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Le pouvoir des mots
Publié en ligne le 4 octobre 2024 – Psychologie –
« Winston pouvait encore déchiffrer sur la façade l’inscription artistique des trois slogans du Parti : La guerre c’est la paix ; La liberté c’est l’esclavage ; L’ignorance c’est la force. » George Orwell, 1984
Selon George Orwell, nous laissons souvent les mots penser à notre place. Dans son roman 1984 [1], il avait illustré la volonté d’un régime totalitaire de réduire ou même de détruire la pensée en détournant ou en inversant le sens des mots. Tel était l’objectif de la « novlangue », la langue officielle d’Océania, le pays fictif où se situe l’histoire : utiliser les mots comme des leviers de l’action, leur substituer leur contraire afin de rendre impossible tout retour à l’ancien mode de pensée.
Les mots ont-ils ce pouvoir de nous pousser à prendre des décisions et à agir à notre insu ? Ferdinand de Saussure (1857-1913), fondateur de la linguistique moderne, a montré que la langue n’est pas un répertoire de mots qui refléterait les choses ou des concepts préexistants en y apposant des étiquettes. C’est un système de signes. Un mot est un signe composé d’un signifiant et d’un signifié. C’est le signifié tel que compris par l’individu récepteur qui « agit » sur sa pensée et ses comportements [2]. C’est pourquoi l’on peut dire que les mots ont un pouvoir. Des expériences en psychologie sociale ont contribué à mettre en évidence ce pouvoir des mots sur notre pensée et notre comportement.
Des mots « magiques »
Robert Cialdini, psychologue social, a posé dans Influence et manipulation (1990) [3] la question de savoir pourquoi et comment nous sommes parfois amenés à faire des choses contre notre gré. Il a montré comment certains savent obtenir des autres qu’ils se plient à leurs désirs. La formulation d’une question, un seul mot bien choisi peuvent suffire à déclencher le comportement attendu. R. Cialdini écrit : « Le secret de leur efficacité réside dans leur façon de construire leurs requêtes, leur art de s’armer de l’une ou l’autre des armes de l’influence qu’on trouve dans l’environnement social. Cela peut se réduire à utiliser un seul mot bien choisi, qui engage un principe psychologique puissant et déclenche automatiquement un comportement préenregistré. »
Thierry Ripoll, professeur de psychologie cognitive, cite une expérience conduite en 1986 [4] au cours de laquelle l’expérimentateur remplissait devant des étudiants, qui s’étaient déclarés sceptiques à l’égard des phénomènes magiques, deux bouteilles avec de l’eau et du sucre. Il demandait ensuite aux sujets de coller à leur convenance une étiquette sur chaque bouteille. Sur l’une, il était écrit « eau sucrée » et sur l’autre « poison ». Beaucoup refusaient de boire l’eau de la bouteille qui portait l’étiquette « poison ». De même, beaucoup refusaient de prononcer la phrase : « J’aimerais que mon père ou ma mère meure. » T. Ripoll écrit : « Nous savons bien que les mots n’ont pas de pouvoir réel sur les choses. Malgré tout, il répugne au plus grand nombre de prononcer cette phrase comme si, au fond de nous, demeurait la crainte parfaitement irrationnelle mais inexpugnable, que prononcer ces mots pouvait conduire à la réalisation de ce qu’ils signifient » [5].
L’effet Floride
Dans Système 1 Système 2. Les deux vitesses de la pensée (2012) [6], Daniel Kahneman, psychologue et économiste américano-israélien, prix Nobel d’économie en 2002 pour ses apports à la compréhension des mécanismes de prise de décision, montre que nous avons deux modes de raisonnement, le Système 1 et le Système 2.
Le Système 1 est rapide, instinctif, intuitif, inconscient, capable d’engranger d’énormes quantités de données et le Système 2, lent, réfléchi, analytique, linéaire, logique, grand consommateur d’énergie et tout juste capable de traiter une faible quantité de données. C’est la nature de leur collaboration qui conditionne la qualité de nos jugements : « Quand on se livre à un jugement intuitif incorrect, il faut rejeter la faute tant sur le Système 1 que sur le Système 2. C’est le Système 1 qui a suggéré l’intuition incorrecte, mais le Système 2 l’a approuvée et exprimée sous forme de jugement. Il y a deux raisons pour expliquer l’échec du Système 2, l’ignorance et la paresse » [6].
Pour illustrer cette notion, D. Kahneman décrit une expérience conduite en 1996 par John Bargh, psychologue social américain, et son équipe [7]. Leur recherche portait sur la question de savoir dans quelle mesure le comportement social est le résultat d’interprétations automatiques et de réactions à des stimuli, tels que les mots. Les chercheurs avaient demandé à un groupe d’étudiants de l’université de New York, âgés de dix-huit à vingt-deux ans, de composer des phrases de quatre mots en utilisant une série de cinq mots comme « trouve, il, ça, jaune, instantanément ». Un autre groupe devait composer des phrases contenant des mots associés à la vieillesse, tels que « Floride, oubli, chauve, gris, ridé ». Une fois leur travail terminé, les étudiants étaient envoyés dans une autre salle, à l’autre bout du couloir, où ils devaient passer un autre test. C’était justement ce déplacement qui était au centre de l’étude. Les chercheurs mesuraient le temps qu’il fallait aux étudiants pour rejoindre l’autre salle. Ceux qui avaient été exposés à des mots liés au stéréotype des personnes âgées comme « Floride, etc. » marchaient plus lentement par rapport à ceux qui avaient travaillé avec des mots neutres.
Kahneman a appelé ce phénomène l’« effet Floride » [6]. Il décrit un « effet d’amorçage » qui comporte deux étapes : « Tout d’abord, la série de mots amorce des pensées sur la vieillesse, même si le mot “vieux” n’est jamais cité ; ensuite, ces pensées amorcent un comportement, une démarche lente, qui est associé à la vieillesse. Tout cela est inconscient. »Les étudiants interrogés après l’expérience n’avaient pas remarqué « que les mots avaient un thème commun, et tous ont soutenu que rien de ce qu’ils avaient fait après la première expérience n’avait pu être influencé par les mots qu’ils avaient vus. L’idée de la vieillesse n’avait pas atteint leur niveau de conscience, mais leurs actions n’en avaient pas moins été modifiées »[6].
L’exposition à un mot entraîne des réactions immédiates et mesurables. Par exemple, si l’on est exposé au mot « manger », les lettres pa-n sont lues comme pain plutôt que comme paon. À l’inverse, l’exposition au mot « oiseau » amorce le mot paon [6].
L’équipe de J. Bargh a fait d’autres expériences similaires pour vérifier l’effet d’amorçage. Par exemple, les chercheurs ont étudié l’influence sur le comportement des mots en rapport avec la politesse. Les participants ont été répartis en trois groupes. Un groupe a reçu des mots associés à la grossièreté, un autre des mots liés à la politesse, et le troisième, des mots neutres. Après avoir exploré le champ lexical associé à ces mots et les avoir définis, les participants devaient porter leurs feuilles à la personne chargée de les réceptionner, qui était en discussion avec une autre dans la salle voisine. Ceux qui avaient été exposés aux mots grossiers l’interrompaient plus rapidement et plus fréquemment que ceux exposés aux mots polis ou neutres [6].
L’effet de désinformation
Elizabeth Loftus, professeure de psychologie, a montré que la formulation des questions modifie la mémoire des témoins oculaires d’un événement. Les questions suggestives, posées d’une manière qui tend à induire la réponse souhaitée, influencent le contenu des témoignages.
En 1974, elle a conduit avec John Palmer une expérience destinée à mettre en évidence ce phénomène [8]. Quarante-cinq étudiants ont été répartis en cinq groupes. Tous ont regardé la vidéo d’un accident de voiture et ont ensuite été interrogés sur la vitesse des voitures. À chacun des cinq groupes, on a posé la question de la vitesse avec un verbe différent : « À quelle vitesse les voitures allaient-elles lorsqu’elles se sont écrasées (smashed) / sont entrées en collision (collided) / se sont heurtées (bumped) / se sont frappées (hit) / se sont touchées (contacted) ? » Les réponses ont montré que la vitesse estimée était affectée par le verbe utilisé. Les participants à qui on a soumis le verbe « se sont écrasées » ont estimé la vitesse significativement plus élevée que ceux à qui on a donné le verbe « se sont touchées » (16,8 km/h contre 12,9 km/h). Un autre groupe de 150 étudiants a visionné un film d’accident routier impliquant plusieurs véhicules ; une semaine plus tard, on leur a demandé, entre autres, s’ils avaient vu du verre brisé. Alors qu’il n’y en avait pas dans la vidéo, 32 % du groupe exposé au verbe « smashed » affirmait en avoir vu, contre 14 % exposé au verbe « hit ».
Cette expérience a été répliquée plusieurs fois, confirmant que les témoignages oculaires sont affectés par les questions suggestives et qu’un seul mot dans une question peut influer de manière significative sur l’exactitude de nos jugements.
L’effet de cadrage
En 1981, Amos Tversky et Daniel Kahneman ont mené une étude intitulée « Le cadrage des décisions et la psychologie du choix » (“The framing of decisions and the psychology of choice”) [9], qui a mis en évidence l’effet de cadrage (framing effect). Il s’agit d’un biais cognitif qui conduit parfois l’individu à être significativement influencé dans ses choix par la manière dont une information est formulée au détriment de l’information elle-même. D. Kahneman l’explique ainsi : « Les effets de cadrage : des façons différentes de présenter la même information suscitent souvent des émotions différentes. Il est plus rassurant de dire que “les chances de survie un mois après l’intervention chirurgicale sont de 90 %” que la phrase, pourtant équivalente, “la mortalité est de 10 % dans le mois qui suit l’intervention chirurgicale” […] L’équivalence entre ces différentes formulations est évidente, mais une personne n’en voit généralement qu’une, et seul compte ce qu’on voit et rien d’autre » [6].
Pour étudier l’effet de cadrage, les chercheurs ont proposé le dilemme de l’épidémie. Une maladie contagieuse inconnue survient, dont on estime qu’elle fera six cents morts. Que faire ? Les médecins expliquent que l’on dispose de deux programmes d’intervention et demandent : « Quelle solution choisissez-vous sans trop réfléchir ? » :
« Si le programme A est adopté, 200 personnes seront sauvées. Si le programme B est adopté, il y a une chance sur trois que 600 personnes soient sauvées et deux chances sur trois que personne ne soit sauvé.
Une nette majorité de participants ont choisi le programme A : ils préfèrent l’option certaine à l’option aléatoire.
Les résultats des deux programmes ont été présentés dans un cadre différent dans une seconde version : si le programme A’ est adopté, 400 personnes mourront. Si le programme B’ est adopté, il y a une chance sur trois que personne ne meure et deux chances sur trois que 600 personnes meurent. »
Kahneman invite à comparer les deux versions : « Les conséquences des programmes A et A’ sont identiques ; il en est de même pour les conséquences des programmes B et B’. Pourtant, dans le second cadre, une grande majorité de personnes ont choisi l’option aléatoire. »
Il explique que : « Lors de la prise de décision, on tend à préférer l’option certaine à l’option aléatoire (aversion au risque) lorsque les résultats sont positifs. On tend à rejeter l’option certaine et à accepter l’option aléatoire (attirance pour le risque) lorsque les deux résultats sont négatifs. » [6]
Kahneman évoque dans son livre [6]l’anecdote que lui a confiée A. Tversky. Alors qu’il faisait un exposé devant des professionnels de santé publique, il avait présenté le problème de la maladie contagieuse. Il demanda quel serait leur choix entre le programme A (nombre de vies sauvées) et le programme B (nombre de morts). D. Kahneman écrit : « Tout comme les autres participants à l’expérience, ces professionnels de santé publique se sont révélés sujets aux effets de cadrage. » La majorité préféra l’option « vies sauvées » à l’option « nombre de morts ».
Kahneman conclut qu’il est étonnant de voir que des responsables qui doivent prendre des décisions au sujet de la santé publique peuvent être influencés par la formulation des options. Ils sont sous l’influence du Système 1 : « Le Système 1 est susceptible d’influencer même les décisions les plus réfléchies. Il ne se désactive jamais. »Il définit ainsi chacun des deux systèmes : « Le Système 1 est impulsif et intuitif; le Système 2 est capable de raisonner, il est prudent, mais chez certains, il est également paresseux. On constate des différences qui y sont liées chez les individus : certains sont plus comme leur Système 2 ; d’autres sont plus proches de leur Système 1 » [6].
L’effet de cadrage n’apparaît pas toujours cohérent en fonction des mots utilisés et des formulations différentes. Dans le domaine des vaccins, si l’on met en avant les risques des vaccins (mêmes très faibles) plutôt que les bienfaits, les gens s’abstiennent plus facilement et la couverture vaccinale se réduit. Elle s’accroît quand on en montre les bienfaits. Dans le cas du cancer, si l’on communique sur les risques encourus au cas où l’on n’effectue pas le dépistage, les gens se font contrôler davantage [6].
Comment ne pas nous laisser entraîner par les mots ?
Dans la mesure où un mot peut être chargé de significations et de valeurs qui lui confèrent un poids particulier et où aucune information ne peut être totalement neutre, chacun d’entre nous court le risque d’être influencé dans ses décisions par la manière dont les choses sont présentées ou d’influencer les autres par le choix de ses propres mots. Bien souvent, nous ne parvenons pas à nous arrêter et à réfléchir à ce que signifient réellement les mots. Notre choix repose sur un faux sentiment de rationalité. Les économistes comportementaux Richard Thaler et Cass Sunstein ont fondé la théorie des nudges [10]. Les nudges travaillent sur l’incitation ou « l’architecture des choix », méthode douce qui permet de conserver la « liberté de choix » des individus tout en les incitant à faire un choix plus qu’un autre. Ils montrent comment les nudges ou « incitations douces » nous permettent de prendre les décisions adéquates en matière de santé, de richesse et même de bonheur.
Orwell a écrit : « Ce qui importe avant tout, c’est que le sens gouverne le choix des mots et non l’inverse. En matière de prose, la pire des choses que l’on puisse faire avec les mots est de s’abandonner à eux […] On pourra ensuite choisir – et non pas simplement “accepter” – les formulations qui serreront au plus près la pensée, puis changer de point de vue et voir quelle impression elles pourraient produire sur d’autres personnes »[11].
L’essentiel est d’être conscient du pouvoir des mots, de celui que nous avons en les choisissant et de celui que nous leur attribuons, et de prendre le temps de réfléchir au contenu des informations et à leur formulation. Cela demande toute une discipline personnelle ainsi que l’éclairage des autres. D. Kahneman l’énonce ainsi : « La voix de la raison est beaucoup plus discrète que celle, claire et tonitruante, de l’intuition erronée. Or, quand vous êtes confronté au stress d’une décision importante, il est déplaisant de remettre en doute vos intuitions. Quand vous avez un problème, s’il y a bien une chose que vous ne voulez pas, c’est voir vos doutes s’accroître. Le résultat en est qu’il est beaucoup plus facile de repérer un champ de mines quand vous voyez les autres s’y égarer que quand c’est vous-mêmes qui êtes sur le point d’y mettre les pieds. Les observateurs sont moins occupés sur le plan cognitif, et plus ouverts aux informations que les acteurs » [6].
C’est parce que nous utilisons de préférence le Système 1, celui de l’intuition « claire et tonitruante », que les mots ont un pouvoir immense. Pour maîtriser l’impact des mots, il est important de mobiliser davantage le Système 2, de prendre le temps de réfléchir non seulement au contenu de ce qui est présenté, mais aussi à la façon dont cela est présenté.
Références
1 | Orwell G, 1984, Gallimard, 1950.
2 | Saussure F, Cours de linguistique générale, éd. Payot, 1995.
3 | Cialdini R, Influence et manipulation, First Editions, 2004.
4 | Rozin P et al., “Operation of the laws of sympathetic magic in disgust and other domains”, Journal of Personality and Social Psychology, 1986, 50 :703-12.
5 | Ripoll T, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances, éd. Sciences Humaines, 2020.
6 | Kahneman D, Système 1 Système 2 : les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012.
7 | Bargh JA et al., “Automaticity of social behavior : direct effects of trait construct and stereotype activation on action”, Journal of Personality and Social Psychology, 1996, 71 :230-44.
8 | Loftus EF, Palmer JC, “Reconstruction of auto-mobile destruction : an exemple of interaction between language and memory”, Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior, 1974, 13 :585-9.
9 | Tverski A, Kahneman D, “The framing of decisions and the psychology of choice”, Science, 1981, 211 :453-8.
10 | Thaler R, Sustein C, Nudge : comment inspirer la bonne décision, éd. Vuibert, 2010.
11 | Orwell G, « La politique et la langue anglaise », (1946), in Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais, Paris, Ivrea, 2005.