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La télévision nous manipule-t-elle ?
par Brigitte Axelrad – SPS n° 289, janvier 2010 publié par l’AFIS
Ce jeu, « Zone Xtrême ou le jeu de la mort en direct », reprend le protocole de l’expérience de Yale. Il s’agit grâce à lui de réaliser un documentaire sur la violence supposée du petit écran et de répondre à cette question : « tous prêts à devenir tortionnaires pour la télé ? » Le film devrait être diffusé sur France2 à la fin de l’année 2009.
« J’ai voulu comprendre comment la télévision pouvait nous manipuler pour nous conduire à accomplir des actes que nous condamnons en temps ordinaire, explique Christophe Nick.Aujourd’hui, dans certains jeux, les gens acceptent de f aire publiquement n’importe quoi, car ils accordent à la télévision une autorité considérable à laquelle ils se soumettent. Mon documentaire s’appuie sur l’analyse de scientifiques pour comprendre cette influence. »
L’objectif est de prendre la mesure de la soumission à l’autorité de la télévision dans certains jeux télévisuels et reality shows, tels que « Le Maillon faible », « Koh Lanta », « Loft Story », « L’Ile de la tentation », etc., et par extension, de son influence sur certains téléspectateurs, quelles que soient les occasions.
Une équipe de sept scientifiques, dont faisaient partie Jean-Léon Beauvois2 et Didier Courbet3, a encadré ce jeu afin de veiller à la validité scientifique du projet et au respect de l’expérience première de Milgram.
L’expérience de Milgram
Stanley Milgram (1933-1984)4, psychosociologue américain, a écrit qu’il avait « essayé d’explorer par la méthode scientifique un problème humain d’une importance capitale »5 : la disparition du sens de la responsabilité individuelle menant à l’obéissance aveugle à l’autorité. L’expérience qu’il mena, dans les années 60, avec l’université de Yale, lui fut inspirée par le système de défense récurrent des tortionnaires nazis dans des procès tels que celui de Nuremberg, objectant invariablement à leur accusateurs : « oui, j’ai torturé et tué, mais je ne faisais qu’obéir aux ordres ». L’objectif de l’expérience de Yale était de montrer combien il est difficile de concilier les impératifs de l’autorité avec la voix de la conscience, dans les situations extrêmes aussi bien que dans la vie courante. Milgram avait été fortement influencé par le livre de Hannah Arendt sur la banalité du mal.6
Dans les années 60, l’expérience était présentée aux lecteurs d’un journal local comme destinée à évaluer l’efficacité de la punition sur la mémorisation dans le cadre de l’apprentissage. Elle devait durer une heure et être rémunérée quatre dollars. Les volontaires étaient principalement des hommes de 20 à 50 ans, issus de tous les milieux et de niveaux d’éducation divers. Elle se déroulait entre trois personnages, le « scientifique » menant l’expérience vêtu de sa blouse blanche, le « professeur » qui dictait une liste de mots associés à l’élève, et l’« élève » qui devait ensuite être capable de les recombiner correcte-ment sous peine de recevoir de la part du professeur des décharges électriques de plus en plus fortes. À chaque hésitation du « professeur » provoquée par les cris de plus en plus insupportables de son « élève », le « scientifique » lui rappelait l’intérêt de continuer l’expérience, en l’assurant qu’il en assumait toute la responsabilité.
En réalité, l’« expérimentateur » et l’« élève » étaient des comédiens. Le tirage au sort pour attribuer les rôles était truqué. Seul le « professeur » l’ignorait, car c’est lui qui était réellement l’objet de l’étude. Ce qui devait être évalué, c’était son degré de soumission aux ordres que lui donnait une instance supérieure, dans le cas présent une autorité scientifique, symbolisée par la blouse blanche et le contexte du laboratoire. Aucun des sujets ne refusa l’expérience. Au total 636 sujets furent testés. Environ 62 % d’entre eux allèrent jusqu’au bout, en infligeant à trois reprises à leur élève les décharges de 480 volts, en dépit de ses cris de douleurs et de ses supplications. L’expérience7 fut reprise pendant des années dans diverses universités sur des milliers de sujets et donna toujours à peu près les mêmes résultats jusqu’aux dernières reproductions publiées en janvier 2009 dans la revue American Psychologist8.
L’expérience transposée à la télévision
Des journalistes (Sciences et Avenir, Libération, etc.) ont assisté aux séances d’enregistrement de « Zone Xtrême » et ont certifié que « l’expérience de Milgram a été recréée au plus près et suivant le même protocole ». Cependant, le laboratoire est devenu un plateau de télévision, le « scientifique » en blouse blanche est remplacé par une animatrice symbolisant le pouvoir des médias, l’« élève » attaché sur un siège relié à des électrodes est enfermé dans un caisson, les hurlements de douleur sont enregistrés et le « professeur » agit devant le public qui l’applaudit.
Les résultats obtenus par « Zone Xtrême » ne sont pas éloignés de ceux qu’obtint l’expérience réelle. En deux semaines, 80 personnes y ont participé, 80 % des candidats ont infligé la décharge (fictive) de 480 volts. Devant de tels résultats, Beauvois a exprimé son étonne-ment : « Je ne pensais pas que la télévision était une autorité légitime, comme l’est la science dans l’expérience de Milgram, je pensais que la télé ne pouvait pas prescrire. J’ai la preuve que j’avais tort. Nous accordons donc autant d’importance à l’institution qui fabrique le divertissement qu’à la science qui fabrique le savoir. »
Polémique éthique
Lors de l’expérience de Milgram, des critiques condamnant ses truquages et sa mystification l’avaient qualifiée de contraire à l’éthique. Beauvois ne partage pas cette opinion. Il écrit :« Sous le couvert moral de protéger le public contre les risques psychologiques encourus lors de manipulations expérimentales, certaines expériences sont interdites puisque soumises à la nécessité du consentement éclairé du sujet participant à l’expérience. »9 D’après lui, cette polémique éthique viserait en fait à contraindre la recherche en psychologie à rester dans le politiquement correct. Sa présence lors du jeu de France 2 atteste cette prise de position.
On peut s’étonner qu’autant de participants au jeu n’aient pas démasqué cette mise en scène empruntée à l’expérience très connue de Milgram. Cependant Milgram a montré que les connaissances générales de l’individu ont très peu de poids face à une situation concrète, particulière et imprévue à laquelle il est réellement confronté. Il reste que le titre de Sciences et Avenir « Tous prêts à devenir tortionnaires pour la télé ? » mise totalement sur le sensationnel. Stanley Milgram, dans la préface à la deuxième édition française de son livre, dénonça le sensationnalisme des titres des journaux français qui avaient déjà introduit en 1974 « le concept du sujet obéissant en tant que tortionnaire ». « C’est vrai, dit-il, mais pas à 100 % […] Ce n’est pas faux, en ce sens que les sujets administrent effectivement une punition de plus en plus sévère à une victime innocente qui proteste. Peut-être un tel acte est-il assez proche de celui qu’accomplit le tortionnaire. […] Mais […] ce n’est pas là une relation exacte de ce qui s’est passé au laboratoire. Le sujet se voyait comme le participant à une expérience scientifique légitime. » Stanley Milgram a précisé que ce n’est pas l’obéissance en soi qui est critiquable, car elle est un facteur fondamental de cohésion sociale, mais l’« obéissance aveugle » par laquelle on renonce à son jugement critique.
Dans le cas du jeu de France 2, les participants « dociles » voient-ils dans ce jeu une « expérience », dont le résultat est plus important que les conséquences ? Quoi qu’il en soit, la question ici posée est de savoir si les individus ont une pro-pension à se soumettre absolument à l’autorité de la télévision. La réponse pourrait expliquer en partie la foi aveugle que beaucoup de téléspectateurs accordent aux émissions télévisées, et les alerter sur les dangers de se soumettre aveuglément à leurs messages.
Attendons de voir en fin d’année ce fameux documentaire et si nous échappons au diktat interprétatif de la télévision, peut-être pourrons-nous nous faire une idée objective du sens qu’il faut accorder à cette expérience, et de sa valeur pédagogique ?
Notes
1 Le terme est-il exact ? Électriser ne serait-il pas plus juste ? L’électrocution désigne la mort provoquée par l’électrisation. Les candidats au jeu ne connaissent-ils pas la nuance ?
2 Jean-Léon Beauvois, professeur de psychologie sociale, et Robert-Vincent Joule, (2002), Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Presses Universitaires de Grenoble ; J-L Beauvois, (2003), Les démocraties, la télévision et la propagande glauque, éd. Courbet & Fourquet ; La télévision et ses influences, Bruxelles, de Boeck.
3 Didier Courbet, professeur à l’Institut de recherche en sciences de l’information et de la communication (Irsic). Il étudie la réception et l’influence des médias et des « nouveaux » médias sur les individus. http://i3m.univ-tln.fr/imprimer.php….
4 Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy, 1974
5 Ibid, préface à la deuxième édition française, p. 7
6 Hannah Arendt a soutenu en 1963 la thèse de la « banalité du mal » : l’inhumain se cache en chacun d’entre nous.Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, traduction française A. Guérin, Gallimard, 1966.
7 Henri Verneuil, en 1979, dans I comme Icare s’en inspira étroitement. Dans une longue séquence du film, Yves Montand, dans le rôle du procureur Henri Volney, assiste à travers une vitre au déroulement détaillé de l’expérience, aux côtés du médecin de l’hôpital. Alors même qu’il s’indigne de la cruauté du « professeur », le médecin lui fait remarquer qu’il a lui-même attendu bien longtemps avant de protester.
8 American Psychologist, janvier 2009, « Would people still obey today ? »(Les gens obéiraient-ils encore aujourd’hui ?).
9 Beauvois J.-L. (1994), Traité de la servitude libérale. Analyse de la soumission, Paris, Dunod