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L’imagerie visuelle nous permet généralement de voir des éléments absents dans l’œil de l’esprit. Elle joue un rôle dans la mémoire, la rêverie et la créativité.[1]
Phantasia, « rendre visible, présent à l’œil ou à l’esprit », est le terme grec utilisé par Platon et Aristote pour désigner une capacité située entre la sensation et la pensée, appelée « faculté de produire des images » ou « imagination ». L’aphantasie, c’est l’absence d’images mentales, comme si « l’œil du cerveau » était aveugle.
Dans le Livre VII de La République, Platon décrit « L’allégorie de la caverne ». Il utilise la métaphore de prisonniers, enchaînés au fond d’une caverne, tournant le dos à la lumière, qui ne voient pas les choses réelles, mais seulement les ombres d’objets projetées sur le fond de la caverne par un feu derrière eux. N’ayant jamais vu autre chose, les prisonniers prennent les ombres pour la réalité. S’ils se libèrent peu à peu de leurs chaînes, ils se tourneront vers la lumière et s’approcheront de la connaissance.
Cette image représente le cheminement des Hommes, autrement dit nous-mêmes, vers la connaissance du réel.
Chacun de nous se fait une image mentale du mythe de la caverne en lisant la description de Platon. Cette image mentale n’est-elle pas indispensable pour bien appréhender le sens de cette métaphore des prisonniers enchaînés ? En 1935, Magritte l’a représentée à sa manière dans le tableau intitulé La Condition humaine. Il était fasciné par le thème de la lumière et il l’a peinte sur un tableau dans le tableau, par une mise en abyme. D’autres peintres l’ont représentée différemment. Mais certains individus, en bonne santé, disent ne pas pouvoir se représenter mentalement un objet, un citron ou une pomme par exemple, un visage, un paysage, un moment de leur existence passée, ou la scène de la caverne.

Que ressent-on quand on lit un poème, un livre, ou quand on écoute un concerto, si l’on ne forme pas d’images visuelles dans sa tête (l’imagerie mentale pouvant être multimodale, c’est-à-dire combiner plusieurs sens) ? [2]. L’une des intentions plus ou moins consciente de Vivaldi, quand il composa ses concertos Les Quatre saisons, avec leurs tableaux musicaux racontant le cycle et l’alternance des saisons, chacune avec ses propres caractéristiques, n’était-elle pas de suggérer, en les écoutant, des images dans notre esprit ? Vivaldi accompagna ces concertos de sonnets [3]. Patrick Juslin, professeur de psychologie, écrit : « L’imagerie visuelle est définie comme un processus par lequel une émotion est évoquée chez l’auditeur parce qu’il révèle des images intérieures en écoutant de la musique » [4]. En 1896, s’inspirant de L’Hiver, Pekka Halonen, peintre finlandais (1865-1933), réalisa Paysage d’hiver (Finnish National Gallery) [3].
La lente découverte de l’aphantasie
Au XVIIIe siècle, le philosophe Georges Berkeley (1685-1753) pensait que la réalité n’existait qu’à travers nos images mentales, celles-ci n’étant pas des représentations de la réalité matérielle, mais la réalité elle-même.
À la fin du XIXe siècle, Jean-Martin Charcot (1825-1893), le fondateur de la neurologie moderne, avait rapporté quelques cas de personnes disant qu’elles ne parvenaient pas à visualiser mentalement les visages ou les objets de la vie quotidienne.
En 1880, Francis Galton (1822-1911), psychologue britannique, avait identifié le phénomène de visualisation mentale en menant l’étude dite du petit-déjeuner (voir ci-après).
Mais c’est seulement en 2015 que le manque d’imagerie visuelle volontaire a été identifié et a reçu le nom d’aphantasie. Cela s’explique sans doute par le fait que la plupart des personnes atteintes d’aphantasie n’ont pas conscience qu’elles n’ont pas la même faculté de former des images mentales que les autres. Elles en prennent conscience à l’occasion de suggestions et de questions lors de tests, c’est pourquoi on parle d’« aphantasie volontaire » en ce sens. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’aphantasie involontaire. Celle-là est actuellement l’objet de recherches [5].
La table du petit-déjeuner
Au départ de sa recherche, F. Galton en avait précisé ainsi l’objectif [6] : « Je désire définir les différents degrés de vivacité avec lesquels différentes personnes ont la faculté de se rappeler des scènes familières sous forme d’images mentales, et les particularités des visions mentales de différentes personnes. » Il fit part de la réaction de scientifiques lorsqu’il les interrogea sur leur faculté de visualisation. Il cita le passage d’une lettre reçue de l’un d’eux : « Ces questions présupposent l’assentiment à une sorte de proposition concernant l’œil de l’esprit et les images qu’il voit… Cela pointe vers une erreur initiale… Ce n’est que par une figure de style que je peux décrire mon souvenir d’une scène comme une image mentale que je peux voir avec mon œil de l’esprit… Je ne la vois pas… pas plus qu’un homme ne voit les mille vers de Sophocle qu’il est prêt à répéter sous la pression appropriée. »

F. Galton avait demandé aux participants d’imaginer leur table de petit-déjeuner et d’évaluer l’éclairage, la dimension et la couleur de la table, ainsi que des objets qui s’y trouvaient. Il nota : « Les premiers résultats de mon enquête m’étonnèrent. J’avais commencé par interroger des amis du monde scientifique, car ils étaient les plus aptes à donner des réponses exactes sur cette faculté de visualisation à laquelle font sans cesse allusion romanciers et poètes, qui a laissé une trace durable dans le vocabulaire de toutes les langues et qui fournit la matière dont sont constitués les rêves et les hallucinations bien connues des malades. À ma grande surprise, je découvris que la grande majorité des hommes de science auxquels je m’adressai d’abord protestèrent que l’imagerie mentale leur était inconnue, et ils me considérèrent comme fantaisiste de supposer que les mots “imagerie mentale” exprimaient réellement ce que je croyais que tout le monde supposait qu’ils signifiaient » [6].
Cependant, si la plupart des participants à l’étude avaient déclaré qu’ils visualisaient bien cette scène dans leur esprit, même si leurs expériences étaient très variables, les résultats du test montrèrent une disparité entre eux. Par ailleurs, certains disaient n’en avoir aucune image. D’autres avaient des capacités de visualisation supérieures à la moyenne.
Mais le phénomène n’avait pas fait l’objet d’études scientifiques plus poussées.
VVIQ, quel est le degré de vivacité de l’œil de l’esprit ?
En 1973, David Marks, psychologue scientifique britannique, mit au point, au cours de ses recherches sur la conscience humaine, le VVIQ, Vividness of Visual Imagery Questionnaire, (questionnaire sur la vivacité des images visuelles) [7]. Il s’agissait d’un outil d’évaluation des différences individuelles dans l’imagerie visuelle. Le test s’intitulait « How vivid is your mind’s eye ? » (Quel est le degré de vivacité de l’œil de votre esprit ?).
Le test consistait à faire imaginer, les yeux ouverts et fermés, un certain nombre de choses et à décrire les degrés de précision des images mentales. Il était composé de seize questions réparties en quatre groupes de quatre, dans lesquels le participant devait considérer l’image mentale formée en réfléchissant à des scènes et des situations précises. Par exemple, pour la consigne « Pensez à une scène de campagne avec des arbres, des montagnes et un lac. Considérez l’image qui se présente à votre esprit », il y avait cinq possibilités de réponses, allant de « je la vois de façon parfaitement claire et vivante comme une vision réelle » à « aucune image du tout, je sais seulement que je pense à l’objet ».

Il donna les instructions suivantes : « Pour chaque scénario, essayez de former une image mentale des personnes, des objets ou du décor. Évaluez la vivacité de l’image à l’aide de l’échelle à 5 points. Si vous n’avez pas d’image visuelle, évaluez la vivacité à “1”. N’utilisez “5” que pour les images qui sont aussi vivantes et éclatantes que la vision réelle. »
Le VVIQ fut reconnu comme un outil essentiel dans l’investigation scientifique de l’imagerie mentale en psychologie cognitive, clinique et en neuropsychologie [8]. En 1995, D. Marks en publia une nouvelle version, le VVIQ-2, plus étoffé [9].
Certains critiques avaient reproché au VVIQ d’être limité par son format et au questionnaire d’être auto-renseigné, et par conséquent subjectif. Thomas Andrillon, neurologue à l’Institut du cerveau de Paris, émit cette réserve : « Cela dépend un peu de la façon dont on comprend les questions, et de la façon dont on donne les réponses. Donc c’est quelque chose qui marche, c’est relativement facile d’utilisation, mais c’est basé sur le rapport de l’individu lui-même » [10].
Un patient nommé MX
En 2015, Adam Zeman, neurologue britannique [11], reçut un patient, connu sous le nom de patient MX [12], un géomètre de 65 ans qui ne pouvait plus imaginer, ni volontairement ni involontairement. Dans sa vie professionnelle, il avait eu l’habitude de visualiser des bâtiments, et dans sa vie privée, les visages de ses amis, des membres de sa famille et toutes sortes d’événements. MX était devenu « aveugle mentalement » après avoir subi, quelques jours auparavant, une opération du cœur. Ses rêves eux-mêmes avaient perdu tout contenu visuel. C’est alors que A. Zeman donna le nom d’« aphantasie » à ce phénomène et constata qu’elle pouvait être congénitale ou accidentelle [13].
Carl Zimmer, un vulgarisateur scientifique, relata que MX consulta A. Zeman lorsqu’il se rendit compte, quatre jours après son opération, que tout était noir quand il fermait les yeux [14] : « MX rendit visite à Adam Zeman, un neurologue de la Peninsula Medical School d’Exeter, en Angleterre. Zeman a été tellement intrigué par le cas qu’il a fait équipe avec Sergio Della Sala, un neuroscientifique cognitif de l’université d’Edimbourg spécialisé dans la façon dont le cerveau traite les informations visuelles. Malheureusement, ni Zeman ni Della Sala n’ont pu proposer à MX un remède à sa maladie, mais ils ont vu une occasion rare d’étudier le fonctionnement de l’œil de l’esprit. »
Le cas de MX ayant été exposé dans la presse, A. Zeman et ses collaborateurs écrivirent : « Suite à une description populaire de notre article, nous avons été contactés par plus de vingt personnes qui se sont reconnues dans le récit de l’article sur “l’imagination aveugle”, avec la différence importante que leur trouble de l’imagerie avait duré toute leur vie. Nous décrivons ici les caractéristiques de leur état, obtenues par un questionnaire, et suggérons un nom – aphantasie – pour ce phénomène mal connu » [15].
Par la suite, A. Zeman observa que la plupart des gens se situent sur un spectre entre deux extrêmes, l’aphantasie ou l’absence d’images mentales, et l’hyperphantasie, qui est le fait d’avoir des images mentales très vives.
Imaginez un salon, une cuisine et une chambre à coucher : pouvez-vous les dessiner de mémoire ?
En 2021, une expérience, portant sur 123 participants répartis en deux groupes, aphantasiques et typiques (c’est-à-dire non aphantasiques), a évalué la performance de la mémoire visuelle chez des individus atteints d’aphantasie, comparée à celle d’individus ayant une imagination visuelle normale. Les sujets ont été recrutés à partir de forums en ligne spécifiques. Il s’agissait de dessiner de mémoire les images qui leur étaient présentées sur un écran : un salon, une cuisine et une chambre à coucher [16]. L’objectif de cette étude était de savoir « comment se souvenir des détails d’un objet ou d’un événement, si l’on ne peut pas le “voir” dans son esprit » [17].

Contrairement à l’attente des chercheurs, les sujets aphantasiques parvenaient à dessiner les objets dont ils n’avaient pourtant pas d’image mentale. Ils avaient une bonne mémoire des objets, de leur taille et de leur emplacement, mais moins bonne de leur nombre, de leurs détails et de leurs couleurs que les participants non aphantasiques. Certains d’entre eux nommaient les objets au lieu de les dessiner, ce qui tend à montrer que des représentations verbales peuvent compenser l’absence de mémoire visuelle. D’après les auteurs de l’étude : « Tout ceci laisse penser que les personnes atteintes d’aphantasie ont des capacités d’imagination cérébrale spatiale intactes : la capacité de représenter la taille, l’emplacement et la position des objets les uns par rapport aux autres est préservée. »
Par ailleurs, les personnes aphantasiques auraient, plus souvent que les autres, des difficultés à reconnaître des visages et à se souvenir des événements vécus.
La pensée peut-elle se passer d’image visuelle ?
En juillet 2021, Hélène Lœvenbruck, directrice de recherche au CNRS, évoque les résultats d’une étude en ligne par questionnaires, en anglais et en français, portant sur l’imagerie mentale visuelle et la perception auditive [18]. D’après les réponses de 1 000 participants, 200 personnes semblent concernées par l’aphantasie, une absence d’images mentales visuelles. H. Lœvenbruck précise que, parmi elles, « certaines rapportent qu’elles peuvent se parler intérieurement, mais que leur langage intérieur n’est pas sonore : ce sont juste des mots, pas de sensation de voix, pas d’intonation, pas non plus d’image visuelle des mots écrits ou des gestes (de la langue des signes). À l’inverse, notre enquête a révélé que certaines personnes ont une hyperphantasie verbale auditive, c’est-à-dire une capacité à générer des verbalisations intérieures très sonores, intenses et très clairement ressenties sensoriellement. » Elle pose la question de savoir si l’aphantasie est un trouble, mais, dit-elle, « les recherches récentes suggèrent plutôt qu’il s’agit d’un mode opératoire, un fonctionnement mental particulier, atypique ». En indiquant les nombreuses pistes que la recherche pourrait suivre, elle conclut : « Il est donc important de continuer d’explorer la diversité des formes du langage intérieur et de sonder le plus grand nombre d’individus » [18].

Comment les personnes aphantasiques vivent-elles leur différence ?
Tant que le phénomène n’avait pas été identifié, elles ne se rendaient pas vraiment compte de leur différence et n’en parlaient pas. Par ailleurs, les personnes qui se découvrent aphantasiques n’en ont pas toutes la même expérience. Par exemple, certaines personnes disent qu’elles voient des images dans leurs rêves et d’autres que leurs rêves ne comportent que des mots, qui suscitent des émotions. Certaines entendent des mélodies, même si elles ne sont pas accompagnées d’images. Certaines voient des mots et non les images mentales des choses. En général, ces différences ne les empêchent pas d’être bien intégrées dans la société. L’aphantasie n’est pas considérée comme un trouble ou une maladie, mais comme une particularité cognitive [1].
Par ailleurs, T. Andrillon souligne la plasticité du cerveau, qui lui permet de remplir certaines fonctions de diverses manières [10] : « Vous pouvez très bien arriver à faire la même chose qu’un autre individu en utilisant tout simplement des réseaux neuronaux différents. Par exemple […] vous pouvez perdre une région cérébrale et puis petit à petit, avec le temps et de la rééducation, vous pouvez retrouver des manières de vous comporter comme avant, tout simplement en utilisant d’autres régions cérébrales. »
Après avoir découvert son aphantasie, Tom Ebeyer a créé avec Jennie McDougall l’espace Aphantasia Network, afin que les gens puissent « en apprendre davantage, se connecter et explorer les implications de cette façon de penser unique. » Ils ont défini ainsi leur projet : « Aphantasia Network est la principale ressource et communauté mondiale dédiée à l’exploration et à la compréhension de l’aphantasie, un trait cognitif unique qui offre un aperçu de la diversité de la conscience et de l’imagination humaines » [19].
L’étude de l’aphantasie montre une grande disparité entre les humains, et pour commencer entre ceux qui sont atteints d’aphantasie, environ trois à quatre pourcents de la population [17], mais qui n’en décrivent pas les mêmes expériences. La recherche scientifique de sa cause n’en est encore qu’à ses débuts.
1 | Zeman A et al., “Phantasia : the psychological significance of lifelong visual imagery vividness extremes”, Cortex, 2020, 130 :426-40.
2 | Naney B, “Multimodal mental imagery”, Cortex, 2018, 105 :125-34.
3 | Philharmonie de Paris, Concerto pour violon op. 8 n° 4 L’Hiver de Vivaldi, extraits à la demande. Sur pad.philharmoniedeparis.fr
4 | Juslin PN, “Seeing in the mind’s eye : visual imagery”, in Musical emotions explained : unlocking the secrets of musical affect, Oxford University Press, 2019, 330-42.
5 | Krampel R et al., “Aphantasia and involuntary imagery”, Consciousness and Cognition, 2024, 120 :103679.
6 | Galton F, “Statistics of mental imagery”, Mind, 1880, 5 :301-18.
7 | Aphantasia Network, “Vividness of visual imagery questionnaire : discover the vividness of your mind’s eye”, 2024. Sur aphantasia.com
8 | Santarpia A et al., “Evaluating the vividness of mental imagery in different French samples”, Pratiques psychologiques, 2008, 14 :421-41.
9 | Marks DF, “Vividness of visual imagery questionnaire-2”, 7 mars 2023. Sur davidfmarks.net
10 | Joulin M,« Aphantasie : pourquoi certaines personnes n’arrivent pas à générer des images mentales », National Geographic, avril 2024.
11 | Zeman A, “Blind mind’s eye : the science of visual imagery extremes”, vidéo, 21 octobre 2021. Sur aphantasia.com
12 | Zeman A et al., “Loss of imagery phenomenology with intact visuo-spatial task performance : a case of ‘blind imagination”, Neuropsychologia, 2010, 48 :145-55.
13 | Ebeyer T, “Aphantasia and Hyperphantasia : What we know after a decade of research”, vidéo, 28 mai 2024. Sur aphantasia.com
14 | Zimmer C, “The brain : look deep into the mind’s eye”, Discover Magazine, 6 avril 2023.
15 | Zeman A et al., “Lives without imagery : congenital aphantasia”, Cortex, 2015, 73 :378-80.
16 | Bainbridge W.A et al, “Quantifying aphantasia through drawing : those without visual imagery show deficits in object but not spatial memory”, Cortex, 2021, 135 :159-72.
17 | Pounder Z, « L’aphantasie ou comment certaines personnes ne peuvent pas former d’images mentales », The Conversation, juin 2021.
18 | Lœvenbruck H, « Pensons-nous tous de la même manière ? », Polytechnique insights, 6 septembre 2022.
19 | Le site de Aphantasia Network. Sur aphantasia.com