Une autre invention psychanalytique : les personnalités multiples

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Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, la psychanalyse et Sigmund Freud occupent une place particulière dans la sphère intellectuelle, dans l’enseignement et dans les pratiques thérapeutiques. Ce dossier se propose d’apporter une réflexion sur la réalité des allégations thérapeutiques des psychanalystes, le statut scientifique de la psychanalyse et la place injustifiée occupée par elle dans l’espace public (santé, justice, médias, etc.).

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Une autre invention psychanalytique : les personnalités multiples

par Brigitte Axelrad – SPS n° 293, hors-série Psychanalyse, décembre 2010 publié par l’AFIS

« La psychanalyse est cette maladie de l’esprit dont elle se considère comme le remède »

Karl Krauss, cité par Mikkel Borch-Jacobsen1

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En 2008, un article paru dans Cerveau & Psycho, « La mémoire violée »2, rapporta le cas de Sheri Storm3, une jeune Américaine qui présentait, selon son psychiatre, un syndrome de personnalité multiple. Sheri Storm avait découvert un matin de février 1997, en ouvrant son journal, qu’une patiente, Nadean Cool, intentait un procès contre son psychiatre pour avoir « implanté » des faux souvenirs dans son esprit. Il s’agissait de Kenneth Olson, son propre psychiatre.

Sheri Storm était entrée en psychothérapie pour soigner insomnie et anxiété liées à son divorce et à sa nouvelle carrière.4 Le psychisme de Sheri s’était fragmenté en deux cents personnalités différentes. Elle comprit alors que son trouble de personnalité multiple était « iatrogène », c’est-à-dire produit par sa thérapie. Elle intenta à son tour un procès à son thérapeute. En 2007, elle attendait toujours que son cas soit jugé.

Le trouble de personnalité multiple

Le trouble de personnalité multiple serait un éclatement du moi causé par des abus sexuels répétés dans l’enfance, refoulés et qui ressurgiraient dans l’une ou l’autre des personnalités. La personnalité principale est la personnalité hôte, souvent introvertie et dépressive. Les « alters » (personnalités secondaires) peuvent être d’âge, de caractère, de sexe, voire d’espèces différentes. Le patient peut devenir successivement un enfant avec un comportement et une voix d’enfant, une femme alors qu’il est un homme… Certains alters peuvent être boulimiques, alors que d’autres sont anorexiques, ils peuvent ne pas tous parler la même langue, les uns ont besoin de lunettes et les autres non, l’un est alcoolique, l’autre est toxicomane… Lorsque le patient fait le récit de sa vie au thérapeute, celui-ci remarque que la trame narrative n’est pas complète, qu’il a des « périodes de temps perdu ». On est surpris par le côté répétitif de ces scénarios, leur ressemblance et, en fin de compte, le conformisme manifesté.

Louis Vivet, cas paradigmatique

La notion de « personnalité multiple » fut créée en 1888 pour décrire le cas de Louis Vivet, patient des docteurs Henri Bourru et Prosper F. Burot. En 1885, Louis Vivet fut photographié dans chacun de ses dix états de personnalité, ce qui, à l’époque de la naissance de la photographie, fut considéré comme absolument objectif. Certains observateurs sceptiques, comme Joseph Delboeuf et Hippolyte Bernheim, sans pour autant nier l’existence d’un trouble psychiatrique grave chez Louis Vivet, traitèrent ce cas de personnalité multiple de « folie à deux », résultant de la collaboration entre le patient et son médecin.

Selon Ian Hacking5, Louis Vivet apprit à répondre aux attentes de ses thérapeutes, et fut chaque fois récompensé pour cela, échappant ainsi à la ferme de détention où il était interné pour ses vols, et devenant célèbre grâce à l’attention que lui portèrent des médecins fascinés par son étrangeté.

Origines culturelles aux XIXe et XXe siècles

La dualité du « moi » a été exploitée par de nombreuses fictions littéraires, telles L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Stevenson (1886), Le Double de Dostoïevski, (1846), Confession du pécheur justifié de James Hogg, contemporain et ami de Stevenson, Don Juan et le doubled’Otto Rank (1914). Ces histoires ont enraciné l’idée de la dualité dans la conscience occidentale. Carl Gustav Jung, lui aussi, décrivit la personnalité humaine comme scindée en deux archétypes, la « persona » ou le masque social, et « l’ombre », partie sombre et diabolique, que chacun de nous porte au fond de lui. Freud, quant à lui, partagea la psyché humaine en trois instances historiquement et structurellement différentes, le ça, le moi et lesurmoi, disant : « […] le moi n’est pas maître dans sa propre maison ».6 Les concepts freudiens d’inconscient et de refoulement introduisirent un clivage dans le psychisme entre le conscient actuel et l’inconscient infantile. Le conscient ignore l’inconscient, qui abrite le trauma. Le freudisme suppose qu’en chacun de nous il y a un Autre, que seuls les psychanalystes ont le pouvoir de révéler. De ce fait, la cure psychanalytique produit des dissociations, et le silence de l’analyste les majore. On se souvient de la critique d’Alain : « Le “freudisme”, si fameux, est un art d’inventer en chaque homme un animal redoutable…  » (Alain, 1941, Éléments de philosophie, L. II, ch. XVI)

La « multi-biographie » et la multiplication des cas

293_80-86_2Dans les années 1950, aux États-Unis, un nouveau genre littéraire, la multi-biographie, a inspiré le mouvement moderne de la multiplicité, donnant souvent lieu à une adaptation au cinéma ou à la télévision.

C’est un livre paru en 1957, The Three Faces of Eve, (Les trois visages d’Ève), qui donna le ton. Ève n’avait, selon ses médecins, « que » trois personnalités.

Une autre multi-biographie, Sybil, inaugurera en 1973 le mouvement multiple. Ce livre, qui retrace le traitement d’une jeune femme de 1954 à 1965, fut écrit par une journaliste spécialisée dans les publications psychiatriques et collaboratrice de Science Digest, Flora Rheta Schreiber. Elle décrivit le cas étrange d’une jeune femme, Sybil, qui avait développé seize personnalités pour faire face à un grave abus sexuel et à une grave maltraitance. Cornelia Wilbur, psychiatre et psychanalyste, fidèle à la théorie de la séduction de Freud, traquait activement les traumas infantiles.

Au fil d’une thérapie de mémoire récupérée, Sybil retrouva les « souvenirs » des maltraitances, dont elle avait été victime de la part de sa mère, depuis l’âge de six mois.

En 2006, Robert Rieber, professeur à la Fordham University, montra que cette histoire, qu’il qualifia de hoax (« canular »), avait été fabriquée. Il avait eu l’occasion d’examiner des enregistrements sur bandes magnétiques de quelques-unes des 2000 séances de la psychanalyse de Sybil.

Ian Hacking écrit : « en 1972, la personnalité multiple apparaissait comme une simple curiosité. »7 En 1992, vingt ans plus tard, des centaines de cas étaient en traitement aux États-Unis. Edward Behr ajoute : « ce diagnostic rarissime n’est devenu populaire qu’après un certain nombre de livres et de films. »8 Cette recrudescence des cas de personnalités multiples peut être rapprochée du succès médiatique du livre et du film Sybil à partir de 1973.

La fabrication de Sybil

« Une boîte noire nommée Sybil », c’est ainsi que Mikkel Borch-Jacobsen qualifie ce cas psychiatrique. Il reprend toute l’histoire de Sybil et montre qu’elle a été construite de bout en bout par la psychanalyste et la journaliste, avec l’assentiment de Sybil. Si Anna O, la patiente de Breuer était, selon le titre de l’ouvrage que Borch-Jacobsen lui a consacré, une « mystification centenaire », Sybil de Wilbur a été une mystification du même type, pendant quarante ans.

La vérité sur Sybil

La vérité sur Sybil est que, dans le livre, tout est faux. Sybil s’appelait Shirley Ardell Mason. Elle est née le 25 janvier 1923, dans une petite ville du Minnesota. Rien de ce qui avait été écrit au sujet de la famille de Shirley, des terrifiantes maltraitances commises par sa mère, ne fut corroboré par tous ceux qui les avaient connus, elle et sa famille. Tout était faux.

L’influence des drogues sur les troubles de Sybil

293_80-86_3Cornelia Wilbur la « soigna » non seulement par la psychanalyse, mais aussi par l’hypnose et les injections de penthotal ou « sérum de vérité », barbiturique qui produit un état stuporeux pendant lequel les résistances et les barrières de l’amnésie sont supposées tomber. Dans son journal, Shirley écrivit que Wilbur utilisait en même temps les électrochocs à domicile et d’autres sédatifs et psychotropes. La psychiatre lui donnait une nouvelle drogue chaque fois qu’une nouvelle personnalité surgissait, et l’additionnait aux autres. L’état de Shirley se détériora pendant toute cette période. Mikkel Borch-Jacobsen, rompant avec toutes les hypothèses émises sur le trouble de Sybil, écrit : « […] le MPD (Multiple Personnality Disorder), en fait, est l’enfant incestueux de la psychanalyse et des psychotropes. »9 Il fait le lien entre Sybil, Anna O. et Dora, les trois héroïnes anonymes de la psychothérapie des profondeurs, trois « sœurs » qui furent chacune « une femme sous influence. »

Les aveux de Sybil et leur rejet par sa thérapeute

Mikkel Borch-Jacobsen note : « À deux reprises, en effet, Shirley avait voulu revenir sur ce qu’elle avait raconté à Wilbur et celle-ci avait dû intervenir pour remettre les choses en ordre. La première fois, en mai 1958, Shirley avait écrit à son analyste une longue lettre (partiellement citée par Shreiber) dans laquelle elle avouait avoir simulé ses différentes personnalités : « Je n’ai pas plusieurs personnalités… je n’ai même pas un « double » pour m’aider… toutes ces personnalités, c’est moi. Je sais, c’était un mensonge de ma part que de faire semblant d’avoir ces personnalités. »

Cornelia Wilbur, en pure freudienne, traita cette confession de « manœuvre défensive majeure »10 pour se protéger contre la haine inconsciente de Shirley pour sa mère. Shirley laissant tomber cette piste narrative attribua rapidement sa lettre de rétractation à un « alter intrus », qui se faisait passer pour elle. Mais elle parut se rétracter une autre fois encore en mars 1972. Schreiber l’écrivit à Wilbur, qui craignit de détruire le scénario convenu pour le livre, si elle reprenait les doutes de Shirley à propos de la scène primitive. Wilbur l’assura que ce passage était inexact et qu’il fallait le laisser de côté, pour pouvoir publier le livre. Business must go on…

Le trouble de Sybil : une pure invention

Nulle part il n’était écrit que Shirley devait tomber malade, que Wilbur et Shirley devaient se rencontrer, ni qu’elles devaient à elles deux devenir l’origine d’un des plus bizarres phénomènes sociaux du XXe siècle. Tout cela finalement semble s’être joué sur un « coup de dé ».

Ce coup de dé semble être la rencontre fortuite entre Wilbur et Shirley, qui sera soumise à la thérapie de recouvrement de souvenirs. La maladie de Shirley apparaît bien comme « iatrogène », c’est-à-dire fabriquée par la nature de sa thérapie, mais bien réelle.

Enlèvements et viols par des extraterrestres, abus rituels sataniques et vies antérieures

Après Sybil, des patients atteints du trouble de personnalité multiple découvrirent des souvenirs d’enlèvements et de viols par les extraterrestres, ou au cours d’abus rituels sataniques.

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Sherill Mulhern, anthropologue américaine, professeur à l’Université Paris VII et spécialiste des personnalités multiples, décrivit le rôle actif joué par les thérapeutes, pour aider les patients à retrouver des souvenirs d’abus rituels sataniques : « Durant les interrogatoires hypnotiques, les cliniciens décrivaient explicitement des scènes de rituel satanique ou montraient aux patients des images de symboles sataniques ; puis, ils s’adressaient à “toutes les parties de l’esprit du patient” ou à “quelqu’un à l’intérieur”, lui demandant de lui communiquer par un acquiescement du chef, ou tout autre signal idéomoteur d’acquiescement, de dénégation ou de cessation pré-arrangé, si une partie de l’autre reconnaissait le matériel satanique… »11.

Des patients revenus sur leurs « souvenirs » d’abus rituels induits par leur thérapie, témoignèrent du rôle actif des thérapeutes dans ce processus de recouvrement de souvenirs :« Le thérapeute ne cessait de me répéter que le seul moyen de sortir [de l’hôpital] était de commencer à avoir des flash-back et des souvenirs d’abus…Le thérapeute insistait constamment sur le fait que mon père était l’un des agresseurs […] »12

Mikkel Borch-Jacobsen rapporte cette anecdote intéressante : « Durant les dernières semaines de 1896, Freud lit la « Psychopathia sexualis » de Krafft-Ebing, dont certaines remarques ravivent son intérêt pour les chasses aux sorcières du Moyen-Âge, un sujet qui avait déjà fait l’objet de discussions contradictoires de la part de Charcot et de Bernheim. Il s’avise brusquement que les récits de débauche diabolique extorqués par les inquisiteurs ressemblent à s’y méprendre à ceux de ses patients et en déduit, par symétrie, que les cultes et abus “sataniques” allégués sous la torture devaient être eux aussi réels (et non suggérés, comme le voulait Bernheim) »13

Souvent produits sous hypnose, les souvenirs de vies antérieures reposent sur des croyances en la réincarnation, la métempsycose et la transmigration des âmes. Selon ces croyances, l’esprit ou l’âme se réincarneraient après la mort dans différents corps d’animaux ou d’humains, pour vivre des vies successives. Les « alters » seraient donc des esprits réincarnés, accueillis par la personnalité hôte. Kelly Lambert et Scotto Lilienfeld racontent que Kenneth Olson, le thérapeute de Nadean Cool et de Sheri Storm, exorcisa à l’hôpital les démons de Nadean avec un extincteur, parce qu’il avait lu que les patients peuvent se consumer.

Les personnalités multiples sont des troubles « iatrogènes »

Nicholas Spanos, Ian Hacking et d’autres auteurs ont bien montré que la plupart des cas de personnalité multiple étaient « iatrogènes », c’est-à-dire des constructions sociales produites par certains thérapeutes avec la collaboration de leurs patients, et du reste de la société. Le trouble de personnalité multiple existe bien, même si les théoriciens et les professionnels ont créé à la fois la maladie et la cure. Selon Spanos « les patients apprennent à se voir comme des détenteurs de soi multiples, apprennent à agir conformément à cette construction, et apprennent à réorganiser et à élaborer leurs propres biographies afin qu’elles correspondent à ce que signifie pour eux le fait de souffrir du trouble de personnalité multiple ». Hacking, quant à lui, écrit que lorsqu’on observe la vie d’un « multiple », on apprend beaucoup de choses sur la culture d’un pays. En réalité, les personnalités multiples sont des conformistes dont les « alters » figurent les différents types de gens normaux que nous côtoyons chaque jour.

Enfin, Paul McHugh montre la voie aux thérapeutes pour aider véritablement leurs patients : « Traitez les vrais problèmes et les vrais conflits plutôt que ces fantasmes. Une fois ces consignes simples suivies, les personnalités multiples disparaîtront et la véritable psychothérapie pourra enfin commencer. »14

1 Mikkel Borch-Jacobsen, Folies à plusieurs, de l’hystérie à la dépression, Paris, 2002, Seuil, Les Empécheurs de penser en rond, « Une boîte noire nommée Sybil », pp. 111-168

2 Cerveau et Psycho, n° 27, juin 2008, traduction de l’article de Kelly Lambert et Scott. O Lilienfeld paru dansScientific Americain, Octobre 2007

3 Dessin de Sheri Storm représentant ses personnalités multiples, reproduit avec l’autorisation de l’auteur

4 Brigitte Axelrad, Les ravages des faux souvenirs ou la mémoire manipulée, 2010, Sophia Antipolis, Éd. book-e-book, p. 61

5 Ian Hacking, L’âme réécrite, étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, 1998, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, pp.271- 287

6 Sigmund Freud, « Eine Schwierigkeit der Psychoanalyse » (1917), Gesammelte Werke, éd. Fischer, XII, p. 11, trad., « Une difficulté de la psychanalyse », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985, p. 186.

7 Ian Hacking, ouvrage cité, p. 17

8 Edward Behr, 1995, Une Amérique qui fait peur, Paris Plon Pocket, p. 150

9 Borch-Jacobsen, ouvrage cité, p. 152

10 Borch-Jacobsen, ouvrage cité, p. 160

11 Mulhern, S. (1993). Le trouble de la personnalité multiple à la recherche du traumatisme perdu, Laboratoire des Rumeurs des mythes du Futur et des sectes, UFR Anthropologie, Éthnologie, Religions des sciences, Université de Paris, France.

12 Spanos, N. P. (1998) Faux souvenirs et désordre de la personnalité multiple. Une perspective sociocognitive, Bruxelles-Paris, De Boeck Université, p. 316.

13 Borch-Jacobsen, ouvrage cité, p. 92

14 Paul R. McHugh, « Multiple Personnality Desorder »

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