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Le test du gorille invisible
par Brigitte Axelrad – SPS n° 312, avril 2015
La limite de nos ressources attentionnelles
Le test du gorille invisible (« The Invisible Gorilla ») [1] a été mis au point en 1999 par Christopher Chabris et Daniel Simons, deux chercheurs en Psychologie cognitive de l’Université Harvard [2], surnommés depuis The Gorilla Guys.
La consigne donnée aux participants était de regarder attentivement une vidéo où deux équipes de joueurs de basket, l’une habillée en blanc, l’autre en noir, se lançaient un ballon, et de compter le nombre de passes entre les membres de l’équipe des blancs. Pendant la partie, une personne déguisée en gorille traversait la scène de droite à gauche en se frappant la poitrine avec ses poings.
On demandait ensuite aux participants combien de passes ils avaient comptées et s’ils avaient vu quelque chose qui sortait de l’ordinaire. Environ 50 % d’entre eux n’avaient pas vu passer le gorille.
Ce test illustre la limite de nos ressources attentionnelles : quand nous effectuons une tâche qui requiert toute notre attention, comme de compter le nombre de passes du ballon, nous pouvons difficilement prendre en compte un stimulus inattendu, comme le passage du gorille. Ce phénomène cognitif est connu sous le nom de « cécité d’inattention » (inattentional blindness).
Un deuxième test, le test du singe invisible (« The Monkey Business Illusion ») [3], a été proposé avec les mêmes consignes. Les participants qui connaissaient le premier test ont été attentifs au nombre de passes du ballon ET au passage du gorille, de droite à gauche de la scène. Mais ils n’ont pas vu que l’un des joueurs de l’équipe en noir avait quitté la scène avec le gorille et que le rideau avait changé de couleur !
Ces tests de cécité d’inattention ont été réalisés avec des participants naïfs, sans formation spécifique, et engagés dans une tâche qui ne leur était pas familière. Quand nous passons ces épreuves, nous trouvons amusant de constater que nos sens peuvent nous jouer des tours.
Cette bizarrerie perceptive pourrait-elle avoir des conséquences sérieuses?
Mais cette bizarrerie perceptive pourrait-elle avoir des conséquences sérieuses et même graves ?
Cette question a conduit des chercheurs en Psychologie à imaginer un test destiné à des professionnels expérimentés, qui ont passé des années à perfectionner leur capacité à détecter des anomalies dans des images particulières, telles que des radiographies.
Dans une étude publiée en juillet 2013 (« Le gorille invisible a encore frappé ») [4], trois chercheurs en sciences cognitives, Trafton Drew, Melissa Vo and Jeremy Wolfe, (Visual Attention Lab, Brigham and Women’s Hospital, Harvard Medical School) ont demandé à vingt-quatre radiologues expérimentés du Brigham and Women’s Hospital de Boston, ainsi qu’à vingt-quatre volontaires naïfs, non expérimentés, de détecter des nodules pulmonaires présents sur une série de radiographies des poumons de cinq patients atteints d’un cancer. La consigne donnée était de cliquer avec la souris sur chaque nodule. Chaque radiographie présentait une dizaine de nodules. La photographie d’un gorille minuscule, mais faisant quarante-huit fois la taille d’un nodule, avait été insérée en haut et à droite de la dernière image.
Tous les radiologues ont bien détecté les nodules, mais vingt sur vingt-quatre n’ont pas vu le gorille. Les psychologues ont enregistré les mouvements oculaires des médecins pendant qu’ils observaient les radiographies. L’eye-tracking (l’enregistrement du mouvement des yeux) a montré que ceux qui avaient raté le gorille avaient bien regardé l’endroit où il était placé, mais sans le voir. Quand, après l’épreuve, on leur a demandé s’ils voyaient le gorille, tous ont dit « oui ».
Cependant, il faut noter qu’aucun des observateurs naïfs n’a vu le gorille ! Et qu’ils sont bien loin d’avoir vu tous les nodules !
Si des radiologues ont vu le gorille sur la radio : « C’est probablement parce que leur capacité d’attention complète n’est pas absorbée par la tâche principale, à laquelle ils sont habitués », selon l’Association for Psychological Science. Ainsi, même des professionnels expérimentés, opérant dans leur domaine d’expertise, peuvent être vulnérables à la cécité d’inattention.
Cette étude montre que lorsque notre attention est concentrée sur une seule chose, il peut nous arriver de ne pas remarquer d’autres choses même très évidentes dans notre champ de vision. On peut ne pas voir ce que l’on est pourtant en train de regarder.
En 1995, un officier de police de Boston, Kenneth Conley, avait été accusé de faux témoignage pour avoir déclaré ne pas avoir vu une agression violente, survenue pendant qu’il poursuivait un suspect. En 2011, Chabris et Simons montrèrent, par une série d’expériences menées avec leurs étudiants et reproduisant cette situation, qu’il était possible que Conley n’ait réellement pas vu la bagarre, parce que son attention était concentrée sur une autre tâche [5]. Le policier fut alors réintégré dans ses fonctions.
La « leçon du gorille » est contre-intuitive : nous croyons que c’est par manque d’attention que nous ne voyons pas quelque chose, alors que c’est au contraire parce que nous sommes trop attentifs à une chose que nous n’en voyons pas une autre. Si nous sommes trop occupés à compter les passes du ballon ou à cliquer sur les nodules, nous ne verrons pas le gorille devant nos yeux ! C’est ainsi que personne ne retrouvait la fameuse Lettre volée d’Edgar Poe, car tout le monde la croyait cachée… sauf l’astucieux détective Auguste Dupin, malin comme un singe, qui sut la voir, laissée en évidence par le voleur !
L’autre surprise, c’est que nous croyons que notre attention sera alertée lorsque quelque chose d’insolite surgira dans notre champ de vision. Or même un gorille, ou sa photographie, peuvent passer inaperçus !
Ces croyances ne résistent pas au gorille invisible. Ce n’est pas, dit-on, aux vieux singes qu’on apprend à faire la grimace…
[1] Vidéo « The Invisible Gorilla ».
[2] Christopher Chabris and Daniel Simons se sont rencontrés à la Harvard University en 1997, où ils ont commencé à collaborer. En 2004, ils ont reçu le Ig Nobel Prize en Psychology qui récompensait leur expérience The Invisible Gorilla, « qui fit rire d’abord puis réfléchir ensuite », selon la définition des Ig Nobels : www.theinvisiblegorilla.com/biograp…, www.theinvisiblegorilla.com/videos.html
[3] Vidéo « The Monkey Business Illusion », et pour vous amuser : www.youtube.com/watch?v=ubNF9QNEQLA
[4] Psychological Science « The Invisible Gorilla Strikes Again, Sustained Inattentional Blindness in Expert Observers », « You can put your eyes on something, but if you’re not looking for it, you’re functionally blind to it ». http://pss.sagepub.com/content/earl…, http://search.bwh.harvard.edu/new/p…
[5] Christopher F Chabris, Adam Weinberger, Matthew Fontaine et Daniel J Simons, I-Perception, vol. 2, no 2, 2011, p. 150–153