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« N’enfermons pas l’enfant victime d’inceste dans son traumatisme ! Relevons le défi de mieux l’entendre, le protéger, l’accompagner »
Réagissant à l’adresse aux enfants de la psychiatre Muriel Salmona, décrivant comme quasi inéluctables les agressions sexuelles criminelles dont ils seront victimes, une centaine de magistrats, d’avocats et de thérapeutes dénoncent, dans une tribune au « Monde », une médiatisation au risque de l’éthique.
Publié hier à 11h30, mis à jour hier à 12h47 Temps de Lecture 8 min.
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Tribune.
La psychiatre Muriel Salmona consacre sa vie à la défense des victimes, en particulier des enfants victimes d’inceste et de pédophilie dont elle-même a souffert dans son enfance.
Elle a fondé, en 2009, l’association Mémoire traumatique et victimologie. Forte d’une indéniable expérience clinique, elle a décrit et popularisé les notions de mémoire traumatique, de psycho traumatisme, de dissociation et d’amnésie traumatiques. Beaucoup s’y sont reconnus mais pas tous, car une généralisation de la clinique est toujours abusive.
Peut-on la laisser tout dire sans réagir ? Depuis le 14 janvier 2021, le média Brut a mis en ligne son adresse directe aux enfants. Pendant quelques minutes, Muriel Salmona s’adresse droit dans les yeux, sans un sourire, aux moins de dix ans et leur dit :
« A toi, future victime d’inceste, je suis désolée car tu vas subir un viol commis par l’un des membres de ta famille. C’est intolérable. Tu as certainement moins de dix ans. Je ne sais pas dans quelles circonstances ça va se passer mais ton beau-père, ton père, ton frère, ton oncle reviendront certainement plusieurs fois. Peut-être que certains membres de ta famille comprendront ce qu’il se passe mais ils choisiront de ne rien dire pour se ranger du côté de l’agresseur, pour ne pas briser la famille, pour ne pas faire de vague et tu resteras seule.
Tu seras une des 6,7 millions de personnes qui ont subi l’inceste en France. Aujourd’hui, on sait qu’une fille sur cinq et un garçon sur treize subissent des violences sexuelles dont la moitié sont incestueuses. Je suis désolée pour toi car si rien n’est fait pour te secourir, te protéger, te soigner, cet inceste aura des conséquences très lourdes sur ta santé et sur ta vie. Tu as 50 % de risque de faire des tentatives de suicide, des dépressions à répétition, d’avoir des troubles alimentaires, des troubles du sommeil, des conduites addictives. Tu risques d’en souffrir toute ta vie. Tu risques de vivre dans la peur, peur de l’agresseur, peur de subir à nouveau des violences, peur de tout.
Je suis désolée pour toutes les conséquences que ça peut avoir sur ta vie professionnelle, sur ta vie amoureuse, sur ta sexualité.
Ce sera très difficile mais tu essayeras de parler, d’appeler au secours mais il y a de grands risques qu’on ne t’écoute pas et qu’on ne te protège pas. Tu devras survivre seul aux violences et à leurs conséquences psycho traumatiques. Tu penseras que c’est toi qui n’es pas normale alors que tous ces symptômes, toutes ces difficultés sont directement liées aux violences et en sont les conséquences normales et universelles.
Si tu es une des rares victimes d’inceste qui arrivera à porter plainte, la police pourra essayer de discréditer ton témoignage. Elle te reprochera des comportements qui sont pourtant la preuve de ton traumatisme comme le fait d’avoir été sidérée, paralysée au moment des violences. Pendant des années, tu oublieras peut-être ce qui s’est passé. Ton cerveau, pour que tu puisses survivre aux violences, disjonctera, créera une anesthésie émotionnelle qui sera responsable d’une amnésie traumatique qui t’empêchera de retrouver tes souvenirs. Et puis, un jour, quand tu seras enfin protégée, tu sortiras de cette amnésie traumatique et tu pourras dénoncer les violences que tu as subies.
Mais à ce moment-là, tu auras peut-être dépassé les délais de prescription pour obtenir justice. Il sera trop tard. De toute façon, si tu arrives à dénoncer cet inceste à temps, dans trois quarts des cas, ta plainte sera classée sans suite. Au total, dans neuf cas sur dix, ton agresseur ne sera pas jugé. C’est ce qu’on appelle une impunité quasi totale.
Nous ne voulons pas ça pour toi. Nous allons tout faire pour que tu ne vives pas cet enfer, tout faire pour que tu ne subisses pas ces viols, tout faire pour que tu ne subisses pas ces injustices, tout faire pour te secourir, te protéger, protéger tes droits, te soigner, te réparer, te rendre justice. Toutes les conséquences sur ta santé pourraient être évitées avec des soins spécialisés. Les psychos traumatismes se traitent et c’est pour ça qu’il faut absolument que tous les professionnels de santé soient formés.
Nous nous battons pour briser le déni, pour lutter contre la loi du silence, pour lutter contre tous les stéréotypes, pour lutter contre l’impunité. Nous ne lâcherons jamais rien pour toi. Nous serons tes porte-voix. »
Message délétère
A notre tour d’être « désolés ». Désolés que Muriel Salmona s’accorde la légitimité de décrire comme inéluctable, à des enfants de moins de dix ans, un parcours catastrophique discréditant non seulement tous les parents, mais aussi les médecins, les professionnels de l’enfance, la police et la justice, au moment où ces institutions tentent de se réformer. Avoir été soi-même victime et se battre pour les victimes impose, comme à tout un chacun, des limites.
Ce message, qui se veut protecteur, devient délétère par la prévision quasi inéluctable d’agressions sexuelles criminelles menaçant tous les enfants, mais aussi en déconsidérant les adultes et les institutions.
Certes, il faut progresser dans la détection des violences sexuelles intrafamiliales, trop souvent tardive, et réagir à la sidération qu’elles provoquent chez les professionnels ; il faut lutter contre les listes d’attente pour les consultations en pédopsychiatrie.
On peut penser légitime de faire un éclat. Mais vouloir éveiller les consciences n’excuse pas tout.
Ce qu’il ne faut pas faire
C’est glaçant de désespoir pour un enfant qui tomberait sur ce clip, très dissuasif pour ceux qui veulent parler (parler ne sert à rien puisque, de toute façon, on ne sera pas entendu), déstabilisant et à la limite de la prophétie autoréalisatrice pour tous les troubles futurs (non seulement vous allez être violé mais vous ne serez pas entendu, vous serez détruit et vos symptômes n’ont qu’une seule cause : l’inceste).
Plus grave, ce discours est l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire en matière de prévention : dissuader les enfants de parler en sapant la confiance qu’ils peuvent avoir dans les adultes et en discréditant les institutions.
Il n’est pas question de nier que les réponses de tout le corps social doivent être largement améliorées, tant au niveau d’une véritable attention à la parole que plus généralement aux manifestations d’un mal-être de l’enfant.
Dans le cadre de la justice pénale, de nombreuses lois ont été votées depuis les années 1990, notamment les allongements du délai de prescription, l’amélioration de l’audition de l’enfant et de nouvelles incriminations pénales. Mais l’application concrète de ces avancées reste très insuffisante ; en particulier, l’accès à la justice, comme le montrent de nombreux témoignages.
Présomption d’innocence
Le recours à la justice pénale n’est pas la panacée, et il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner : dire le droit, rappeler l’interdit, prononcer des condamnations mais aussi des non-lieux, des relaxes, ou acquittements quand les faits ne sont pas juridiquement établis. Rappelons à cette occasion que la présomption d’innocence est un des principes fondateurs de notre droit pénal et ne s’oppose en rien à la protection des victimes.
Le cadre législatif et procédural fournit de nombreuses possibilités de réponses aux victimes mais la pratique est loin de suivre.
C’est un chemin long et difficile, trop souvent un calvaire pour les enfants victimes. Les classements sans suite sont encore bien trop nombreux.
La désignation d’un administrateur ad hoc, tiers indispensable dans les situations d’inceste, prévue par la loi dès l’enquête préliminaire est très peu utilisée.
La saisine effective du juge des enfants, en protection de l’enfance, est souvent inexistante.
Et pourtant, dans sa fonction civile de protection de l’enfance en danger, le juge des enfants n’est pas chargé de l’établissement de la vérité des faits constitutifs de l’infraction, mais a pour mission de protéger un enfant qui, par ses dires et ses symptômes, manifeste une situation de danger.
Repérage, écoute et suivi
La prise en charge des familles marquées par des passages à l’acte incestueux se heurte à l’insuffisance de services éducatifs destinés à ce travail pluridisciplinaire et très spécialisé.
On peut aussi déplorer la lenteur de la mise en place d’un processus de formation interdisciplinaire qui permettrait de créer une culture commune pour prendre en charge ces situations. Cette remarque vaut aussi pour la protection de l’enfance en général : des évaluations d’informations préoccupantes vraiment pluridisciplinaires permettraient certainement d’identifier plus précocement des situations de violences faites aux enfants.
Nul doute que l’amélioration de ces réponses, facteur de résilience, participerait également à la prévention de la récidive actuelle et à venir.
Au-delà, saluons la mise en place d’une commission chargée de réfléchir sur l’inceste, et aussi l’annonce de la création d’une infraction autonome d’inceste fixant un interdit clair pour un crime touchant l’institution même de l’enfant dans sa filiation.
Gageons que le sursaut actuel permettra une amélioration du repérage, de l’écoute et du suivi dans la durée des enfants victimes de dysfonctionnements familiaux. Réfléchissons ensemble aux messages à faire passer aux enfants, mais nul ne peut s’arroger la légitimité de se présenter comme leur unique recours en leur volant l’espoir de dépasser le statut de victime. N’enfermons pas l’enfant victime d’inceste dans son traumatisme ! Relevons le défi de mieux l’entendre, le protéger, l’accompagner.
La protection de l’enfance est l’affaire de tous.
Premiers signataires :
Patricia Adam, membre honoraire de l’Assemblée nationale, ancienne présidente du groupement d’intérêt public Enfance en danger (2009-2011) ; Marianne Antunes, directrice de Maisons d’enfants à caractère social (MECS), présidente de l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social (ANMECS) ; Thierry Baranger, magistrat honoraire, ancien président des tribunaux pour enfants de Paris et Bobigny, ancien président de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF) ; Josiane Bigot, magistrate honoraire, présidente de l’association Thémis d’accès au droit des enfants ; Martine Brousse, présidente de l’association La voix de l’enfant ; Pascale Bruston, première vice-présidente chargée des fonctions de juge des enfants, présidente du tribunal pour enfants de Paris ; Martine Chochon, pédiatre ; Marie Dosé, avocate ; Muriel Eglin, première vice-présidente chargée des fonctions de juge des enfants, présidente du tribunal pour enfants de Bobigny ; Caroline Eliacheff, pédopsychiatre et psychanalyste ; Laurent Gebler, premier vice-président chargé des fonctions de juge des enfants, magistrat coordonnateur du tribunal pour enfants de Bordeaux, président de l’AFMJF ; Dominique Girodet, pédiatre, cofondatrice de l’Association française d’information et de recherche sur l’enfance maltraitée (Afirem) ; Annette Glowacki, présidente de l’Afirem ; Bernard Golse, pédopsychiatre-psychanalyste, professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université de Paris ; Céline Masson, professeure des universités en psychopathologie clinique, psychanalyste ; Martine de Maximy, magistrate honoraire, ancienne juge des enfants et ancienne présidente de cour d’assises ; Denis Salas, magistrat ; Martine Sandor-Buthaud, psychologue-psychanalyste, professeure honoraire de l’Ecole des psychologues praticiens ; Salvatore Stella, président de Carrefour national de l’action éducative en milieu ouvert (Cnaemo) ; Catherine Sultan, magistrate.