Mémoire épisodique et faux souvenirs chez la seiche

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Mémoire épisodique et faux souvenirs chez la seiche

Publié en ligne le 3 mars 2025 – Cerveau et cognition –

Aucune vérité ne me paraît plus évidente que celle-ci : les bêtes sont douées de pensée et de raison aussi bien que les hommes.

David Hume, Traité de la nature humaine (tome 1), 1739

La seiche commune (Sepia officinalis) est un mollusque céphalopode, long d’une trentaine de centimètres, doté de dix tentacules, organes allongés munis de ventouses, dont deux sont plus longs que les autres. Elle fait partie des invertébrés. Elle est pourvue d’une coquille calcaire interne, l’os de seiche, qui lui permet de flotter et la distingue des calamars. La seiche ne vit qu’un ou deux ans. Elle se nourrit essentiellement de crustacés et de poissons. Avec son encre, dont autrefois on extrayait un pigment appelé sepia, elle peut brouiller l’eau pour fuir les prédateurs. Capable de mimétisme, elle change de couleur pour se fondre dans l’environnement, se mettant ainsi à l’abri pendant 95 % de son temps, tout en étant incapable de percevoir elle-même les couleurs. Pour se nourrir, elle sort de sa cachette les 5 % du temps restant et s’expose alors au danger.

La mémoire épisodique chez la seiche

Frans de Waal, primatologue et éthologue néérlandais (1948-2024), a défini la mémoire épisodique comme « la remémoration des détails précis d’expériences passées, comme leur contenu, leur lieu et leur moment », et montré qu’elle n’est pas le propre de l’Homme [1].

En 2013 [2] et en 2016 [3], des neuroscientifiques franco-britanniques ont trouvé des preuves de mémoire épisodique chez la seiche.

Auparavant, cette capacité n’avait jamais été décelée chez un mollusque. En 2020 [4], une nouvelle étude a montré les points communs entre la mémoire épisodique d’un vertébré, le geai buissonnier, et celle de la seiche.

Ces études montrent que la seiche garde une trace mnémonique de ce qu’elle a mangé, de où et quand elle l’a mangé, et qu’elle se protège des prédateurs en prenant le moins de risques possible pendant ses déplacements. Elle peut ainsi faire correspondre son comportement de recherche de nourriture avec le moment où les aliments sont disponibles, accroissant ses chances de survie.

Sepia officinalis(seiche commune), ill. anonyme pour l’ouvrage Tintenfischedu Dr Meyer (1913)

Par ailleurs, elle a donné des preuves de capacités cognitives. Par exemple, elle a réussi un test cognitif, celui du chamallow, conçu dans les années 1960 par le psychologue Walter Mischel [5] pour évaluer la capacité des enfants humains à retarder la gratification, et adapté à cet animal. Le test consistait à placer une guimauve sur une table devant chaque enfant et à le laisser seul une quinzaine de minutes, assis devant le bonbon posé sur une assiette. Avant de sortir, le psychologue expliquait : « Si tu ne manges pas le chamallow pendant mon absence, tu en auras un de plus à mon retour », et précisait qu’il reviendrait dans une quinzaine de minutes. Ce test était destiné à mesurer la capacité de maîtrise de soi de l’enfant devant la gourmandise.

En 2021, vingt-quatre seiches communes européennes ont été soumises à une expérience analogue [6]. Les seiches ont dû attendre pour recevoir à nouveau des crevettes, préalablement identifiées comme leur nourriture préférée. Les auteurs écrivent : « Six seiches subadultes (9 mois) ont terminé l’ensemble de la formation et des tests. Les sujets n’avaient participé à aucune expérience cognitive avant cette étude. » Elles ont été capables d’attendre entre 50 et 130 secondes : « Pour tester la maîtrise de soi, les seiches ont été soumises à une tâche de maintien du délai, qui mesure la capacité d’un individu à renoncer à une gratification immédiate et à maintenir un délai pour une récompense meilleure mais différée. Les seiches ont maintenu des délais allant jusqu’à 50 à 130 secondes. »

Comme chez des vertébrés tels que les chimpanzés, les corbeaux, les perroquets, les seiches ont ainsi montré qu’elles pouvaient se projeter dans le futur, manger moins de l’alimentation habituelle composée de crabes, et profiter plus tard de leur nourriture préférée, les crevettes. Comme l’a dit Pauline Billard, l’auteure de la thèse consacrée à cette recherche : « Il a été surprenant de voir à quelle vitesse les seiches ont adapté leur comportement alimentaire : en quelques jours seulement, elles ont appris si elles étaient susceptibles d’avoir des crevettes le soir ou non. […] C’est un comportement très complexe et il n’est possible que parce que ces animaux ont un cerveau sophistiqué » [7].

Comment la seiche rappelle-t-elle ses souvenirs ?

Quels sont les processus mis en œuvre par cet animal pour récupérer les souvenirs de ses expériences passées, qui caractérisent la mémoire épisodique ?

En 2024, les deux équipes se sont demandé si les souvenirs de la seiche « émergent du cerveau d’un seul coup, ou si, comme chez les humains, le cerveau de la seiche a besoin de reconstruire les morceaux d’un souvenir à partir de l’endroit où ils ont été codés et stockés » [8]. L’étude réalisée [9] a montré que le mécanisme de mémoire mis en jeu par les seiches est analogue à celui des humains, ce qui les rend perméables aux faux souvenirs. En effet, lorsqu’un être humain se remémore un événement, il reconstruit le souvenir à partir d’informations stockées séparément dans son cerveau. Si certaines de ces informations sont erronées ou mal assemblées, cela peut conduire à la formation de faux souvenirs – un faux souvenir étant la remémoration d’un événement qui, en totalité ou en partie, ne s’est jamais produit, et de la véracité duquel le sujet ne doute pas [10].

Selon les chercheurs, l’intérêt principal de cette étude des processus de reconstruction des souvenirs chez la seiche est de permettre une meilleure compréhension du fonctionnement de la mémoire humaine et de la complexité de ses mécanismes [11].

Le processus expérimental qui a permis de parvenir à cette conclusion

De septembre 2021 à mars 2022, les chercheurs ont entraîné et testé quinze seiches dont huit mâles, six femelles, et une dont le sexe n’était pas déterminé. Les œufs ont été collectés dans la Manche et, une fois éclos, les seiches ont été élevées pendant deux mois au Smel (Synergie mer et littoral), à Blainville-sur-Mer, avant d’être transférées dans les installations d’élevage du Crec (Centre de recherche en environnement côtier), à Luc-sur-Mer [9].

Les chercheurs ont voulu vérifier si les seiches se souviendraient faussement avoir vu des crevettes dans un tube, qui était vide, après avoir rencontré ce tube deux fois en même temps qu’un tube qui contenait des crevettes. Ils ont utilisé un paradigme de désinformation, c’est-à-dire des informations trompeuses visuelles et olfactives.

Dans un premier temps, ils ont utilisé trois tubes, l’un contenant une crevette (leur nourriture préférée), un autre contenant un crabe (moins apprécié) et le troisième, vide. Ils ont mis un motif sur chaque tube. Ensuite, ils ont orienté les tubes afin que les seiches ne voient pas leur contenu. Dans un deuxième temps, ils ont ajouté une odeur de crevettes au tube qui contenait la crevette. Dans un troisième temps, ils ont montré un tube vide et un autre, avec l’étiquette de crevette. Les deux tubes étaient tournés pour cacher leur contenu. Puis ils ont multiplié les conditions trompeuses. L’objectif était de voir si la seiche se souvenait du tube contenant de la nourriture ou si elle se trompait en choisissant le tube vide.

Les résultats ont montré que les seiches ont des souvenirs visuels, mais pas de souvenirs olfactifs. Elles forment de faux souvenirs visuels, mais pas de faux souvenirs olfactifs. Les auteurs de la recherche ont conclu que les seiches ont des faux souvenirs quand leurs souvenirs se mélangent [9]. Ils sont ici induits par les informations visuelles. Si on ne les trompe pas, les seiches se souviennent bien de l’emplacement des crabes et des crevettes. Mais lorsqu’on leur montre un tube vide avec une étiquette, les seiches sont désorientées et ne choisissent pas correctement l’un ou l’autre.

Les chercheurs ont précisé : « Dans notre expérience, nous avons cherché à vérifier si les seiches se souviendraient à tort d’avoir vu des crevettes dans un tube qui était auparavant vide, après avoir rencontré ce tube deux fois en même temps qu’un tube qui contenait auparavant des crevettes » [9].

L’expérience a mis en évidence des failles dans la reconstruction des souvenirs qui ne sont pas simplement des erreurs de mémoire, d’après les chercheurs. Ils expliquent ainsi ce phénomène de faux souvenirs : « La formation de faux souvenirs n’est pas simplement le signe d’une erreur de mémoire. Cela démontre que les seiches, comme les humains, assemblent des souvenirs à partir de diverses informations, ce qui peut parfois créer des souvenirs inexacts. Ainsi, les seiches n’encodent pas les événements de manière linéaire, mais les reconstruisent en associant diverses caractéristiques présentes lors de l’événement original. Ces erreurs pourraient être les premiers indices de la présence de processus reconstructifs dans la mémoire des céphalopodes. »

L’étude a mis en évidence trois points forts : « La mémoire épisodique chez la seiche repose sur des processus reconstructifs, les événements visuels trompeurs altèrent la capacité de récupération de la mémoire, créant de faux souvenirs et 80 % des seiches se souviennent d’un événement antérieur lorsqu’elles ne sont pas induites en erreur » [9].

Les limites de l’étude

Dans le compte rendu de l’étude, les chercheurs précisent quel a été le matériel utilisé et décrivent comment les seiches ont été entraînées, ainsi que la procédure d’expérimentation sur les faux souvenirs. Ils ajoutent que « tous les choix de l’expérience de fausse mémoire ont été enregistrés à l’aide d’une caméra vidéo ». Ils concluent : « D’un point de vue méthodologique, il n’a pas été possible de tester plusieurs fois les mêmes individus dans les mêmes conditions, car plusieurs réplicas par animal auraient influencé les choix ultérieurs du fait de l’entraînement. Ensuite, notre étude ne permet pas de déterminer s’il existe ou non des différences interindividuelles stables dans la sensibilité à former de faux souvenirs. Les études futures gagneraient à déterminer ces profils car cela permettrait de déterminer si les individus choisissant le tube vide l’ont fait accidentellement (les seiches hésitent car elles se souviennent où se trouvaient les crabes, mais ne sont pas sûres d’avoir vu ou non des crevettes dans le tube à motifs vide) ou délibérément (“j’ai déjà vu des crevettes dans ce tube”) » [9].

Crevettes et moules, Vincent van Gogh (1853-1890)

Dans Le Monde, le journaliste Hervé Morin rapporte la conclusion d’Elizabeth Loftus, spécialiste américaine des faux souvenirs, inspirée par cette étude sur la mémoire épisodique de la seiche : « Une étude intelligente révèle que la seiche peut être contaminée par des informations erronées […] Certains scientifiques ont suggéré que les humains ne croient pas vraiment aux informations erronées qu’ils rapportent, qu’ils disent simplement à l’expérimentateur ce qu’ils pensent que ce dernier veut entendre […] Quelqu’un pourrait-il sérieusement prétendre que la petite créature essaie simplement de plaire au chercheur et choisit des informations erronées auxquelles elle ne croit pas vraiment ? » [12].

F. de Waal a souligné que les humains ont tendance, depuis Descartes (1596-1650) et son « animal-machine », à se croire supérieurs aux animaux et à leur dénier les capacités cognitives qu’ils estiment propres à l’Homme : « Nous adorons comparer et opposer intelligence humaine et animale en nous prenant comme référence… c’est une vision dépassée. Il ne s’agit pas de comparer les humains aux animaux mais une espèce animale, la nôtre, à une multitude d’autres espèces […] Cessons de faire de l’homme la mesure de toute chose ! Évaluons les autres espèces par ce qu’elles sont, elles ! »

En 1891, dans La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, Charles Darwin écrivait : « Si considérable qu’elle soit, la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré et non d’espèce. » Les expériences sur les animaux vertébrés et invertébrés nous aident à admettre que l’espèce humaine fait partie de l’ensemble des espèces animales.

Références


1 | de Waal Frans, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, Les liens qui libèrent, 2016.
2 | Jozet-Alves C et al., « Preuve de mémoire épisodique chez la seiche »Current Biology, 2013, 23 :R1033-5.
3 | Jozet-Alves C, Clayton NS, « La mémoire de type épisodique chez la seiche commune Sepia officinalis », communication, 2016. Sur univ-rennes.hal.science
4 | Billard P, “Comparative study of episodic memory in common cuttlefish (Sepia officinalis) and Eurasian jay (Garrulus glandarius)”, thèse, 2020. Sur theses.hal.science
5 | Axelrad B, « Et vous, combien de temps résisterez-vous à la tentation ? »SPS n° 324, juin 2018. Sur afis.org
6 | Schneil AK et al, “Cuttlefish exert self-control in a delay of gratification task”Proceedings of the Royal Society B Biological Sciences, 3 mars 2021.
7 | Starr M, “Cuttlefish can refrain from eating if they know a better meal is on the way”, Science alert, 4 février 2020. Sur sciencealert.com
8 | Starr M, “Cuttlefish can falsely remember the past in the same way humans do”, Science alert, 23 juillet 2024. Sur sciencealert.com
9 | Poncet L et al., “False memories in cuttlefish”iScience, 2024, 27 :1-8.
10 | Observatoire BV2 des mémoires, « Distorsions, faux souvenirs et manipulations de la mémoire », interview de Robert Jaffard. Sur observatoireb2vdesmemoires.fr
11 | « Les seiches comme les humains peuvent créer de faux souvenirs », La gazette du laboratoire, actualité, 17 juillet 2024. Sur gazettelabo.fr
12 | Morin H, « La seiche aussi peut avoir de faux souvenirs »Le Monde, 24 juillet 2024.

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