Le Cercle Psy, interview de J.F. Marmion

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Brigitte Axelrad : Les ravages des faux souvenirs

Propos recueillis par Jean-François Marmion,  Article publié le 27/10/2010 dans Le CerclePsy.

Encouragées par leur thérapeute, des patientes désemparées peuvent développer des souvenirs
inventés de toutes pièces les montrant victimes d’abus sexuels perpétrés par leurs parents. Aux
Etats-Unis, des centaines de milliers de familles ont été brisées par de telles affaires. En France, le
danger est méconnu mais réel. Brigitte Axelrad, auteure des Ravages des faux souvenirs, ou la
mémoire manipulée (Book-e-book, 2010), a répondu à nos questions.

« Si tout va mal dans votre vie, c’est que votre père vous a abusée, même si vous l’avez
provisoirement oublié. » Tel est le credo de certains psychothérapeutes qui, par la suggestion, vont
faire éclore les souvenirs d’événements fictifs chez leur patiente… qui va saisir la Justice et briser
sa famille. Aux Etats-Unis, des centaines de milliers de dérives de ce genre ont été observées. La
France est touchée à son tour. Brigitte Axelrad, professeur honoraire de philosophie et de
psychosociologie, étudie ce phénomène dans Les Ravages des faux souvenirs, ou la mémoire
manipulée (Book-e-book, 2010).

Comment définir précisément un « faux souvenir » ?

C’est un souvenir qui ne correspond pas à un fait qui s’est réellement passé. Les faux souvenirs qui
ont plus particulièrement intéressé des psychologues sont ceux qui surviennent lors d’une thérapie
chez un patient, le plus souvent une patiente, adulte, d’une trentaine d’années, qui consulte pour
surmonter des difficultés dans sa vie privée ou liées à une perte de son travail. Si son thérapeute est
un adepte des thérapies de la « mémoire retrouvée » (TMR), il lui dira que son problème actuel n’a
très certainement qu’une seule cause : des abus sexuels, subis dans sa petite enfance et ensuite
refoulés. Le psy utilise alors des procédés destinés à retrouver cette « mémoire », par exemple
l’analyse des rêves, la suggestion, l’hypnose, l’imagerie guidée. Il peut aussi recommander au patient
de revoir un endroit lié à l’enfance et d’attendre une sorte d’illumination, de flash, qui lui fera
prendre conscience de l’événement qui s’y serait passé. Dès lors, l’imagination fait son travail : elle
apporte des éléments supplémentaires, et l’histoire va prendre corps. A partir du moment où le
patient accepte qu’il a pu se passer quelque chose, le souvenir va devenir à la fois une construction
intellectuelle et la source d’une émotion à exprimer auprès des parents supposés coupables. Mais il
arrive fréquemment que le patient résiste à reconnaître le souvenir, ce que le thérapeute va
interpréter comme un déni et une résistance « psychodynamique », donc la preuve des abus… Ceci
dit, de faux souvenirs peuvent aussi être retrouvés en dehors d’une psychothérapie. Jean Piaget et
Elizabeth Loftus, spécialiste américaine de la question, en rapportent de personnels : à partir de
récits biaisés de l’entourage, ils se sont fabriqués l’un et l’autre de faux souvenirs auxquels ils ont cru
fermement, jusqu’à ce que la vérité soit rétablie. Elizabeth Loftus a montré combien il est facile de
manipuler la mémoire et d’implanter des faux souvenirs. 3

Le thérapeute est-il toujours de bonne foi ?

Généralement, le thérapeute de la mémoire retrouvée croit vraiment que les problèmes personnels
importants n’ont qu’une seule cause : les abus sexuels refoulés. Le pire, c’est qu’il peut être
tellement de bonne foi qu’il dénonce les thérapies analogues chez les autres en étant absolument
persuadé que ce que lui-même fait « retrouver » est toujours réel.

Certains faux souvenirs paraissent plus improbables que des abus
sexuels, avec une connotation satanique. Lorsqu’une patiente
évoque un tel scénario, son thérapeute n’a-t-il pas la puce à
l’oreille ? N’est-il pas tenté de lui dire que ces souvenirs sont peut-
être trop étranges ?

Je doute fort que beaucoup de patientes se mettent spontanément à évoquer de telles choses. Aux
États-Unis, c’étaient bien les thérapeutes eux-mêmes qui pouvaient les entraîner vers des souvenirs
d’abus satanique, et autres choses aberrantes, comme des viols par des extraterrestres perpétrés
dans des soucoupes volantes. C’est d’ailleurs par ce biais que peu à peu on s’est dit que des souvenirs
aussi excessifs pouvaient être fabriqués. Les faux souvenirs d’une vie antérieure au cours de laquelle
des patients auraient participé à des messes noires et mangé des fœtus par exemple, ont éveillé la
conscience critique non seulement des psychologues, mais aussi des juges et des journalistes.

Ces thérapeutes font-ils référence à la théorie de la séduction,
développée puis rapidement abandonnée par Freud avant
l’élaboration de la psychanalyse ?

On ne peut pas dire qu’ils la connaissent tous par cœur, pas plus qu’ils ne connaissent bien Freud.
Avec cette théorie, Freud amenait ses patientes à chercher des souvenirs d’abus sexuels commis par
leur père. En moins de deux ans, il a admis qu’elle ne fonctionnait pas, et qu’elle allait lui créer des
ennuis… Il est donc passé à la théorie des fantasmes : le refoulement restait au centre de la théorie,
mais les abus avaient été simplement fantasmés. En 1925, dans Ma vie et la psychanalyse, il dit qu’il
a été obligé de reconnaître que les scènes de séduction rapportées par ses patientes n’avaient jamais
eu lieu, mais qu’il s’agissait de fantasmes fabriqués par ses patientes. En 1916, il a reconnu qu’on ne
pouvait constater une différence quant aux effets, selon que les évènements de la vie infantile
étaient un produit de la fantaisie ou de la réalité. Tous les psychothérapeutes n’en ont pas tenu
compte. Le mal était fait : certains ont continué à utiliser la théorie de la séduction. Paradoxalement,
aux États-Unis, au milieu du XXe siècle, d’autres ont fait aussi beaucoup de mal en se réclamant
uniquement de la théorie du fantasme. Des patientes sont venues les voir parce qu’elles avaient
réellement subi des abus sexuels, et se sont entendu dire qu’elles inventaient ! D’où une forte
réaction du mouvement féministe, nourrissant par contrecoup la thèse des abus réels systématiques.
Les premiers procès d’enfants se retournant contre leurs parents ont commencé dans les années 70,
mais le phénomène a littéralement explosé au début des années 90, avec le trouble des
personnalités multiples qui est venu le renforcer. Puis les parents faussement accusés se sont
constitués en association, et des études fondées sur des bases scientifiques très solides ont été
menées par des chercheurs tels qu’Elizabeth Loftus et Richard McNally. 4

Les faux souvenirs peuvent-ils être contagieux, en ce sens qu’ils
peuvent convaincre les parents qu’ils sont bien coupables d’abus,
mais qu’ils les ont eux-mêmes refoulés ?

L’accusation venant de leur enfant peut en effet créer un trouble immense chez les parents : « Il s’est
certainement passé quelque chose. Qu’est-ce qu’on a fait ? » Le père peut être amené à douter de la
mère, et réciproquement. La contagion peut parfois toucher les frères et les sœurs, qui eux aussi se
mettent à accuser leurs parents. Les études montrent qu’il arrive en effet que les parents se
séparent, parce que l’un d’eux est convaincu par son enfant de la culpabilité de l’autre parent. Les
faux souvenirs ne peuvent créer que le désastre au sein des familles. Quant à la patiente, au lieu de
recevoir de l’aide, elle se trouve dans une situation de dépendance exclusive au thérapeute et son
état empire.

Que deviennent les faux souvenirs s’il est démontré, lors d’un
procès par exemple, qu’ils font référence à des événements fictifs,
et si le thérapeute reconnaît lui-même s’être trompé ? Est-ce qu’ils
disparaissent ?

La patiente qui croit à l’existence de ces événements dans son enfance sera encore plus convaincue
de la vérité de ce qu’elle a découvert si elle rencontre des objections. Au lieu de la sortir de ses
convictions, les objections vont les renforcer. Si elle n’est pas à l’initiative du procès, par exemple si
ce sont les parents qui ont porté plainte contre le thérapeute, cela peut donc aggraver les choses. A
ce moment, la rupture est complète entre le patient et sa famille.

Lors d’un procès, des personnes réellement coupables d’abus
sexuels peuvent-elles invoquer le phénomène des faux souvenirs
pour discréditer la victime et nier leurs actes de façon
convaincante ?

Bien sûr. Il est arrivé que certains individus se servent de ce qu’ils ont appris concernant les faux
souvenirs pour tenter de se protéger des poursuites. C’est pourquoi il est très important de
différencier les deux problèmes, de ne pas confondre les faux souvenirs « retrouvés » en thérapie
avec les souvenirs de vrais abus sexuels qui eux peuvent être vérifiés. 5

La loi française sur le titre de psychothérapeute a été initiée pour
lutter contre de telles dérives dans un cadre psychothérapeutique.
Peut-elle être efficace pour empêcher ce phénomène précis ?

Pas totalement. Les TMR ont contaminé des thérapeutes de toutes les catégories. Ils peuvent être
aussi bien psychothérapeutes autoproclamés avec pas ou peu de diplômes, que thérapeutes non
médecins mais reconnus, psychanalystes, psychiatres chevronnés, et parfois même experts auprès
des tribunaux. La loi ne va donc pas changer grand-chose dans l’immédiat.

Comment peut-on lutter contre ce phénomène ?

Par une approche scientifique et des études sur la mémoire et la manipulation mentale, mais aussi
par une information large du public, des professionnels de santé, des milieux judiciaires. Aujourd’hui,
le phénomène est en régression aux États-Unis. Les thérapeutes ont bien compris qu’ils pouvaient se
retrouver eux-mêmes devant la Justice. Mais le phénomène se développe en France depuis les
années 2000, et l’information est encore rare à l’exception des rapports de la Miviludes. Les premiers
procès se sont ouverts, même si on n’en entend peu parler. Un avocat bordelais et quelques autres
travaillent sur ces cas. Informer et expliquer sont les objectifs principaux de ce livre, Les Ravages des
faux souvenirs.

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