Ca va swinguer…

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Ca va swinguer… : modifier nos souvenirs ou en créer de nouveaux est désormais possible

Une interview de Julia Shaw* et Eric Deschavanne**
Publié le 1 Octobre 2016 sur Atlantico
J ‘ai repris cet article pour en faciliter  l’accès  à nos lecteurs intéressés par les recherches sur la mémoire et les faux souvenirs.  

Introduction

Dans son livre “The Memory Illusion”, la psychologue et criminologue Julia Shaw explique la manière dont elle peut désormais modifier ou créer des souvenirs humains de toutes pièces, entrant dans le domaine délicat de la manipulation du vivant.

  • Dans son livre “The Memory Illusion”, la psychologue et criminologue Julia Shaw explique la manière dont elle arrive désormais à modifier les souvenirs humains, voire même à en implanter des faux dans la mémoire de ses cobayes.
  • Ces travaux permettent de prendre conscience qu’un témoignage ou un aveu n’est pas la reproduction exacte d’une réalité vécue et ne constitue donc pas une preuve objective.
  • La fameuse “ataraxie” (absence de troubles) du sage pourrait ainsi être démocratisée, ce qui contribuerait incontestablement à renforcer le bonheur des individus et la tendance à la pacification des mœurs.
    Julia Shaw souligne aussi que :
  • Des souvenirs avant l’âge de deux ans et demi sont en réalité des faux souvenirs. En effet avant cet âge le cerveau n’étant pas encore développé pour stocker des souvenirs ; ceux-ci ne pourraient donc qu’être artificiels et viennent de photos ou d’histoires racontées à l’enfant.
  •  Elle explique que pour implanter un faux souvenir il faut faire en sorte que l’imagination de la personne se confonde avec sa mémoire, que la personne se représente l’événement en question en train de se produire.
    Elle prend aussi l’exemple d’une personne soi-disant enlevée par les extraterrestres, si aucune maladie mentale n’est décelée, on peut considérer qu’elle a de faux souvenirs et qu’elle s’est représenté la scène à plusieurs reprises ou qu’on la lui a suggérée jusqu’à ce qu’elle y croit complètement.

Julia Shaw répond aux questions d’Atlantico

Atlantico: Vous vous définissez comme une “hackeuse de la mémoire”.
Pouvez-vous expliquer en quoi consistent précisément vos méthodes de recherche ? Comment arrivez-vous à modifier la mémoire humaine de vos cobayes ?

Julia Shaw : Je me définis comme une “hackeuse de la mémoire” car je peux délibérément déformer le souvenir de quelqu’un. Je hacke les souvenirs d’une personne en lui parlant. En réalité, c’est assez facile. Au cours de trois entretiens amicaux, j’arrive à faire en sorte qu’elle confonde son imagination avec un souvenir. Mes participants croient que je sais des choses à propos d’eux qu’ils ont oubliés, je parviens donc à leur faire s’imaginer de façon répétée des évènements tels ils auraient pu arriver. Peu à peu, tandis que les expériences deviennent plus complexes et créatives, il devient de plus en plus dur pour eux de les distinguer d’une expérience réelle.

A la fin de mes trois sessions, plus de 70% de mes participants pensent avoir commis un crime qui ne s’est jamais produit ou avoir fait l’expérience d’un autre événement émotionnellement éprouvant qui n’a jamais eu lieu.

 A : Dans votre dernier livre, The Memory Illusion, vous dites arriver à créer “de faux souvenirs”. A quoi cela peut-il correspondre ? Avez-vous des exemples concrets de créations de “faux souvenirs” ?

Julia Shaw : La mémoire est constituée d’un réseau de cellules cérébrales qui change naturellement au fil du temps. Ces cellules cérébrales peuvent être combinées et recombinées, et à la fin elles peuvent s’associer dans des manières qui ne représentent pas vraiment ce qui s’est passé.

Cela est en partie dû au fait que la mémoire est un processus social, et qu’à chaque fois que nous partageons un souvenir, nous le changeons selon la version des événements des autres, ce qui modifie le récit sur le moment. C’est peut-être pour cela que les souvenirs deviennent “meilleurs” à chaque fois qu’on les raconte. Nous sélectionnons les plus intéressants, oublions ceux qui le sont moins, et ajoutons des fragments de fiction en chemin.

A : Serons-nous bientôt en mesure de faire l’inverse : effacer un souvenir bien réel, mais douloureux et pénible, de notre mémoire ?

Julia Shaw : Les scientifiques spécialistes de la mémoire sont déjà en train d’effacer des souvenirs. Une équipe de scientifiques à Amsterdam traite avec succès les phobies en modifiant les souvenirs et les réactions liées à la peur à l’aide de drogues qui rendent les souvenirs plus malléables.

Une équipe à Paris efface également les souvenirs – mais avec une approche physique plus directe. Elle pratique des découpes dans le cerveau des souris et se sert de la lumière pour modifier les connexions entre la partie de la mémoire liée à l’émotion et celle qui est chargée de se rappeler d’autres choses. Leur technique est vraiment intéressante. C’est une pratique qui a pour nom l’optogénétique.

En pratiquant cela, les chercheurs sont capables d’effacer ou d’implanter complètement des réactions émotionnelles comme la peur ou la joie. Je pense que c’est le futur moyen de traiter des formes extrêmes de souvenirs qui perturbent la vie des gens – comme des souvenirs traumatisants – en effaçant les morceaux émotionnels de ces souvenirs, soit par une intervention médicale ou physique, ou au travers des genres d’entretiens sur les souvenirs que je mène.

Note :  Dans un article, publié le 6 octobre 2016, dans la revue Applied Cognitive Psychology Robert Nash, psychologue à l’Aston University est beaucoup plus prudent, il écrit  : “Même si ce jour n’arrive jamais, que votre médecin de famille puisse prescrire un traitement de faux souvenir, en réfléchissant à ce champ de mines éthique peut nous rappeler que les souvenirs sont parmi nos atouts les plus précieux”.

A : Le fait de prouver que les souvenirs soient aussi aisément modifiables a des implications sociales et philosophiques importantes, notamment pour le système politico-judiciaire. Quelles sont-elles ?

Julia Shaw : Les recherches sur la malléabilité de la mémoire ont d’énormes implications pour le système légal. Elles suggèrent un besoin de preuves corroborantes indépendantes et de procédures d’interrogatoires policières attentives. Elles suggèrent également un besoin d’éducation.
Maintenant, la meilleure chose que nous pouvons faire pour empêcher que les faux souvenirs ne mènent à des condamnations injustifiées est de s’assurer que la police et le public sachent de quoi la mémoire est vraiment capable – et ce dont elle n’est pas capable. Etant donné que les faux et les vrais souvenirs se ressemblent, il est essentiel que nous concentrions nos efforts sur la prévention.

Chaque type de recherche peut être utilisé de façon malavisée. La meilleure chose que nous puissions faire pour s’armer contre les personnes qui pourraient profiter de nos souvenirs imparfaits est de savoir comment la mémoire fonctionne. Si nous pouvons repérer les questions tendancieuses, les hypothèses, et les exercices de récupération de mauvais souvenirs, nous pourrons empêcher que les faux souvenirs soient utilisés contre nous.

Atlantico a demandé son avis à Eric Dechavanne

Eric Deschavanne : L’intérêt de ces travaux, si j’ai bien compris, consiste à souligner le lien entre l’imagination et la mémoire. La mémoire ne serait pas le simple enregistrement d’une réalité passée, mais serait une production de notre esprit alimenté par nos expériences.
Cela ne me paraît pas constituer un scoop, quand bien même la science – c’est sa vertu – permet d’identifier précisément les mécanismes de la mémoire et, en conséquence, de rendre celle-ci manipulable. L’hypothèse d’une mémoire trahissant le réel sous l’effet de l’imagination est par exemple déjà présente dans la psychanalyse, pour laquelle nos souvenirs peuvent être, comme nos rêves, des productions de l’inconscient qui nous informent davantage sur celui-ci que sur la réalité objective d’une expérience passée. La suggestibilité n’est pas non plus une découverte.

Ce qui apparaît ici nouveau et troublant, c’est la perspective d’un pouvoir technique de manipulation de la mémoire qui permettrait la fabrication intentionnelle de faux témoignages. Il y a là de quoi alimenter une nouvelle littérature croisant intrigue policière et science-fiction.

En termes de conséquences réelles, ces travaux permettent surtout de prendre davantage conscience de ce qu’on savait déjà, à savoir qu’un témoignage ou un aveu n’est pas la reproduction exacte d’une réalité vécue et ne constitue donc pas une preuve objective. Une représentation dans la production de laquelle l’imagination intervient est forcément douteuse. La représentation d’une scène réelle passée dont il n’est plus possible de faire l’expérience ne peut être que le produit d’une enquête méthodique, une construction rationnelle analogue à celles produites par les sciences.

A : Savoir modifier et créer des souvenirs n’est-il pas dangereux ? La recherche doit-elle selon vous continuer à explorer les manières de modifier la mémoire ? Doit-on se fixer un seuil “éthique” à ne pas franchir ?

Eric Deschavanne : Ce qui apparaît ici nouveau et troublant, c’est la perspective d’un pouvoir technique de manipulation de la mémoire qui permettrait la fabrication intentionnelle de faux témoignages. Il y a là de quoi alimenter une nouvelle littérature croisant intrigue policière et science-fiction.

En termes de conséquences réelles, ces travaux permettent surtout de prendre davantage conscience de ce qu’on savait déjà, à savoir qu’un témoignage ou un aveu n’est pas la reproduction exacte d’une réalité vécue et ne constitue donc pas une preuve objective. Une représentation dans la production de laquelle l’imagination intervient est forcément douteuse. La représentation d’une scène réelle passée dont il n’est plus possible de faire l’expérience ne peut être que le produit d’une enquête méthodique, une construction rationnelle analogue à celles produites par les sciences.

A : Savoir modifier et créer des souvenirs n’est-il pas dangereux ? La recherche doit-elle selon vous continuer à explorer les manières de modifier la mémoire ? Doit-on se fixer un seuil “éthique” à ne pas franchir ?

Eric Deschavanne : Je suis pour la liberté de la recherche. On n’a que trop tendance, sur la base des fantasmes qu’alimentent en permanence les nouvelles découvertes de la science, à vouloir fixer des limites à celle-ci. Science sans conscience n’est peut-être que ruine de l’âme, mais l’excès de conscience et de précautions morales et politiques me paraît conduire à la ruine de l’intelligence et du progrès.

Avec la génétique et la neurobiologie, on entre dans le domaine fascinant et délicat de la manipulation du vivant, susceptible de porter atteinte à l’intégrité de l’humanité ou de la personne humaine. On peut comprendre que cela nourrisse les inquiétudes mais, depuis que le danger totalitaire a été écarté, nous vivons dans des sociétés démocratiques où le libéralisme paraît solidement implanté.

Les véritables menaces sont liées à nos propres désirs ou à nos propres intérêts. Ce sont les conséquences indésirables de notre volonté d’améliorer la condition humaine ou le bien-être individuel qui sont à redouter, si bien que les problèmes se posent sous la forme de dilemmes qu’il est difficile de trancher a priori.

Si la science du cerveau permet l’émergence d’une maîtrise technique des émotions, sentiments ou passions, cela va bien entendu engendrer de nouvelles questions éthiques et politiques. L’idéal d’une maîtrise par l’homme de ses passions, et plus généralement des représentations de l’esprit, est aussi ancien que les sagesses traditionnelles. Les Stoïciens distinguaient “ce qui dépend de nous” (les représentations de l’esprit, dont les désirs et les émotions font partie) de “ce qui n’en dépend pas”. L’idéal philosophique de la maîtrise de soi demeurait cependant dans les limites du pouvoir de l’esprit sur lui-même.

La science moderne fait naître la perspective d’une véritable médecine de l’âme qui ne passe plus par la sagesse mais par l’intervention d’une expertise scientifique et technique. La sérénité, la tranquillité de l’âme résultant de la victoire sur les peurs et les passions, pourrait donc devenir une promesse technique comme une autre. La fameuse “ataraxie” (absence de troubles) du sage pourrait ainsi être démocratisée, ce qui contribuerait incontestablement à renforcer le bonheur des individus et la tendance à la pacification des mœurs. S’agirait-il véritablement d’un progrès ? Y aurait-il à craindre des conséquences indésirables ? Il est difficile d’en juger par avance, et un peu tôt, dans la mesure où il s’agit encore de science-fiction. Ce qui est nouveau et intéressant, c’est qu’il devient réaliste de commencer à y penser.

Biographies

2015 05 03 julia shaw_rec_webJulia Shaw est psychologue, criminologue, maître de conférences et chercheuse pour le Department of Law and Social Sciences à l’université de South Bank de Londres. Elle a notamment publié le livre “The Memory Illusion” aux éditions Random House UK.

 

 

avt_eric-deschavanne_951** Eric Deschavanne est professeur de philosophie.,  il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry (Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

 

 

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