inébranlable qu’un dogme religieux. E. Loftus témoigna en tant qu’expert au procès de G. Franklin, accusé vingt ans après les faits par sa fille, Eileen, d’avoir assassiné son amie Susan, alors âgée de neuf ans, puis de l’avoir elle-même violée plusieurs fois et d’avoir abusé de sa petite fille. E. Loftus rapporte l’expérience qu’elle fit au cours du procès de la force de cette conviction chez ceux qui croyaient en la culpabilité de l’accusé :

« … répondant aux questions du procureur, je commençais à ressentir la puissance de cette chose nommée refoulement. J’avais l’impression d’être à l’église, discutant avec un prêtre de l’existence de Dieu. (…) Je commençai à réaliser que le refoulement était une entité philosophique, entraînant un acte de foi de la part de ses adhérents. Pour ceux disposés à croire, aucune discussion « scientifique » ne les persuaderait de renoncer.» (Loftus, 1997, p. 100) [12]

Si le refoulement reste faute de preuves une hypothèse métaphysique, sur quels critères différencier les faux des vrais souvenirs ?
Comment prouver qu’il s’agit bien d’un faux souvenir quand il se rapporte à l’enfance de l’accusateur, et qu’il n’existe aucun témoin, ni aucune preuve de l’événement ?
« La personne qui se souvient d’avoir vu sa mère lancer un verre de lait à son père, alors que c’est son père qui a posé le geste, vit un faux souvenir fondé sur une expérience réelle. Le sujet a beau conserver des images très vives des supposés événements et tout « revoir » clairement, seule la corroboration de témoins permettra de savoir si le souvenir est exact ou non. De telles altérations de la mémoire, comme l’interversion des rôles dans un souvenir, sont passablement fréquentes, et peuvent avoir, dans certains cas, des effets dévastateurs… » (Dictionnaire des Sceptiques du Québec, article Faux souvenir)

Mais lorsqu’une personne est accusée d’abus sexuel plusieurs décennies après l’événement, il faut se rendre à l’évidence que la corroboration par les preuves et les témoignages est impossible et que tout repose sur les allégations de celui qui l’accuse.

 

Quels critères pour différencier les vrais et les faux souvenirs ?

1 – La clarté et la précision de leur évocation ?

 

Dans le chapitre « Une histoire vraie d’un faux souvenir », E. Loftus rapporte le cas d’Eileen Franklin, âgée alors de 29 ans, qui se souvint, vingt ans après les faits, dans un « flash fulgurant », qu’elle avait assisté au meurtre de sa meilleure amie et que le meurtrier était son père, Georges Franklin. Son souvenir devint par la suite de plus en plus clair et détaillé. Certains en tirèrent argument pour dire que ce souvenir était vrai.

Pourtant, le souvenir d’Elizabeth Loftus et le souvenir de Jean Piaget, par exemple, étaient d’une grande clarté et d’une grande précision et tous deux y adhéraient totalement, jusqu’au jour où ils ont dû admettre l’évidence que ces souvenirs étaient faux.

 

2 – L’émotion qui les accompagne ?

Il a été admis que seules les expériences émotionnelles vécues pouvaient donner lieu à des souvenirs chargés d’émotion. Ceci a conduit à penser que si un patient en psychothérapie retrouvait avec une vive émotion des souvenirs d’abus sexuels, c’était la preuve que ces événements avaient bien eu lieu.

 

« Une expérience conduite par les psychologues Cara Laney et Elizabeth Loftus montre, au contraire, qu’il est difficile de distinguer les souvenirs authentiques des faux souvenirs d’enfance en s’appuyant sur leur contenu émotionnel subjectif. Autrement dit, les faux souvenirs peuvent aussi être de nature émotionnelle. (…) Les auteurs réussissent de cette façon à implanter un faux souvenir d’enfance émotionnel chez 23,6 % des participants qui déclaraient initialement être peu certains de l’avoir vécu. Des informations présentées comme des éléments d’interprétation psychologique peuvent donc suggérer de fausses expériences autobiographiques. » (CNRS Inist, Laney et Loftus, 2008) [13]

 

3 – Le refoulement s’exerce-t-il plus sur les expériences douloureuses, justifiant ainsi qu’on puisse les « oublier » et les retrouver intactes plus tard avec l’aide d’une psychothérapie ?

C’est la thèse de Freud, qui fait du refoulement un mécanisme de défense d’autant plus puissant que les traumatismes vécus ont été douloureux. Des années plus tard, il aura du mal à rafistoler cette thèse lorsqu’il sera confronté aux cauchemars incessants des soldats revenus de la guerre (voir ci-dessus II.2).

D. L. Schacter, dans À la recherche de la mémoire, rapporte l’impossibilité d’oublier des internés des camps. Selon lui, la plupart des adultes qui ont connu en tant qu’enfants ou adultes la guerre, les camps de concentration, les viols collectifs, la famine ou la torture se souviennent de ces événements. Loin de refouler inconsciemment ces souvenirs, ils essaient désespérément de les oublier.4]

Ziggy, l’ami de la famille de Jenny, qui fut interné dans les camps nazis, témoigne du caractère obsédant des souvenirs de cette époque.

Dans L’enfant et la guerre, Stanislav Tomkiewicz, neuropsychiatre et pédiatre, évoque les souvenirs obsédants des enfants rescapés des camps de concentration :

 

« La plupart du temps, les enfants rescapés de l’horreur atteignent une adaptation sociale meilleure qu’attendue. Les troubles psychosociaux sont relativement rares… Il en va tout autrement avec la souffrance psychique et les troubles dits névrotiques. Je n’insisterai pas sur les signes classiques et bien connus du syndrome post-traumatique qui peut se prolonger pendant de longues années : énurésie, troubles du sommeil, cauchemars (quatre sur cinq des survivants des camps de concentration semblent en souffrir des dizaines d’années après la libération). Les psychiatres anglo-saxons décrivent tous ces troubles, tant subjectifs qu’objectifs, sous le sigle PTSD (Post traumatic stress disorder), avec des pensées, des images, des souvenirs obsédants, des conduites d’évitement, d’inhibition affective, d’indifférence au monde, des comportements régressifs, agressifs, des perturbations psychophysiques et aussi la culpabilité, la haine… » (ENFANCE majuscule N° 31- Octobre Novembre 1996, Suite de M et GN, Vol 12 N°2 et 3)

 4 – La période de la vie à laquelle ils font appel ?

Selon les thérapeutes des TMR, la mémoire inconsciente garde intacts et protégés par l’amnésie infantile les souvenirs refoulés des traumatismes de l’enfance. Si la psychothérapie parvient à les récupérer, elle nous permettra par là même de nous libérer de nos traumatismes passés et d’en « guérir ». Certains thérapeutes de « la résolution de l’inceste » suggèrent dans cette voie que les trous de mémoire relatifs à l’enfance sont la preuve d’abus sexuels. (Fredrikson, 1992)

Commentant les résultats d’expérience, Nicholas Spanos écrit :

« En réalité les données indiquent que l’incapacité à se rappeler des événements précoces n’a rien à voir avec le refoulement ou toute autre forme d’oubli motivé. L’oubli des faits qui se sont produits avant l’âge de trois ou quatre ans semble universel. Il porte le nom d’amnésie infantile et est associé à des processus de maturations neuronales qui se poursuivent après la naissance… » (1998, p. 95)

 

Selon lui, les souvenirs remontant avant l’âge de trois ans rapportés par ceux qui en font état ont de bonnes chances d’être faux, et résultent plutôt de ce que les autres ont raconté.

Les conclusions des recherches récentes sur l’amnésie infantile s’accordent pour dire qu’elle dure jusqu’à l’acquisition du langage, vers l’âge de trois ans.

En 2003, Van Rillaer écrit :
« Qu’en est-il des enfants ? Les traumatismes vécus durant les deux premières années sont, quelques années plus tard, irrémédiablement oubliés. Par contre, à partir de l’âge de trois ans, les expériences très pénibles sont gardées en mémoire et réapparaissent facilement. Les recherches les plus impressionnantes portent sur des enfants américains qui ont assisté au meurtre d’un de leurs parents (…) Malmquist, qui a examiné seize enfants de moins de onze ans ayant subi ce drame, conclut : « Chez les seize enfants apparaissent des souvenirs vivaces de l’événement. Les images mnésiques du meurtre persistent, elles sont tenaces et surgissent à des moments inattendus. » (Van Rillaer, 2003, p. 195-196)

 

Selon une expérience menée par plusieurs chercheurs américains et rapportée par le CNRS Inist : « L’amnésie infantile occulte les expériences vécues pendant les toutes premières années de notre existence. Elle accroît aussi notre vulnérabilité aux faux souvenirs d’événements hypothétiques couvrant cette même période de la vie. »

5 – La répétition des événements traumatisants plus que l’événement unique ?

La thèse soutenue par Leonor Terr, expert psychiatre lors du procès de G. Franklin, postule que les enfants soumis à des abus répétés apprennent à en refouler plus fortement encore les souvenirs, pour pouvoir continuer à vivre dans un environnement violent. Lorsque, après avoir accusé son père du meurtre de son amie vingt ans après les faits, Eileen Franklin dit se souvenir que son père l’a violée à cinq ans, puis qu’il l’a violée plusieurs fois, puis qu’il a violé ses sœurs…etc., L. Terr pose que c’est justement à cause de la répétition de ces actes monstrueux que E. Franklin les a oubliés pendant vingt ans. Mais elle ne se demande pas si ses nouveaux souvenirs et ses déclarations changeantes ne sont pas le résultat de la suggestion thérapeutique.
Or les expériences scientifiques et les observations montrent que plus un événement se répète, mieux on s’en souvient.

 

Si Eileen Franklin les a oubliés pendant vingt ans, cela pourrait d’une autre façon conduire à penser qu’Eileen les a banalisés. Ou encore que par l’effet de simple exposition, elle a fini par les « aimer ». Mais cela dépasse l’entendement.

 

 6 – Enfin, même si aucune étude systématique n’a encore été réalisée sur les patients ayant subi une TMR, des recherches sur le stress et la peur montrent que ceux-ci modifient l’architecture cérébrale. Les symptômes engendrés par les TMR se rapprochent des symptômes engendrés par le stress post-traumatique.

 

C’est ce que montrent les recherches en endocrinologie de l’équipe de Bruce McEwen, à l’Université Rockefeller de New York :

 

« Les images mentales suscitées de façon guidée par le thérapeute chez son patient, ainsi que la répétition des scènes évoquées lors de la thérapie, provoqueraient des symptômes similaires à ceux du stress post-traumatique. (…) Du point de vue du cerveau, l’imagerie guidée pourrait être aussi puissante que d’observer des vidéos de scènes de maltraitance. » (K. Lambert, S. Lilienfeld, 2008, p. 62-63) (14)

 

Ces chercheurs montrent que les effets négatifs des méthodes de suggestion des thérapies de la mémoire retrouvée sont renforcés par le sentiment d’impuissance et le renoncement du patient.

 

Si le syndrome de stress post-traumatique peut être traité efficacement par les thérapies cognitives et comportementales (TCC), il doit pouvoir en être de même pour les symptômes créés par les TMR. Mais cela suppose que le patient en TMR possède l’information critique sur ces psychothérapies et qu’il décide de sortir de leur emprise. Il faudrait qu’il ait gardé ou recouvré sa liberté de jugement pour accepter cette aide, et qu’il ait la volonté de combattre la manipulation mentale dont il est l’objet.

 

Pour conclure cette recherche, le test mené par E. Loftus « Lost in the mall », ou « L’enfant perdu dans un centre commercial », montre « qu’on peut induire chez un sujet (volontairement ou involontairement) de faux souvenirs très élaborés auxquels la personne croit fermement. » [15]

 

La méthode DRM (Deese-Roediger-McDermott), largement utilisée pour étudier l’apparition de faux souvenirs en laboratoire, montre que les sujets ont un « degré de confiance élevé lorsqu’ils affirment que le leurre critique a été présenté. » alors qu’il ne l’a pas été. (Brédart et Van Der Linden, 2004, p.35)

Comment la suggestion des TMR peut-elle arriver à ce résultat ?

 


Notes

 

[10] Harrison G. Pope, Jr., M.D., est professeur de psychiatrie au Harvard Medical School et chef du Biological Psychiatry Laboratory au Mac Lean Hospital. Belmont, Massachusetts.

[11] Jacques Van Rillaer est psychologue, ancien psychanalyste, professeur à l’université de Louvain-la-Neuve en Belgique et aux Facultés Universitaires Saint-Louis. Il est l’auteur de Les illusions de la psychanalyse, (P. Margada Éd., 1980), Psychologie de la vie quotidienne, (Odile Jacob, 2003) et coauteur du Livre noir de la psychanalyse, (Éditions des Arènes, 2005). Invité par l’Observatoire zététique, il a fait une conférence sur Les Bénéfices et les Préjudices de la Psychanalyse, le 22 mars 2007, à la faculté de pharmacie de Grenoble.

[12] Le cas d’Eileen Franklin est exposé dans le chapitre 6, « Histoire vraie d’un faux souvenir », (Loftus, 1997, p. 70-80)
Eileen Franklin et son amie Susan Nason ont 9 ans lorsque Susan est assassinée, le 22 septembre 1969. Le meurtre reste non élucidé. Vingt ans plus tard, Eileen, 29 ans, dans un « flash fulgurant », croit retrouver le souvenir de cette scène dont elle dit avoir été témoin. L’homme qui, selon elle, a assassiné Susan n’est autre que son père. George Franklin est accusé sur des motifs qui se compliquent de plus en plus. Après quelques temps de psychothérapie, Eileen ajoute à l’accusation de meurtre des accusations d’inceste ainsi que de viol par un ami de la famille. Puis elle accuse son père d’abus sexuel sur sa fille, âgée de 2 ans…

[13] CNRS Inist :
Peut-on distinguer les vrais des faux souvenirs d’enfance en fonction de leur contenu émotionnel ?
« Selon toute vraisemblance, seules les expériences émotionnelles vécues devraient générer des souvenirs émotionnels. Une expérience conduite par les psychologues Cara Laney et Elizabeth Loftus montre, au contraire, qu’il est difficile de distinguer les souvenirs authentiques des faux souvenirs d’enfance sur la base de leur contenu émotionnel subjectif (Laney et Loftus, 2008). Autrement dit, les faux souvenirs peuvent aussi être de nature émotionnelle.
Cette nouvelle expérience est originale pour plusieurs raisons. Pour la première fois, des chercheurs comparent des participants ayant de vrais ou de faux souvenirs d’un même événement d’enfance. La méthode d’implantation des faux souvenirs est également intéressante. Dans la première étape de l’étude, les personnes répondent à des questionnaires de personnalité. Ils doivent aussi indiquer s’ils pensent avoir vécu dans leur enfance vingt-six événements émotionnels précis. Ils sont invités à qualifier le contenu affectif de chacun d’eux. Lorsqu’ils retournent au laboratoire pour la deuxième session, on leur présente une sorte de profil psychologique personnalisé basé sur les éléments d’information recueillis pendant la première phase de l’étude. En particulier, on leur annonce qu’un événement d’enfance a fortement contribué à leur développement émotionnel : « Vous avez été hospitalisé pendant la nuit », « Vous avez surpris vos parents en train d’avoir des relations sexuelles », ou « Vous avez assisté à une altercation physiquement violente entre vos parents ». Certaines personnes avaient estimé initialement se remémorer l’expérience retenue, alors que d’autres ne s’en étaient pas souvenues. Dans tous les cas, les personnes doivent maintenant essayer de répondre à différentes questions à propos de cet évènement, et d’en évaluer le contenu émotionnel. Les auteurs réussissent de cette façon à implanter un faux souvenir d’enfance émotionnel chez 23,6 % des participants, qui déclaraient initialement être peu certains de l’avoir vécu.
Des informations présentées comme des éléments d’interprétation psychologique peuvent donc suggérer de fausses expériences autobiographiques. D’une manière similaire, des recherches expérimentales indiquent que l’interprétation d’un rêve peut encourager la formation de fausses croyances autobiographiques chez certains participants, (Mazzoni et Loftus, 1998, Mazzoni, Lombardo, Malvagia, et Loftus, 1999).»

[14] D. L. Schacter est professeur de psychologie à l’Université de Harvard, spécialiste de la mémoire, il a joué un rôle important dans l’élaboration des théories modernes de la mémoire.

[15] Kelly Lambert est professeur dans le Département de Psychologie de l’Université Randolph-Macon, à Ashland (USA). Scotto Lilienfeld est professeur à l’Université Emory, à Atlanta (USA), auteurs de Science et Pseudoscience in Clinical Psychology, 2003.


La psychothérapie suggestive

 


 

La suggestion est une technique psychique reposant sur la croyance que le psychothérapeute peut influencer par la parole un état affectif ou une conduite du patient. La suggestion hypnotique pratiquée par Charcot et Bernheim fut le modèle de la suggestion psychanalytique. Freud qui pratiqua l’hypnose, s’en sépara par la suite, mais la technique psychanalytique restera fortement suggestive.
Dans la pièce Souvenirs Fantômes, la suggestion thérapeutique opère de façon souterraine et voilée. Jenny ne la détecte pas, alors même qu’elle dirige en profondeur ses sentiments et sa nouvelle représentation de son passé.
Jenny : « Nom de Dieu, Valérie. Mais vous cherchez quoi ?
Valérie : Je ne cherche rien. C’est vous qui parlez.
Jenny : J’ai des parents merveilleux et des grands-parents merveilleux, bordel. Mais bon Dieu, vous cherchez quoi ?
Valérie : Je ne cherche rien. C’est vous qui parlez. » (p. 31)

Valérie sait que pour que la suggestion marche, elle doit donner à Jenny l’impression qu’elle découvre elle-même, en toute liberté, la vérité.
Mais au lieu de s’assurer que cette vérité est bien celle de Jenny, elle lui en fabrique une de toutes pièces qui colle avec ses propres convictions. Pour la psychothérapeute, toute difficulté existentielle s’explique par un abus sexuel subi dans l’enfance. Pour elle l’absence de souvenir, le déni, en sont la preuve irréfutable.

L’objectif ultime visé par Valérie est d’amener Jenny à mettre en accord sa révolte contre son père avec ses actes en la poussant à l’accusation directe et à la confrontation. Elle applique ainsi le principe de cohérence sur lequel repose la manipulation. Robert Cialdini, dans Influence et Manipulation, montre l’efficacité de ce mécanisme pour diriger le comportement de l’individu :
« D’éminents théoriciens tels que Léon Festinger, Fritz Hieder, et Théodore Newcomb ont considéré le désir de cohérence comme un motivateur essentiel de notre comportement. (…)
Le désir d’être et de paraître cohérent fournit aux exploiteurs une arme d’influence sociale extrêmement puissante. Il peut même nous pousser à agir de façon contraire à nos intérêts. » (1990, p. 61)
Pour trouver cette nouvelle cohérence, Jenny renie ses anciennes convictions.

C. B. Brenneis, psychologue et psychothérapeute américain, a étudié les effets de la suggestion sur les patients. [16]
Il a montré que la suggestion est capable du meilleur comme du pire :
« La suggestion opère dans la pratique analytique selon un continuum. L’implication active du thérapeute suggère et imperceptiblement sème une grande variété de croyances.
Pour la plus grande part ces influences suggestives sont hautement bénéfiques et ne soulèvent pas d’objections. C’est dans la croyance en l’existence et en la possibilité de récupérer des souvenirs réprimés d’événements traumatiques de l’enfance, que la suggestion devient plus problématique. » (Brenneis, 1997, p. 43)
Il met en relief que le patient en souffrance cherche un réconfort et un guide dans la figure d’« expert » et d’« autorité » du thérapeute.
Son désir est un désir d’« affiliation », qui implique « l’accord et l’acceptation des convictions du thérapeute. »
« Les deux participants gagnent ce qu’ils recherchent implicitement : le thérapeute, la confirmation de ses convictions et le patient, une clarté cognitive et son affiliation à une autorité qui l’accepte. » (Brenneis, 1997, p. 47)
Or, l’objectif du thérapeute peut-il être légitimement de « confirmer ses convictions » ? S’il interprète les causes du mal-être de ses patients en fonction d’un schéma général et préétabli, ne les trahit-il pas ? En outre, la « clarté cognitive » acquise par le patient est-elle une garantie de sa vérité ?
Brenneis dit qu’il y a un désir de séduction réciproque inhérent à la situation thérapeutique. Freud l’appelait transfert et contre-transfert. Il voyait dans le transfert la résurgence de la dépendance affective aux parents, dont l’analyse permettait de se libérer. Par sa nature même, la situation psychothérapeutique peut engendrer « une relation affective intense » entre le patient et son thérapeute.
En ce sens, J. Van Rillaer écrit :
« La notion freudienne de transfert ne se limite pas à l’idée d’un déplacement d’affects. Elle désigne également la relation affective intense qui apparaît dans une psychothérapie. […] Freud reconnaît également la réciprocité des phénomènes transférentiels en disant que le psychanalyste peut éprouver à l’égard du patient des passions troubles. » (Van Rillaer, 1980, p. 180-181)
Le patient peut alors être conduit par le psychothérapeute à projeter dans son enfance ses désirs actuels, pour ne pas les voir comme actuels, et pour en éviter les dangers.
D. Spence appelle ce phénomène « la metalepsis » ou « l’inclination de chercher des causes lointaines dans le passé à des événements présents. » (Spence, 1994, cité par Brenneis, 1994, p. 117)
Au fil de cette aventure thérapeutique, va s’enclencher ce que Brenneis appelle le « self reinforcing circle » ou « cercle d’auto renforcement ». L’empathie pathologique qui s’instaure alors entre certains thérapeutes et leur patient, comme entre Valérie et Jenny dans « Souvenirs Fantômes », risque d’engendrer une dépendance mutuelle durable.
J. Van Rillaer écrit :
« Si le thérapeute croit dans la théorie des sévices oubliés et que le patient lui fait confiance, ils « travaillent » ensemble jusqu’à produire les souvenirs recherchés. La thérapie devient alors une « folie à deux », un processus dans lequel deux personnes se renforcent mutuellement à croire des interprétations délirantes. » (Van Rillaer, 2003, p. 219)

L’anecdote que raconte E. Loftus en constitue une illustration intéressante.
E. Loftus dit que cette histoire lui en a appris beaucoup « sur le potentiel abusif et destructeur des techniques psychothérapeutiques. »
Un jour, une psychothérapeute, Barbara, convaincue du bien-fondé des TMR, demande à E. Loftus de l’aider à rédiger un article traitant des souvenirs refoulés d’abus sexuels. Quelques temps plus tard, les deux psychologues se retrouvent pour discuter de certains aspects théoriques. À cette occasion, elles échangent beaucoup de choses personnelles et E. Loftus raconte à Barbara le souvenir d’avoir été molestée à l’âge de six ans par Howard, un baby-sitter. Elle dit qu’elle n’a jamais oublié, ni refoulé ce souvenir. Une semaine plus tard, elle reçoit une lettre de Barbara lui confiant que son histoire l’a beaucoup attristée et mise en colère. Ayant réfléchi à ce qui pourrait soulager la douleur d’E. Loftus, elle a pensé aux coutumes du sorcier vaudou :
« Sur une feuille séparée, Barbara avait dessiné la silhouette d’un corps masculin. Elle avait écrit HOWARD en caractères gras, au beau milieu de la poitrine de la figurine. Elle avait inséré une aiguille dans les mains et dans les parties génitales d’Howard ; les extrémités des aiguilles étaient coloriées en rouge vif.
Je fixai le dessin pendant assez longtemps, sans savoir quoi penser. Barbara essayait de m’aider, c’est tout ce que je savais. Mais ma douleur, semblait-il, était devenue la sienne et ma colère avait été avalée par elle. Était-ce là ce qui se passait parfois en thérapie ? Lorsqu’un patient exprimait ses peurs les plus profondes, le thérapeute s’en emparait-il pour les agrandir ou les recréer symboliquement ?
Je ne savais vraiment pas quoi penser de tout cela, mais je savais ce que Barbara avait fait : elle s’était emparée de mon souvenir, elle l’avait transpercé d’aiguilles, et l’avait fait saigner. » (1997, p. 293, 294)
Il apparaît qu’un bon nombre des patientes des TMR, venues consulter pour des troubles psychologiques légers, sombrent dans des dépressions sévères et sont internées en hôpital psychiatrique. Peut-être est-ce le sort logique de Jenny dans « Souvenirs Fantômes ». Car ne pas pouvoir différencier les fausses réalités des vraies est l’essence même de la folie.

Les thérapies de la mémoire retrouvée sont dangereuses.

J. Van Rillaer estime que le public doit en être averti :
« Il est important de porter à la connaissance du public que des recherches rigoureuses ont clairement établi qu’une proportion de thérapeutes fait plus de tort que de bien. Comme en médecine, certains traitements aggravent la situation. Les spécialistes parlent de « résultats négatifs » ou d’« effet de détérioration ». Les praticiens de la psychothérapie n’ont aucun intérêt à en parler.
La personne en psychothérapie qui, après dix séances, ne constate guère d’améliorations dans sa façon de réagir devrait réfléchir à la possibilité de changer de thérapeute et même de type de thérapie. La psychothérapie est une activité où le charlatanisme et le bluff sont plus facilement répandus que dans la plupart des autres professions. C’est un type de relation où des abus de pouvoir sont fréquents. Le public a le droit de le savoir et de se défendre. » (2003, p. 280)
E. Loftus montre comment l’influence opère dans le chapitre « Utopie régressive ». Elle recense les principales techniques utilisées par les TMR et en analyse les préjudices dont aucune n’est exempte. (1997, p. 191 à 232)
La première d’entre elles, et qui est au départ de la majorité des TMR, est la question directe : « Ne pensez-vous pas que vous avez été sexuellement abusée dans votre enfance ? » Elle fait son chemin plus ou moins rapidement dans l’esprit de la patiente, en quelques heures ou quelques mois.
Lorsque ces techniques ont produit les souvenirs attendus, la confrontation à l’abuseur est la garantie de la guérison, parce qu’elle est enfin l’occasion de dire la vérité.
La confrontation a des effets pervers :
« Le mal causé par ces confrontations, qu’elles se passent autour d’une tombe, d’un mariage ou en simple face-à-face, ne se limite pas à l’accusé, qui n’est pas forcément coupable de ce dont on l’accuse. Le mal causé à la survivante doit aussi être pris en compte. » (1997, p. 230)
L’objectif d’une psychothérapie est d’apporter à un patient en souffrance l’aide nécessaire pour qu’il la surmonte. Pour réussir, elle doit être à l’écoute du patient et ne pas interpréter sa souffrance à travers le prisme de ses propres convictions.
À quoi reconnaît-on qu’une thérapie remplit cette mission ?
Brenneis en donne quelques critères, mais il ne cache pas que toute thérapie suggestive s’appuie sur l’influence interpersonnelle. Cette influence peut être sous certaines conditions bénéfique.

1 – Comment reconnaître une bonne thérapie ?

Selon Brenneis, elle privilégie l’écoute plutôt que la suggestion, l’empathie raisonnable, plutôt que l’autorité directive :
« Il y a probablement un accord unanime pour dire qu’une bonne thérapie peut être caractérisée comme empathique, réfléchie et investigatrice : le patient dirige et le thérapeute pour une bonne part suit. Le thérapeute propose « dites m’en plus » ou bien « comment vous sentez vous ? » plutôt que « vous ressentez cela ».
Cette sorte de bonne thérapie ne met pas en œuvre de techniques expressément suggestives et de ce fait minimise les possibilités de suggestion. » (Brenneis, 1997, p. 153)
Cependant, l’influence existe toujours :
« La thérapie, parce qu’elle est mue par une relation interpersonnelle, ne peut pas éliminer l’influence ; une bonne thérapie justement parce qu’elle est bonne, crée un lien d’empathie et de ce fait renforce la possibilité d’influence. » (1997, p. 154)
Il semble raisonnable de dire que le principal objectif d’une psychothérapie devrait être d’amener l’individu à mieux affronter son existence présente, plutôt qu’à s’enfermer dans son passé.
J. Van Rillaer l’exprime dans un langage métaphorique :
« Aujourd’hui, beaucoup de psychothérapeutes se contentent d’écouter les voyages interminables des patients dans leur passé, agrémentés d’interprétations de rêves et d’actes manqués. Aux patients qui se sentent au fond d’un trou, ils prescrivent de « creuser », de s’enfoncer toujours davantage dans les « profondeurs ». Bon nombre de ces patients n’en sortent plus. Plutôt qu’une pelle, il leur faudrait une échelle, dont les principaux échelons sont l’apprentissage du pilotage cognitif et l’engagement dans des activités, qui permettent de modifier substantiellement des modes de pensée. Le but ultime de la psychothérapie n’est pas seulement d’éliminer des comportements problématiques, c’est d’apprendre à mieux gérer ses propres processus psychiques, à affronter efficacement des situations stressantes et à développer des activités épanouissantes. » (Van Rillaer, 2003, p. 253)
E. Loftus montre la position délicate des psychothérapeutes :
« (…) même s’ils sont prêts à accepter la possibilité que des souvenirs soient inventés, ils se trouvent devant une grande difficulté. Ces praticiens consciencieux et compatissants s’investissent pour créer une atmosphère de sécurité et de confiance dans laquelle les patients peuvent exprimer leurs émotions et dire la vérité sur leur passé.» (Loftus, 1997, p. 103)

En fin de compte, selon E. Loftus, au-delà du risque de perdre la confiance de son patient, le psychothérapeute craint, s’il se montre sceptique, de perdre confiance en sa propre psyché et d’ébranler sa propre stabilité intérieure.
C’est ce que Brenneis appelle le « dilemme du thérapeute ».

2 – Le dilemme du thérapeute

D’après Brenneis, le thérapeute peut se trouver coincé entre l’obligation de se montrer « crédule » vis-à-vis de son patient, et celle de s’interroger avec un esprit critique sur ses croyances :
« Le doute, même pour un instant, rompt la confiance et casse la relation thérapeutique. En un mot le doute détruit. » (Brenneis, 1997, p. 107)
« Le doute est vu comme un refus de soutenir un patient qui a déjà été blessé par l’incrédulité.
Dans sa pratique clinique, le thérapeute est confronté à un véritable dilemme. S’il penche vers le doute en suivant le paradigme du croyant, il est menacé de trahison, s’il va dans le sens de la croyance, selon le paradigme de la suggestion, il favorise la fabrication des faux souvenirs. D’un autre côté, si on ne croit pas le patient, aucun souvenir ne peut être toléré, et si on le croit alors chaque souvenir qui apparaît est suspect. » (Brenneis, 1997, p. 59)

D’une certaine manière, nous nous heurtons tous à ce dilemme, dans nos relations personnelles, éducatives, familiales, amicales…

3 – Le choix du thérapeute

Existe-t-il un type repérable de psychothérapeutes susceptibles de pratiquer la thérapie de la mémoire retrouvée ?
Bien souvent, on ne sait pas quelle est la méthode utilisée par un psychothérapeute. On s’adresse à un spécialiste recommandé par un généraliste, par un ami… on sait que c’est un psychiatre, un psychanalyste ou un psychothérapeute. C’est écrit sur sa plaque. Mais quelle est sa méthode ?
Souvenirs Fantômes, avec le personnage de Valérie, suggère que seuls les psychothérapeutes peu ou mal formés, selon l’étiquette actuelle les « charlatans », sont susceptibles de pratiquer la thérapie de la mémoire retrouvée d’abus sexuels.
Cependant, le danger peut venir aussi des thérapeutes formés, reconnus par leurs pairs, recommandés par leurs confrères, et qui dénoncent les thérapies des faux souvenirs tout en les pratiquant, persuadés que les souvenirs auxquels ils parviennent sont vrais.
À partir de sa propre expérience, Brenneis écrit :
« Les « souvenirs retrouvés » de traumatismes ne se produisent pas uniquement avec des thérapeutes peu formés ou incontrôlés…
… Une importante minorité de cliniciens (des praticiens américains et anglais hautement qualifiés) croient qu’ils sont capables d’identifier des patients qui nient des histoires d’abus sexuels mais qui ont été « réellement » abusés dans leur enfance. Ces thérapeutes utilisent une grande variété de techniques de suggestion pour faire retrouver les souvenirs. Bien que cette minorité de thérapeutes reconnaisse la possibilité de souvenirs factices, il y a parmi eux une croyance largement répandue que les souvenirs retrouvés par leur propre méthode, sont valides. » (1997, Préface, xii)
C’est là une illustration du phénomène bien connu de « self excepting fallacy ».
J. Van Rillaer remarque :
« Beaucoup de gens ignorent à quel point des psys peuvent faire des dégâts, même quand ils ont des diplômes universitaires. » (Van Rillaer, 2003, p. 219)

Selon Michaël Yapko, c’est le pouvoir même du thérapeute qui, selon la manière dont il s’en sert, fait de lui un bon ou un mauvais thérapeute :

« La thérapie suppose nécessairement d’exercer une influence. Une réalité fondamentale de la pratique clinique est que celui qui a du pouvoir thérapeutique a aussi le pouvoir d’être antithérapeutique. Des gens peuvent-ils être amenés à adopter des croyances qui leur sont vraiment néfastes ? Oui. Les gens peuvent-ils convaincre d’autres ou se convaincre eux-mêmes que des événements inexistants se sont produits ? Assurément. » (Yapko, 1995, p. 30)

La suggestion thérapeutique est d’autant plus efficace qu’elle est imperceptible.

C’est ce que montre Pascal de Sutter dans « Les nouveaux psys » :

« Si, spontanément, un patient lui parle d’un traumatisme infantile, il (le thérapeute) creusera cette piste en profondeur. En revanche, si le patient lui affirme avoir eu une enfance heureuse et banale, il restera sur sa faim. « Êtes-vous sûre que votre enfance était si heureuse ? Vous dites ne jamais avoir subi de trauma sexuel dans l’enfance, mais n’est-ce pas plutôt que vous ne vous en souvenez pas ? » La suggestion du psy est bien entendu rarement aussi évidente. La plupart du temps, elle n’est même pas consciente. Elle peut être non verbale : un toussotement, un froncement de sourcil. Si un thérapeute se met à prendre subitement des notes chaque fois que la patiente aborde une question sexuelle, il induit l’idée que les événements sexuels sont plus importants que les autres. Chacun sait combien un patient malheureux est fragile et a « envie » de plaire à son thérapeute ; tous les patients ont besoin d’écoute et d’attention. Dès lors, si le thérapeute a envie d’entendre des histoires d’abus sexuels infantiles, il les entendra. Et s’il ne les entend pas durant les premières séances, des souvenirs « refoulés » apparaîtront un peu plus tard, de plus en plus clairs, de plus en plus nombreux, de plus en plus précis… » (2008, p. 281)

La suggestion thérapeutique est redoutable, car elle s’exerce dans le contexte de la relation thérapeutique où domine la confiance dans le savoir-faire et dans l’autorité du thérapeute. L’expérience sur la soumission à l’autorité de Milgram menée à l’Université de Yale, reprise dans diverses universités avec la participation d’un millier de sujets, vérifie ce phénomène. À une très grande majorité, les gens font ce qu’on leur demande de faire sans tenir compte de la nature de l’acte prescrit et sans être réfrénés par leur conscience dès lors que l’ordre leur paraît émaner d’une autorité légitime. Les symboles propres à la thérapie, le cabinet du thérapeute, son savoir, son écoute, la confidentialité… remplacent ceux de la blouse blanche et du laboratoire, et sont aussi efficaces pour induire la soumission du patient. Déposer le fardeau de ses difficultés existentielles sur les épaules d’un autre, le père, avec la bénédiction du thérapeute peut être ressenti comme la solution acceptable.

E. Loftus exprime le regret que les séances de psychothérapie ne soient pas enregistrées, car cela permettrait de mieux étudier les mécanismes de l’influence :

« Les choses seraient bien différentes si les thérapeutes enregistraient ou filmaient chaque séance. On saurait peut-être dans quelle mesure un thérapeute peut influencer la pensée de son patient par sa manière de formuler ses questions, ses gestes, ses regards ou ses silences. » (1997, p. 178)

Pour admettre cette pratique, il faudrait que le thérapeute soit conscient que l’étude objective de l’influence est cruciale.

Comment accorder cela avec la confidentialité due au patient…

Cette question devrait être l’objet d’une réflexion des spécialistes qui ont compris où est le véritable intérêt de ceux qui attendent d’eux une aide psychologique.

Aux États-Unis, le phénomène des faux souvenirs a été étudié sur un plan sociologique.

 


Notes

[16] The « Lost in the mall » technique, ou technique de « L’enfant perdu dans un centre commercial », (1997, p. 11-145).

Il n’est évidemment pas possible de reproduire pour un chercheur une situation comparable à celle d’un abus sexuel. Aussi, E. Loftus eut l’idée de mettre sur pied une expérience vraiment traumatisante pour un enfant : perdre ses parents dans un centre commercial.
Le principe était le suivant : « On racontait à des sujets adultes une série d’aventures survenues durant leur enfance ; toutes étaient vraies sauf l’anecdote du centre commercial. Dans cette anecdote, on précisait aux « cobayes » qu’à l’âge de cinq ans ils s’étaient perdus pendant longtemps et avaient été recueillis par une personne âgée. 25% des sujets se remémorèrent cet épisode et l’enrichirent même de détails précis sur l’apparence de la personne qui les avaient aidés. Mais tout cela n’était jamais arrivé. Elizabeth Loftus avait enfin démontré qu’une personne adulte pouvait construire de toutes pièces de faux souvenirs très élaborés d’un événement traumatisant de l’enfance. D’autres chercheurs reproduisirent l’expérience avec de faux souvenirs infantiles de noyade, d’attaques d’animaux ou d’autres circonstances très stressantes. » (Pascal de Sutter, 2008, p. 284)
Pascal de Sutter est professeur à la Faculté de Psychologie de l’Université de Louvain-la-Neuve et chercheur en psychologie appliquée.


L’évolution et les caractéristiques sociologiques du phénomène des faux souvenirs aux États-Unis


Les chercheurs anglo-saxons ont étudié très tôt ce phénomène et ont réalisé avec l’aide des associations américaine la FMFS, anglaise la BFMS, australienne l’AFMA (Australian False Memory Association), une série d’enquêtes pour analyser ce phénomène.
La FMSF et les chercheurs associés estiment à plus d’un million le nombre de familles concernées aux États-Unis.

Une première enquête a été effectuée aux États-Unis, en mars 2001 et publiée dans « The Journal of Nervous and Mental Disease », en août 2004. L’auteur principal est Paul R. McHugh, médecin, ancien directeur du Département de Psychiatrie à l’École de Médecine de l’Université John Hopkins à Baltimore.

Elle a débuté avec l’envoi d’un questionnaire à 4400 abonnés de la Newsletter de la FMSF affectés par l’accusation d’abus sexuel par un membre de leur famille de seize ans et plus. Le taux de réponse a été de 42%.

 

1 – Évolution

Le graphique ci-dessous indique pour chaque année le nombre de cas d’accusations survenus pendant la période de 1970 à 2000, sur un échantillon de 1734 questionnaires.

On constate une croissance exponentielle des cas d’accusations après 1985, un pic brutal pendant les années 1990 à 1993, avec ensuite un reflux très marqué après 1992, jusqu’à une disparition quasi complète en 2000.

On peut corréler cette croissance subite avec les publications scientifiques parues sur le sujet. Serge Brédart et Martial Van Der Linden ( 2004, p. 9) ont relevé dans la base de données de l’American Psychological Association le nombre de publications trouvées avec le mot clé « false memories ». Elles sont représentées dans le graphique ci-après :

 

2 – Données d’ensemble

L’étude apporte les précisions suivantes :
93% des accusateurs sont des femmes dont la moyenne d’âge est de 32 ans.
77% des accusateurs exercent un métier en profession libérale ou sont des employés et cadres.
92% des accusations font référence à des souvenirs refoulés.
86% des accusateurs étaient en thérapie au moment des accusations.

3 – Niveau social des parents accusés

L’immense majorité des parents appartiennent à la « middle class ».

4 – Niveau d’études des accusateurs

Le niveau d’études des accusateurs est relativement élevé : les deux tiers ont suivi des études supérieures :

5 – Les personnes accusées

Les personnes accusées sont listées dans le tableau 1. Les pères constituent l’immense majorité des accusés.

 

Accusé principal (N=1731) Accusé secondaire (N=985)
Père 82,03 % 54,49 %
Mère 9,65 % 21,35 %
Grands parents 2,48 % 8,17 %
Frère 1,91 % 5,63 %
Autre 1,33 % 5,67 %
Oncle 1,50 % 2,65 %
Père adoptif 0,87 % 0,81 %
Cousin 0,12 % 0,37 %
Sœur 0,12 % 0,85 %
Personnes accusées en pourcentage du total des accusés

6 – Classification des accusateurs suivant l’état de leur relation avec la famille

Dans un souci de simplification les auteurs ont classé les accusateurs en trois catégories :

  • les « refusers », qui refusent tout contact avec les personnes qui mettent en doute leurs opinions.
  • les « returners », en contact avec leurs familles mais qui ne sont pas revenues sur leurs accusations.
  • les « retractors » reconnaissent que leurs accusations étaient fausses et recherchent des relations au plein sens du terme avec leurs familles.

En utilisant ces critères l’étude trouve :

  • 56% de « refusers »
  • 36% de « returners »
  • 8% de « retractors »

La durée moyenne de séparation avec la famille pour les :

  • « returners » : 6 ans (0 à 14 ans)
  • « retractors »: 5 ans (0 à 23 ans)
  • « refusers » : indéterminé
7 – Le retour vers la famille

Les « retractors »

Les familles de « retractors » ont été interrogées sur les facteurs qui ont été bénéfiques à la réunification de leur famille. 90% d’entre elles ont identifié un ou plusieurs des facteurs suivants :
l’aide reçue en dehors de la famille ;
des changements dans la situation de l’accusateur tels que naissances, décès, déménagements, etc. ;
contact avec l’accusateur par la famille et des amis ;
position unie de la famille ;
familles gardant la porte ouverte et montrant leur affection ;
confrontation et discussion par la famille ;
influence sur l’accusateur de livres, d’information, et des médias.

La plupart des « retractors » (63%) sont retournés vers leurs familles et ont renoué le contact avant de revenir sur leurs accusations – ce qui signifie qu’ils étaient des « returners » pendant une période avant de devenir des « retractors ».

Les « retractors » racontent qu’ils étaient psychologiquement et émotionnellement vulnérables lorsqu’ils sont entrés en thérapie. En fin de compte, ils recherchaient des réponses à leurs difficultés psychologiques et ils ont supposé que leur thérapeute était un expert dans cette matière.

Une deuxième enquête a été spécifiquement ciblée sur les « retractors » dans deux pays, aux États-Unis avec le concours de la FMSF et au Royaume Uni, avec l’aide de la BFMS.
L’auteur principal en est James Ost, chercheur à l’Université de Portsmouth, Département de Psychologie. Les résultats sont publiés dans l’article : « A Perfect Symetry ? » (Ost, 2002)

L’objectif de cette étude était notamment de mesurer la différence du temps nécessaire à l’apparition de faux souvenirs d’abus sexuel en thérapie avec celui qui est pris pour revenir sur les accusations et se rétracter :

le temps moyen pour retrouver les premiers souvenirs refoulés est de 8,6 semaines après le début de la thérapie,
le temps moyen pour se convaincre que ces souvenirs étaient faux est de 4,5 années.

Cette asymétrie montre la rapidité du processus initié par la thérapie et la difficulté de se défaire ensuite des croyances ainsi introduites. On notera que plusieurs « retractors » ont déclaré avoir subi une pression de leur thérapeute pour ne pas se rétracter.
On retrouve ici une analogie avec le vécu des victimes de sectes.

Les « returners »

La plupart des familles de « returners » n’ont pas discuté des accusations avec leur enfant qui a renoué des contacts avec la famille. Des patients de plus en plus nombreux reviennent sur leurs accusations et se réconcilient avec leurs familles.

 

8 – Discussion des résultatsL’évolution de la société et la médiatisation des accusations de pédophilie ont bien entendu facilité le signalement de cas réels d’abus sexuels sur des enfants. Mais les données présentées ci-dessus concernent spécifiquement des « souvenirs » d’abus sexuels retrouvés en thérapie et concernent un échantillon de 4400 familles qui ont contacté la False Memory Syndrome Foundation.Les faits se seraient produits dans les années 1960, suivis d’une longue absence de souvenirs. Ces souvenirs ont ressurgi à l’occasion d’une thérapie à l’âge de trente ans en 1990. Ce phénomène a duré quelques années puis a fortement diminué.Ce pic constaté sur une période limitée dans le temps, amène à formuler deux hypothèses :- la première serait qu’il y a eu une « épidémie » brutale d’abus sexuels dans les années 60. Les auteurs notent cependant qu’il s’agit dans ce cas d’un profil de « victimes » très différent de celui des victimes de pédophiles classiques,- la deuxième, serait qu’il y a eu un engouement pour ces thérapies (TMR), qui a créé une mode dans les années 1980. Ces thérapies ont concerné des personnes vulnérables et sensibles à la suggestion. D’ailleurs, les caractéristiques sociologiques de ces « victimes » ne correspondent pas à celles des personnes dont l’abus sexuel a été effectivement corroboré (Sedlack et Broadhurst, 1996), mais elles sont remarquablement similaires à celles des populations en quête d’une psychothérapie, (Olfson et Pincus, 1994).
Cette mode aurait finalement disparu lorsque le phénomène des faux souvenirs a été étudié, dénoncé, stigmatisé et que les dommages ont été reconnus.Pour les auteurs de l’étude, c’est la deuxième hypothèse qui est la plus vraisemblable.
En effet, selon eux, l’« épidémie » de faux souvenirs ressemble à un emballement, tel que celui décrit par Penrose (1952) dans d’autres situations médicales et sociologiques. En fin de compte, le phénomène diminue et ne concerne plus que des groupes marginaux.Ce pic des années 1990 s’expliquerait aussi par le fait que les thérapeutes sont maintenant beaucoup plus prudents. Il est probable que de nombreux thérapeutes ont reconsidéré leurs pratiques passées en raison notamment :
– des recommandations des organisations professionnelles par exemple celles de l’Association Psychiatrique Américaine dès mars 2000 ;
– des manuels et des programmes de formation continue qui ont aussi incorporé des avertissements sur les dangers des techniques de la mémoire retrouvée ;
– des efforts de nombreux chercheurs et professionnels pour éduquer le public sur ce problème ;
– de la connaissance du public américain sur les faux souvenirs, aujourd’hui très largement répandue.Les États-Unis sortent actuellement de ce phénomène des faux souvenirs grâce à une mobilisation des organisations professionnelles de médecins, de psychologues et de chercheurs universitaires qui ont effectué de nombreux travaux sur ce sujet.
En France, où le phénomène s’est développé avec dix années de retard, des initiatives semblables seraient souhaitables. Il reste encore à la France à entreprendre un effort à sa mesure pour venir à bout de ce problème.
Le rapport de la MIVILUDES publié en avril 2008 est un premier pas.

 


Quelles perspectives pour demain ?


 

Notre espoir est que, grâce à la diffusion de l’information sur les TMR et leurs dangers, peu à peu, les psychothérapeutes qui les pratiquent s’interrogent sur leurs convictions et sur la nature de l’influence qu’ils exercent sur leurs patients. Car, en présumant qu’ils sont de bonne foi, cette information critique relayée par le corps médical, le corps judiciaire, les médias, les échanges au niveau du public… peut parvenir jusqu’à eux et les éclairer.

Les facultés telles que l’intelligence, la mémoire… sont encore des domaines très complexes où la science avance lentement. Certains mécanismes psychologiques sont déjà assez éprouvés et solides pour affirmer des faits et réfuter des allégations, telles que le refoulement par exemple. Mais l’étude scientifique de la mémoire est encore balbutiante. Raison de plus pour ne pas asseoir une thérapie sur une conception dogmatique de la mémoire. Le doute permet de démasquer le dogme.

Karl Popper a montré que pour être scientifique, une théorie doit s’appuyer sur des faits et des preuves et être réfutable. Les théories psychologiques n’échappent pas à cette exigence. Commentant Popper et son principe de « réfutabilité », Alain Boyer, professeur de philosophie à l’Université de Paris IV, écrit :

« Il ne faut pas chercher à confirmer, mais bien plutôt à réfuter nos théories, comme lorsque l’on teste un fuselage d’avion, dans les pires conditions : si nous n’y parvenons pas, et si nos théories nous surprennent au contraire par leurs capacités à prédire des événements inattendus, alors seulement nous pouvons les considérer comme « corroborées ». »

Rapportant une discussion qu’elle eut avec Ellen Bass, co-auteur de The Courage to Heal, E. Loftus expose le cas d’une jeune femme, Gloria Grady, 25 ans, qui entra en clinique pour trouver une solution à son obésité. Au bout de quelques mois de psychothérapie, elle dut être internée dans les services psychiatriques de l’hôpital. Elle écrivit alors une lettre à ses parents dans laquelle elle disait avoir retrouvé des « souvenirs horribles » de son enfance :

« Tout doit être fondé sur des preuves, expliquais-je à Ellen Bass. Dans les cas d’amnésie, nous avons de la documentation : des preuves connaissables, sûres, qu’il y a eu blessures, et que la perte de mémoire était imputable au traumatisme. Mais où sont les preuves des souvenirs refoulés, dans ces cas ? Pouvez-vous me prouver que Gloria Grady puisse endurer des tortures sexuelles et rituelles répétées et en refouler le souvenir, jusqu’au moindre incident, pensant que sa vie de famille était heureuse et ordinaire ? […] Tout ce que je demande, ce sont des preuves que le refoulement est un phénomène réel, et que le cerveau est capable de répondre de cette manière au traumatisme. » (1997, p. 282-283)

Selon R. Webster, rien ne permet de prouver, en l’état actuel de nos connaissances, qu’un souvenir retrouvé en psychothérapie soit vrai : « À ce jour, on a été incapable de produire des preuves solides qu’un seul souvenir d’abus sexuel retrouvé en thérapie corresponde à de réels épisodes. On a en revanche abondamment prouvé que la mémoire (surtout la mémoire enfantine) est extraordinairement malléable et imprécise. » (1995, p.484)

Pour autant, l’absence de preuves du refoulement n’a pas amené E. Loftus à jeter cette question aux oubliettes. Elle l’a affrontée chaque jour : « Je me suis donnée à cette « obsession » parce que je crois que ce qui se passe actuellement est vital pour comprendre comment la mémoire fonctionne et comment elle déraille. » (Loftus, 1997, p. 65)

Le rôle de tout thérapeute est d’aider le patient à retrouver son unité personnelle, et, pourquoi pas, ses premières tendresses pour les êtres qui lui ont donné la vie, qui l’ont guidé pas à pas, éduqué, nourri, aimé, consolé… Car si, comme le dit E. Loftus, aucune relation entre parents et enfants n’est parfaite, si l’on peut regretter que ce qui aurait pu être ne l’ait pas été, des milliers de familles accusées injustement sont détruites par le phénomène des faux souvenirs, qui leur tombe dessus comme d’autres catastrophes, sans plus de logique apparente que les tremblements de terre, les accidents de voitures, les chutes de tuiles ou les guerres.

Les thérapies déviantes, telles que les TMR, nuisent aussi bien aux victimes réelles d’inceste qu’à celles qu’elle entraînent sur la fausse piste des faux souvenirs. Dans L’Enterrement de Freud, Raymond Tallis écrit : « Le travail spéculatif irresponsable des thérapeutes du soi-disant souvenir résurgent porte atteinte non seulement à ceux qui n’ont pas été sexuellement abusés, mais menace aussi de discréditer le témoignage de ceux qui l’ont vraiment été. » (1996, march9, Vol. 347-671)

Nous pensons que grâce à l’information critique sur ces thérapies déviantes que sont les TMR, les médecins, les juristes, les thérapeutes, les médias, le public, tous ceux qui se sentent de près ou de loin concernés par le problème des faux souvenirs retrouvés en psychothérapie, pourront mieux comprendre et maîtriser ce phénomène sociologique qui s’est développé dans tous les pays culturellement proches des États-Unis. Si l’on en croit les chiffres de l’enquête américaine que nous avons cités plus haut, ce phénomène des faux souvenirs reculera en France comme aux États-Unis, si les études et les informations sur ce problème se poursuivent.

 

Dessin de Sheri Storm : le père et l’enfant

Les patients qui ont réussi à sortir de l’engrenage des TMR le doivent souvent à un hasard tel qu’un document, qui raconte une histoire analogue à la leur. C’est le cas de Sheri Storm dont parlent K. Lambert et S. Lilienfeld dans La mémoire violée (2008), qui découvrit un matin en ouvrant le journal, un titre : « Procès pour faute professionnelle : la plaignante explique comment son psychiatre a implanté en elle de faux souvenirs ».
Sheri s’aperçut que cette histoire était identique à la sienne. Il lui fallut du temps pour mesurer l’ampleur des désastres que sa thérapie de récupération de souvenirs avait fait subir à sa personnalité :

« Aujourd’hui, écrivent les auteurs, elle a démêlé le vrai du faux. Elle sait que son trouble de la personnalité multiple était « iatrogène », c’est-à-dire extérieur à elle, produit par sa « thérapie ». Toutefois, des années après la fin des séances de cette thérapie, elle reste tourmentée par des souvenirs vivaces, des cauchemars et des réactions physiques à ce passé fictif. Bien qu’on lui ait expliqué que ces faux souvenirs s’atténueront au fil du temps, elle a beaucoup de mal à s’en débarrasser. »
Mais elle a eu le courage de témoigner. [17]

Il faudrait que les « retractors », ainsi désignées par la FMSF parce qu’elles sont revenues sur leurs accusations, parviennent, comme Sheri Storm, à témoigner de leur propre histoire, afin que d’autres victimes des TMR puissent elles aussi s’en sortir. Mais c’est une nouvelle épreuve que beaucoup d’entre elles n’ont pas toujours la force d’affronter.

Brigitte AXELRAD,
Professeur honoraire de Philosophie et de Psychosociologie,
décembre 2008

Merci à L’Observatoire Zététique pour la publication de ces articles et de contribuer ainsi à faire avancer ce problème vers sa solution.
Merci à Arnold Wesker d’avoir osé écrire cette pièce « litigieuse », d’avoir accepté de m’accorder cette interview à son sujet. Je forme le vœu que « Souvenirs Fantômes » revienne à l’affiche en France et soit rejouée suffisamment longtemps devant un large public désireux de comprendre ce mythe moderne des faux souvenirs, et de le voir enfin disparaître.
Comme disparaissent les modes.


Notes

[17] C. B. Brenneis est psychologue et membre de la Société Psychanalytique du Wisconsin, professeur au Département de Psychiatrie à l’Université du Wisconsin-Madison. Il a enseigné pendant longtemps dans le département de Psychiatrie de l’université de Yale et dans le « Yale Psychiatric Institute ».

 


Interview d’Arnold Wesker


Pour mieux saisir la portée de son œuvre, j’ai interrogé Arnold Wesker sur le sens qu’il avait voulu lui donner. Il m’a répondu ainsi, avec simplicité et lucidité :

Brigitte Axelrad – Pourquoi avez-vous appelé votre pièce « Denial » (« Le déni ») ? Ce titre a été traduit en français par « Souvenirs Fantômes ». Êtes-vous d’accord avec cette traduction ?

Arnold Wesker – J’ai appelé la pièce « Denial » parce que c’est un mot qui peut être appliqué à plusieurs niveaux. La thérapeute dit à la fille qu’elle est en état de déni. Puis quand elle cède à la suggestion insidieuse de la thérapeute d’avoir été abusée par ses parents, Jenny entre dans un nouvel état de déni : elle dénie que ses souvenirs sont faux. Elle accuse sa sœur d’être en état de déni et bien entendu elle croit que ses parents sont en état de déni. Le déni est un mot qui est constamment utilisé dans le processus thérapeutique et donc dans la pièce. C’est aussi un mot qui peut être utilisé tout au long de la vie. Des gens tombent amoureux avec une certaine idée d’eux-mêmes, puis ils passent leur vie à nier que cette idée d’eux-mêmes est fausse. Je connais une jeune femme qui adore faire les boutiques. Elle achète constamment des choses et ainsi sa maison est pleine de sacs en plastique remplis d’affaires qu’elle n’a jamais ouverts et qu’elle a oubliés. Il s’agit d’une maladie mais elle nie être affligée de cette maladie. « Souvenirs Fantômes » m’a semblé être un titre raisonnable pour la pièce. Il n’a pas le sens de déni, je sais, mais il se réfère à une autre expression qui décrit ce triste procédé. Il s’agit du « False Memory Syndrome ». « Souvenirs Fantômes » pourrait marcher en anglais, mais le mot « faux » est plus fort et le mot « déni » encore plus fort. On m’a affirmé qu’il n’y avait pas de mot en français qui colle avec le mot « Denial ». Les traducteurs ne sont JAMAIS d’accord. C’est un sujet sensible dans le domaine littéraire.

B. A. – Quand avez-vous créé cette pièce et quelle était votre motivation pour écrire sur ce sujet ?

A. W. – J’ai commencé à prendre quelques notes pour cette pièce en mars 1996. J’ai fait douze ébauches et pour finir la Première a eu lieu au Théâtre Old Vic à Bristol, le 16 mai 2000.

À la base de cette pièce, il y a l’idée que m’a donnée une de mes vieilles connaissances. Il m’a parlé d’un couple de parents de son entourage dont la fille s’est retournée contre eux. Je ne connaissais rien du syndrome des faux souvenirs mais à partir des quelques détails qu’il m’a racontés au téléphone, j’ai su que cela m’intéressait. Je pouvais entrevoir le thème du « thérapeute manipulateur ». J’ai du mépris pour toutes les sortes de manipulateurs : les prêtres, les politiciens, les officiers de l’armée. J’ai rencontré le couple et écouté leur histoire qui devint le canevas brut de la pièce. J’ai fait des recherches sur le sujet, lu des livres pour et contre, parlé avec un journaliste spécialisé dans les affaires qui sont allées jusqu’au tribunal.

 

B. A. – Vous semblez connaître très bien tous les aspects : les sentiments de la jeune victime, Jenny, la stratégie de la thérapeute et la façon dont elle s’y prend pour obtenir le résultat escompté dans la tête de Jenny, le double langage de la thérapeute, l’un avec Jenny, l’autre avec la journaliste. Et enfin la surprise et la douleur des parents de Jenny. Comment avez-vous fait pour avoir une connaissance aussi approfondie du cas ?

A. W. – Le couple que j’ai rencontré a décrit de façon très vivante et colorée ce qui leur est arrivé à eux-mêmes et aux autres parents, et puis j’ai lu des livres, le reste vient de mon imagination. Je suis heureux que le résultat corresponde aux expériences que vous connaissez.

B. A. – À votre avis la thérapeute est-elle guidée plus par l’idéologie, l’argent ou par autre chose. Est-elle honnête ?

A. W. – Je pense que la thérapeute est guidée par le profond besoin de prendre le contrôle des existences, même si elle peut avoir commencé par éprouver de la colère envers les abus sexuels avérés sur de jeunes enfants. Et il faut bien admettre qu’il y en a beaucoup. La thérapeute est honnête parce qu’elle est persuadée qu’elle est du côté du bien.

B. A. – Dans quels pays votre pièce a-t-elle été jouée ?

A. W. – Les seules représentations de ma pièce ont eu lieu à Bristol en Angleterre (2000), Mayence en Allemagne (2001) et Paris (2004). La vidéo a été présentée à la télévision plusieurs fois.

B. A. – Savez-vous quel accueil votre pièce a reçu et quels étaient les commentaires ?

A. W. – La pièce a été très bien reçue en Angleterre, je n’ai pas eu d’écho de l’accueil en Allemagne. L’accueil de la production à Paris a été excellent avec toutefois une exception importante, un magazine TV dont j’ai oublié le nom, mais qui a une forte influence. La journaliste a compris la pièce, l’a détestée en disant que c’était une pièce dangereuse et que Wesker était un écrivain dangereux. Elle avait raison ! Mais sa critique a éloigné des gens.

B. A. – Le sujet semble difficile et l’objet de controverse. Savez-vous pourquoi ?

A. W. – C’est un sujet controversé, je pense que c’est lié à l’émancipation féminine d’une société présumée patriarcale. Ainsi l’enfant, et plus spécialement la fille, doit toujours avoir raison. Ceci explique pourquoi le film danois « Festen » fut un succès, le père était le coupable ! La pièce « Souvenirs Fantômes » (« Denial ») est dangereuse et sujette à controverse parce qu’elle envisage la possibilité que la fille se trompe et trouve avec l’aide de la thérapeute une explication aux échecs de sa vie. Le couple sur lequel est basé la pièce souffre encore beaucoup.

B. A. – Pensez-vous qu’il peut y avoir un « happy end » ? Je veux dire : la réconciliation entre les parents et leur fille est-elle possible ? Êtes-vous optimiste et pourrait-on donner confiance aux parents accusés pour l’avenir ?

A. W. – Je ne peux pas répondre à cette question. Chaque cas est différent. Certains enfants se rétractent et avouent qu’ils ont menti sous l’influence du thérapeute. D’autres s’en tiennent à leurs faux souvenirs que, bien entendu, ils ne pensent pas être faux.

B. A. – Nous ressentons que votre pièce peut être très utile à tous pour comprendre le problème ainsi qu’aux parents accusés pour leur faire découvrir que leur situation n’est pas unique, et les aider à surmonter leurs difficultés. Quelle est votre conclusion et quel serait votre conseil ?

A. W. – J’ai une expérience limitée des thérapeutes et de la thérapie. Ceux que je connais semblent tenir à leur théorie comme à des vérités religieuses et refusent de reconnaître que la psychothérapie est une technique imprécise. J’ai un neveu qui a abandonné ses études pour cette raison précisément – l’imprécision et le refus des collègues de reconnaître l’imprécision.

Je n’ai pas de conseil à formuler. Écrire « Denial » était la seule contribution que je pouvais apporter au débat. Cela me fait de la peine que cette pièce n’ait pas été plus largement jouée.

Le théâtre est supposé être, comme tous les arts, le foyer du courage et de la vérité. Le politiquement correct a pris le dessus sur le courage. »

 

 

Références


 

1 – Références générales

  • Bass E., Davis L., (1994), The Courage to Heal, Santa Cruz, Harper Perennial, troisième édition.
  • Behr E. (1995), Une Amérique qui fait peur, Paris, Plon.
  • Brenneis, C. B., (1997), Recovered Memories of Trauma: Transferring the Present to the Past, International Universities Press.
  • Cialdini R., (1990), Influence et Manipulation, trad., Paris, FIRST Documents.
  • Corraze J. (2001), La psychanalyse comme possession spirituelle, Conférence donnée le 10 juin 2001. Professeur honoraire des Universités, agrégé de philosophie, docteur es lettres et sciences humaines, docteur en médecine, psychiatre.
  • Freud S., (1936), Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1936 (première édition), p. 266-320.
  • Freud S., (1900), Die Traumdeutung, L’Interprétation des rêves. Trad., Paris, PUF, 1967.
  • Freud S et Breuer J., (1895) Studien über Hysterie. Trad., Études sur l’Hystérie. Paris, PUF, 1956.
  • Freud S., (1914), Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, dans Cinq Leçons sur la psychanalyse. Trad., Paris, Petite bibliothèque Payot, éd non datée, p.81.
  • Lambert K., Lilienfeld S. (2008), « La mémoire violée », Cerveau et Psycho, Le magazine de la psychologie et des neurosciences, Pour la Science, bimestriel, n°27, mai/juin 2008.
  • Laplanche J., Pontalis J.B., (1973), Vocabulaire de la Psychanalyse, Paris, PUF.
  • Loftus E., Ketcham K., (1997) Le Syndrome des Faux Souvenirs et le Mythe des souvenirs refoulés, trad., Paris, Exergue.
  • McNally R. J., (2003), Remembering Trauma, Cambridge, Londres, the Belknap Press of Harvard University.
  • Milgram S., (1974), Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, collection Liberté de l’esprit.
  • Ofshe R., Watters E., (1994), Making Monsters, New York, Charles Scribners’ Sons.
  • Pommier, R., (2008), Sigmund est fou et Freud a tout faux, Fallois.
  • Pope H.G., Jr, (1997), Psychology Astray, Fallacies in Studies of Repressed Memory and Childhood Trauma, USA, Upton Books.
  • Schacter D. L., (1999), À la recherche de la mémoire. Le passé, l’esprit et le cerveau, trad. Paris, Bruxelles, De Boeck Université.
  • Sutter de P., (2008) Les Nouveaux Psys, ce que l’on sait de l’esprit humain, Paris, éd. des Arènes.
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  • Van Rillaer J., (2003), Psychologie de la Vie Quotidienne, Paris, Odile Jacob.
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  • Webster R., (1998), Le Freud Inconnu, trad., Paris, Exergue.
  • Wesker A., (2004), Denial, trad. Souvenirs Fantômes, Paris, L’AVANT-SCÈNE Théâtre
  • Axelrad B. (2008), Les origines du « syndrome des faux souvenirs, dossier de l’Observatoire Zététique, Grenoble.

2 – Références pour l’étude américaine

 

  • Paul R. MacHugh, MD, Harold I. Lief, MD, Pamela P. Freyd, PhD and Janet M. Fetkewicz, MA. From Refusal to Reconciliation. The Journal of Nervous and Mental Disease, Vol 192 Number 8, August 2004.
  • James Ost, Alan Costall and Ray Bull, A perfect symmetry?, Psychology, Crime et Law vol 8, 155-181.
  • Penrose L. S. (1952), On the Objective of Crowd Behavior, London Lewis.
  • McHugh P., (May 26, 2003),The end of a delusion: The psychiatric Memory wars are over. Weekly Standard. 8 (36) 31-34.
  • Sedlack A. J, Broadhurst D.D, (1996) Executive summary of the third National Incidence Study of Child Abuse and Neglect. US Department of Health and Human Services. Washington, DC.
  • Olfson M., Pincus HA, (1994), Outpatient therapy in the United States, volume, costs and user characteristics Am. J. Psychiatry. 15 : 1281- 1294.
  • S. Brédart et M. Van Der Linden, (2004), Souvenirs récupérés, souvenirs oubliés, faux souvenirs, Coll. Neuropsychologie, Edition Solal.

 

 


 

Liens


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