1/2 – Les origines du « Syndrome des faux souvenirs »

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Les origines du « Syndrome des faux souvenirs » Imprimer Envoyer
Écrit par Brigitte AXELRAD
Dimanche, 31 Août 2008 01:00

1/2 – Les origines du « Syndrome des faux souvenirs »
2/2 – Les origines du « Syndrome des faux souvenirs »

Sommaire de la page

Introduction


 

Il n’est pas facile, comme le disent tous ceux qui s’y sont attelés, de faire accepter par ses défenseurs l’idée d’une critique de la psychanalyse et du freudisme, même la plus objective et la plus nuancée. Car qu’il l’ait voulu ou non, Freud a verrouillé son système en énonçant son implacable concept de « résistance ». Tous ceux qui critiquent la psychanalyse sont les victimes de leur propre inconscient.

Toute objection émise à l’encontre de la théorie fut interprétée par Freud comme la preuve de sa validité. Selon Richard J. McNally, Freud considéra l’accusation suivante de certains patients concernant l’utilisation des méthodes suggestives : « Quelque chose m’est arrivé maintenant, mais il est évident que vous l’avez mis vous-même dans ma tête », comme la preuve du déni de ce qui était réellement arrivé et une confirmation supplémentaire de sa théorie. » (McNally, 2003, p. 165) [1]

La critique de la psychanalyse par « l’homme sain » fut neutralisée par Freud de la même manière : « S’il est exact, me suis-je dit, que les faits refoulés dont j’ai découvert l’existence ne peuvent parvenir à la conscience du malade, parce que des résistances affectives s’y opposent, il doit être non moins exact que des résistances analogues se manifestent également chez l’homme sain, toutes les fois où on veut le mettre en présence de faits que, pour une raison ou une autre, il a cru devoir refouler de sa conscience. Il cherche, sans doute, à justifier cette aversion essentiellement affective par des raisons intellectuelles. » Et Freud de conclure : « Les hommes sont forts, tant qu’ils défendent une idée forte ; ils deviennent impuissants, dès qu’ils veulent s’y opposer. » (1909, Freud, pp. 92, 155, 1950)

Impossible de sortir de cette impasse ; tout examen critique est d’entrée de jeu invalidé. R. Tallis va même jusqu’à utiliser l’expression de « kit de survie intégré » pour désigner la protection que s’est fabriquée pour elle-même la psychanalyse. (Tallis, 1996)J’ai moi-même pendant des années enseigné avec conviction le freudisme et résisté aux objections naïves et spontanées de certains de mes élèves, qui finalement étaient plus clairvoyants que moi. Pourtant, intuitivement, je sentais qu’ils devaient avoir raison en quelque chose, mais je colmatais tant bien que mal la brèche. J’ai aussi connu la psychanalyse de l’intérieur pour avoir suivi une psychanalyse freudienne pendant sept ans. Il m’est arrivé d’en ressentir les failles et les dangers.

C’est bien plus tard que j’ai enfin commencé à voir clair dans ce qui a produit des catastrophes à la fin du XXe siècle chez de nombreuses personnes et dans de nombreuses familles : le « syndrome » [2] des faux souvenirs. La première mention du « syndrome » des faux souvenirs date des années 1990.

En 1992, aux États-Unis, la False Memory Syndrome Foundation (FMSF) fut créée pour défendre les familles accusées d’inceste par leurs enfants au cours d’une thérapie de la mémoire retrouvée (TMR). [3]

Mais le point de départ de ce « syndrome » se situe dans l’idée de souvenirs refoulés, dans la théorie freudienne de la séduction et aussi dans son abandon ultérieur par Freud pour la théorie du complexe d’Œdipe. La propagation de ce « syndrome » dans la dernière décennie du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui s’explique d’abord par les effets de ces deux théories successives, qui alimentèrent largement le mouvement féministe aux États-Unis, et inspirèrent quantité de psychiatres, psychanalystes, psychologues. Au-delà des États-Unis [4], la question des faux souvenirs s’est rapidement posée au Canada, en Grande-Bretagne, en France, en Hollande, en Belgique, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Japon, etc.

La genèse des thérapies de la mémoire retrouvée se loge dans la rencontre entre ces différents facteurs. Ma recherche ne vise pas à nier la véracité des récits spontanés d’abus sexuels avérés, ni leurs effets dévastateurs sur ceux qui en sont victimes, mais à mettre en évidence l’émergence de faux souvenirs par les thérapies de la mémoire retrouvée.

Les théories de Freud


 

1. La théorie de la séduction

« La « séduction » est « une scène réelle ou fantasmatique, où le sujet (généralement un enfant) subit passivement, de la part d’un autre (le plus souvent un adulte), des avances ou des manœuvres sexuelles ». La théorie de la séduction de Freud « attribue au souvenir de scènes réelles de séduction le rôle déterminant dans l’étiologie des psychonévroses. » (Laplanche et Pontalis, 1973, p. 436)

Freud partit à la découverte de la séduction chez ses patientes. On peut voir dans sa façon de mener cette recherche une certaine ressemblance entre la confession chrétienne et la psychanalyse. Mais à la différence du prêtre, Freud utilisa un ton impérieux et agressif, plus proche de celui du procureur ou du policier. Il avait en effet un besoin obsédant d’« arracher » à ses patients des aveux sexuels. Il utilise lui-même ce terme dans « L’hérédité et l’étiologie des névroses » (1896, p.56, 1973), article écrit directement en français et qui par conséquent ne subit pas les aléas de la traduction.

Le cas de Dora, (1905), dans les « Cinq Psychanalyses » en témoigne. Dora, 18 ans, souffrait de toux nerveuse, de migraine, de leucorrhée. Freud interpréta ses symptômes comme le fruit d’un fantasme refoulé de fellation et la conséquence d’une masturbation infantile, dont Dora aurait perdu le souvenir, et qu’il la força à avouer : « Elle niait énergiquement se rappeler rien de semblable. Mais quelques jours plus tard, elle fit une chose que j’envisageai comme une manière encore de se rapprocher de cet aveu. Elle portait ce jour-là exceptionnellement un petit porte-monnaie. Étendue et tout en parlant, elle ne cessait de jouer avec cet objet, l’ouvrait, y introduisait le doigt, le refermait, etc. Je l’observai pendant quelque temps et lui expliquait ensuite ce que c’était qu’un acte symptomatique. [5] (…) Les interprétations en sont parfois très faciles. Le sac à main bi folié de Dora n’est autre chose qu’une représentation du vagin ; en jouant avec ce sac, en l’ouvrant, en y introduisant le doigt, elle exprimait par une pantomime et d’une façon assez sans-gêne, mais évidente, ce qu’elle eût voulu faire, c’est-à-dire la masturbation. » (1905, Freud, p. 56, 1970)

Selon Richard Webster, la méthode de Freud équivalait souvent « à écrire des confessions pour ses patients et à les convaincre de les signer. Mais le cas de Dora montre qu’en d’autres occasions il n’hésitait pas à écrire et signer lui-même des confessions au nom de ses patients ». (Webster, 1998, p. 226)

Par ailleurs, Freud décrit dans les « Études sur l’hystérie » certains cas qu’il traita par la méthode cathartique – méthode dont Marie Bonaparte dit, en préface du livre, qu’elle fut « l’échelon initial » menant à la psychanalyse. Freud relate la manière forte avec laquelle il recueillit, ou plutôt, selon ses propres termes, « finit par extorquer » [6] les confessions de ses patientes, Miss Lucy R., 30 ans, 1892 (p. 86), Katharina, 18 ans, 189… (p. 98), Frl. Elizabeth v. R, 26 ans, 1892.

Cette manière de faire de Freud est cruciale pour saisir la nature de la psychanalyse toute entière.

Freud partit de l’idée de Charcot que l’hystérie avait son origine dans un traumatisme, et prétendit que la séduction était la seule cause de cette affection, des névroses obsessionnelles et de la paranoïa. Par « séduction », Freud entendait un acte sexuel réel imposé à un jeune enfant. Tout problème psychique fut réduit à un seul type de traumatisme possible, une seule cause, les abus sexuels subis dans l’enfance.

Cependant, la thérapeutique de Freud ne consistait pas, comme il l’a prétendu ensuite, à écouter des souvenirs spontanés d’abus, mais à encourager ses patients à construire des scènes, dont ils n’avaient aucun souvenir : « Les malades ne savent rien de ces scènes avant l’application de l’analyse. Il est de règle qu’ils s’indignent lorsqu’on leur annonce que de telles scènes risquent de faire surface. C’est seulement sous la puissante contrainte du traitement qu’ils sont amenés à s’engager dans le processus de reproduction. En rappelant à leur conscience ces expériences infantiles, ils endurent les sensations les plus violentes, dont ils ont honte et qu’ils cherchent à cacher. Et même après qu’ils ont revécu ces expériences d’une manière si convaincante, ils essaient encore de refuser d’y ajouter foi en insistant sur le fait qu’ici ils n’ont pas le sentiment propre au souvenir, comme il arrive dans le cas d’autres choses oubliées. » (1896, Freud, p.96, 1973)

Et s’il reste un doute sur la véracité de ces souvenirs retrouvés, Freud le balaie fermement : « Comment peut-on rester convaincu de la réalité de ces confessions d’analyse qui prétendent être des souvenirs conservés depuis la première enfance, et comment se prémunir contre l’inclination à mentir et la facilité d’invention attribuées aux hystériques ? Je m’accuserais de crédulité blâmable moi-même, si je ne disposais de preuves plus concluantes. Mais c’est que les malades ne racontent jamais ces histoires spontanément, ni ne vont jamais dans le cours d’un traitement offrir au médecin tout d’un coup le souvenir complet d’une telle scène. On ne réussit à réveiller la trace psychique de l’événement sexuel précoce que sous la pression la plus énergique du procédé catalyseur et contre une résistance énorme, aussi faut-il leur arracher le souvenir morceau par morceau, et pendant qu’il s’éveille dans la conscience, ils deviennent la proie d’une émotion difficile à contrefaire. » (1896, Freud, p 56, 1973) [C’est moi, Brigitte Axelrad, qui mets ces mots en relief.]

Notons bien ici que, selon Freud, ses patients ne retrouvaient pas de tels souvenirs tant qu’ils n’étaient pas soumis à « la puissante contrainte du traitement ». Freud semblait être poussé par le désir de confirmer sa théorie et d’amener ses patients à « retrouver » le type de souvenir qu’il recherchait.

Dans tous les textes de 1896, Freud insistait sur le fait que seul le souvenir refoulé, et donc inconscient, constitue, une fois retrouvé, la preuve de l’événement traumatique. Quand un patient racontait spontanément un souvenir d’abus, Freud ignorait volontairement cet événement comme facteur pathogène. Il exigeait alors que son patient retrouve des souvenirs « refoulés » d’abus plus anciens. Les patients ne pouvaient ignorer ce qu’il fallait qu’ils retrouvent, puisque lui-même le leur disait et les y contraignait. Il l’écrit tout au long des articles relatant les différents cas analysés et regroupés dans « Névrose, Psychose et perversion ».

Parlant des révélations spontanées de Dora concernant les événements traumatisants de sa vie familiale, Freud écrit : « On s’aperçoit alors bientôt que de telles idées, inattaquables par l’analyse, ont été utilisées par le malade pour en masquer d’autres qui voudraient se soustraire à la critique et à la conscience. Une série de reproches contre d’autres personnes laisse supposer une série de reproches de même nature contre soi-même (remords)… Cette manière qu’ont les malades de se défendre contre un auto reproche en faisant le même reproche à autrui, est quelque chose d’incontestablement automatique ». (1905, Freud, p.23, 1970)

Lorsque Dora fut agressée sexuellement à 13 ans (Freud dit 14 ans) par M. K., l’ami de son père, le père de Dora nia cette agression pour protéger sa relation adultérine avec Mme K. « Mais elle [Dora] avait fait exactement la même chose. Elle s’était faite la complice de ces relations et avaient écarté tous les indices qui témoignaient de leur véritable nature… Dora demeura tendrement attachée à Mme K. » (1905, p. 24, 1970) Freud qualifia l’agression de Dora par M. K. de « petite scène » et le sentiment de dégoût qu’elle avait éprouvé d’« hystérique ».

Dans « Dora s’en va. Violence dans la psychanalyse », P. Mahony montre le parti pris de Freud à l’égard de Dora, sa tendance à minimiser les agressions sexuelles réelles dont elle fut victime et à la dévaloriser : « Durant les séances d’analyse, Freud se conduisit d’une manière accusatrice qui confinait parfois à la brutalité. Or, en la mettant sur la sellette, il renforça sans doute ses résistances. Freud suggéra même que céder à Hans (M. K.) aurait été la meilleure solution « pour tous ». Autrement dit, il pensait résoudre les choses en lui demandant de se soumettre à un ménage à quatre où les hommes auraient eu tous les pouvoirs, et d’accepter d’être un objet féminin conçu pour l’utilisation masculine : le rêve. » (Mahony, 2001, extrait du Magazine Littéraire[7]

À l’inverse mais toujours dans la même optique, ceux qui ne retrouvaient pas de souvenirs d’abus subis dans leur enfance étaient considérés comme en proie au refoulement inconscient, et donnaient ainsi justement la preuve de la réalité de ces abus et de leur rôle pathogène. Inconsciemment, à cause de la « résistance » à retrouver des souvenirs, ils « cachaient » l’essentiel. Il fallait alors remonter la chaîne des représentations jusqu’au premier événement traumatique supposé et, grâce au souvenir retrouvé, s’en libérer.

À aucun moment, il ne semble être venu à l’esprit de Freud que la culpabilité de ses patients découlait moins de ce qu’ils avaient réellement vécu, que de ce qu’il leur imposait de dire.

Selon Freud, ne pouvait être pathogène, qu’un souvenir refoulé. Et libérateur, qu’un souvenir refoulé, retrouvé. Ce que les patients devaient donc apporter à l’analyse, ce n’était pas des souvenirs conscients d’événements réels, mais des souvenirs refoulés d’événements antérieurs :

« Ce que Freud révèle ici avec une étonnante franchise, c’est que sa technique thérapeutique était conçue avant tout pour confirmer sa théorie. Car de son propre aveu, il aborde ses patients muni d’un solide présupposé concernant le type de souvenir recherché. […] Si, comme cela se conçoit, un patient se rappelait spontanément un cas d’abus sexuel, Freud était obligé, par sa théorie, d’ignorer cet épisode comme facteur pathologique. Au lieu de s’occuper d’un traumatisme réel ayant laissé un souvenir précis, Freud exigeait alors de son patient qu’il produise des souvenirs « refoulés » de traumatismes antérieurs. Selon les règles thérapeutiques établies par Freud, une analyse n’était pas complète tant qu’une scène ne serait pas « retrouvée » ou « construite » par l’analyste sur la base des associations de son patient. Et les patients de Freud ne pouvaient avoir aucun doute sur le genre de souvenirs ou d’associations qu’ils étaient censés produire, puisqu’il était dans l’habitude de Freud de le leur dire et répéter. » (R. Webster, 1995, p. 230-231)

Freud avait affirmé au début que la sexualité ne s’éveille qu’à l’âge de la puberté. Il sauva sa théorie en ajoutant que les abus sexuels affectaient le système nerveux, mais qu’ils n’avaient pas d’effets immédiats à cause de l’absence de pulsion sexuelle durant l’enfance. Ces traumatismes étaient cependant emmagasinés dans la mémoire et les événements physiologiques de l’adolescence les activeraient : « Grâce au changement dû à la puberté le souvenir déploiera une puissance qui a fait totalement défaut à l’événement lui-même ; le souvenir agira comme s’il était un événement actuel. Il y a pour ainsi dire action posthume d’un traumatisme sexuel ». (1896, Freud, p. 57, 1973) « Les traumatismes infantiles agissent après coup comme des expériences neuves, mais alors de façon inconsciente. » (1896, Freud, p. 65 note (2) 1973)

La théorie de la séduction l’obnubila pendant au moins deux ans (1895 à 1897) et non quelques mois, comme on l’a dit parfois. Deux ans, où Freud fut soumis à son pouvoir et chercha à y soumettre ses confrères. Il en avait fait mention dès 1893. Puis il l’abandonna. Il prétendit alors avoir été la victime des histoires fausses de ses patients : « Vous vous souvenez peut-être d’un épisode intéressant dans l’histoire de la recherche analytique, qui me valut bien des heures de désarroi. Dans la période où l’intérêt central portait sur la découverte des traumatismes infantiles, presque toutes mes patientes me dirent avoir été séduites par leur père. Je fus amené à reconnaître à la fin que ces histoires étaient fausses, et en vins à comprendre que les symptômes hystériques sont dérivés de fantasmes et non pas de faits véritables. » (Cité par R. Webster, 1998, p. 239 et extrait de Freud, S. E., vol. 22, p. 120)

Notons la contradiction entre ces lignes et ce que Freud avait affirmé précédemment. Il avait dit que ses patientes ne connaissaient rien de ces scènes avant de venir en analyse et qu’il attirait leur attention vers des « idées sexuelles refoulées, en dépit de toutes leurs protestations. » (1896, Freud, p. 96, 1973). Ici, il écrit que ses patientes le plongeaient dans « des heures de désarroi », en lui racontant qu’elles avaient été séduites par leur père.

Comme on l’a vu, Freud n’avait pas été confronté malgré lui à ces récits spontanés de séduction des filles par leur père. Il avait insisté sur le fait que c’était lui qui avait induit ces récits par la suggestion, la persuasion, les encouragements, les intimidations et la coercition. Parlant de ses patientes, Freud écrivait : « Il n’y a que le puissant impératif de la guérison qui puisse les amener à reproduire ces scènes. » « Nous (…) devons répéter la pression, et paraître infaillible, jusqu’à ce qu’au moins elles nous disent quelque chose. » (Freud, P. F. vol. 3, p. 364, cité par Webster, 1998, p. 476)

Jusqu’à ce qu’elles (ou ils) avouent la séduction. Parfois sur la base d’un seul rêve comme pour l’Homme aux Loups, ainsi surnommé à cause d’un rêve que ce patient fit à l’âge de quatre ans et sur lequel Freud bâtit toute l’interprétation de son cas.[8] L’Homme aux Loups donna à Freud un dessin de son rêve à l’appui de sa description, l’arbre avec « six ou sept » loups blancs, assis sur les branches, immobiles, « avec des queues comme des renards », le regardant fixement. « Ainsi mon exposé sera celui d’une névrose infantile, analysée non pas pendant qu’elle était en cours, mais seulement quinze ans après sa résolution… Le patient m’avait, de bonne heure dans son analyse, rapporté ce rêve, et n’avait pas tardé à partager ma conviction que les causes de sa névrose infantile se dissimulaient derrière celui-ci… Parmi les désirs formateurs du rêve, le plus puissant devait être le désir de la satisfaction sexuelle qu’il aspirait alors à obtenir de son père. » (1918, Freud, pp. 326-348, 1954)

Ce désir prend naissance dans la vue de la « scène primitive », c’est-à-dire du rapport sexuel entre ses parents, dont il a gardé le souvenir refoulé, retrouvé par la suggestion.

Ainsi soumis au pouvoir du Maître, les patients étaient amenés à dire ce que celui-ci attendait d’eux. On peut d’ailleurs ajouter que, contrairement à ce que laisse supposer la notion d’ « associations libres » [9], la suggestion est omniprésente lors d’une analyse.

Jacques Van Rillaer, psychologue et ancien psychanalyste [10], constate : « Dans une psychanalyse, même si l’analyste ne dit pas grand chose, il influence puissamment l’analysant. […] Il n’est donc pas étonnant que les personnes en analyse chez un freudien parlent surtout de sexualité, que ceux qui sont chez un lacanien finissent par faire tout le temps des jeux de mots, et que ceux qui sont chez un jungien voient des archétypes partout » (Jacques Van Rillaer, « Bénéfices et préjudices de la Psychanalyse », conférence du 22 mars 2007 organisée par l’Observatoire zététique à Grenoble).

Dans la « Lettre à Fliess » du 21 septembre 1897, citée par J. F. Masson (Masson, 1984, p. 124-125) où il annonce son abandon de la théorie de la séduction, Freud donne comme troisième raison de cet abandon : « […] la conviction qu’il n’existe dans l’inconscient aucun indice de réalité de telle sorte qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre la vérité et la fiction investie d’affect. »

2. La théorie du Complexe d’Œdipe

Freud abandonna la théorie de la séduction parce que, selon lui, elle ne fonctionnait pas, elle était un échec, incapable de mener selon ses propres mots « une seule analyse à une vraie conclusion » (Freud, lettre à Fliess, 21 septembre 1897). [11] Il avouait en même temps dans cette lettre que nombre de ses patients avaient tendance à s’ « éloigner »… Parmi les autres facteurs d’abandon de la théorie, Freud incluait le fait que cela l’amenait dans chaque cas à accuser le père de perversion sexuelle, « y compris le mien », écrivit-il.

D’une part, les méthodes de Freud étaient inefficaces, d’autre part, elles risquaient, en raison des accusations répétées contre les pères, de tourner au désastre professionnel.

Les souvenirs d’abus, qui surgissaient au cours de la cure, n’étaient pas des souvenirs spontanés ni, selon Freud lui-même, véritables, mais étaient suggérés ou imposés aux patients. Il se laissa aller à écrire : « Je fus au moins obligé de reconnaître que ces scènes de séduction n’avaient jamais eu lieu, et qu’elles n’étaient que des fantasmes que mes patients avaient fabriqués ou que moi-même peut-être, je leur avais imposées. » (Freud, S. E., vol. 20, p. 34)

Revenant vite sur cet aveu, il préférera toutefois aussitôt se présenter comme la victime d’histoires fausses, qu’avaient voulu lui faire croire ses patients.

Dans cette nouvelle théorie du complexe d’Œdipe, Freud dit que les traumatismes de la toute petite enfance ne sont que des fantasmes, qui surgissent comme des défenses, pour s’éviter de vivre pleinement les événements de l’adolescence. J. M. Masson souligne ainsi cette nouvelle conception : « L’adolescente « névrosée » ne veut pas reconnaître ses propres désirs sexuels et pour les dissimuler, elle « invente » des contes sexuels de séduction datant de sa première enfance. » (Masson, 1984, p. 137)

Pour Freud, les agressions sexuelles sont devenues des fantasmes d’enfants ou de femmes hystériques. Ce qui est maintenant au centre du problème s’appelle « l’excès de tendresse parentale » : « Il est vrai qu’un excès de tendresse parentale deviendra nuisible parce qu’il pourra amener une sensualité précoce, qu’il « gâtera » l’enfant, qu’il le rendra incapable de renoncer pendant un temps à l’amour ou de se satisfaire d’un amour plus mesuré. Le fait que l’enfant se montre insatiable dans son besoin de la tendresse parentale est un des meilleurs présages d’une nervosité ultérieure ; et, d’autre part ce seront précisément des parents névropathes, qui, comme on le sait sont enclins à une tendresse démesurée, qui éveilleront par leurs caresses les prédispositions de l’enfant à des névroses. » (1905, Freud, p. 134, 1962)

La théorie de la séduction montrait que ce sont les pulsions agressives des parents contre leur enfant qui s’exprimaient dans la violence de la séduction. Dans la théorie du fantasme œdipien, Freud montre que ce sont les pulsions hostiles, « désirs de mort », de l’enfant contre ses parents, qui produisent les fantasmes d’agression sexuelle des parents sur leurs enfants.

Dans la famille triangulaire, selon la théorie du complexe d’Œdipe, l’enfant réagit aux pulsions inconscientes de ses parents. La petite fille est amoureuse de son père et rivalise avec sa mère, pour le conquérir. Le petit garçon amoureux de sa mère rivalise avec son père. La fillette désire inconsciemment tuer sa mère pour prendre sa place auprès du père, le petit garçon désire inconsciemment tuer son père pour s’approprier sa mère. Selon la légende, Œdipe, adulte, ayant refoulé ses désirs coupables, tua involontairement son père, Laïos, et épousa sa mère, Jocaste. La peste s’abattit sur Corinthe. Œdipe apprenant son crime se creva les yeux et quitta la ville appuyé sur Antigone, sa fille. La fascination permanente que remarqua Freud pour la légende grecque, pour la tragédie de Sophocle « Œdipe Roi » toujours représentée, ainsi que pour l’ « Hamlet » de Shakespeare, lui sembla s’expliquer par l’universalité de ce complexe.

« L’enfant prend ses deux parents et surtout l’un d’eux, comme objet de désirs. D’habitude, il obéit à une impulsion des parents eux-mêmes, dont la tendresse porte un caractère nettement sexuel, inhibé il est vrai dans ses fins. Le père préfère généralement la fille, la mère, le fils. L’enfant réagit de la manière suivante : le fils désire se mettre à la place du père, la fille, à celle de la mère. Les sentiments qui s’éveillent dans ces rapports de parents à enfants et dans ceux qui en dérivent entre frères et sœurs ne sont pas seulement positifs, c’est-à-dire tendres : ils sont aussi négatifs, c’est-à-dire hostiles. Le complexe ainsi formé est condamné à un refoulement rapide ; mais, du fond de l’inconscient, il exerce encore une action importante et durable. Nous pouvons supposer qu’il constitue, avec ses dérivés, le complexe central de chaque névrose, et nous nous attendons à le trouver non moins actif dans les autres domaines de la vie psychique. » (1905, Freud, p. 55, 1954)

Le fantasme oedipien prend ainsi la place de la séduction. Finalement, selon Freud, il importe peu que la séduction ait réellement eu lieu ou bien qu’il s’agisse seulement d’un fantasme. Les effets psychologiques sont pour lui les mêmes. En 1916, il écrit : « […] et il ne nous a pas encore été donné de constater une différence quant aux effets, selon que les événements de la vie infantile sont un produit de la fantaisie ou de la réalité. » (1916, Freud, p. 349, 1951)

J. M. Masson considérant que Freud avait eu tort d’abandonner la théorie de la séduction, cite la réponse que fit Anna Freud à sa lettre, le 10 septembre 1981 : « Conserver la théorie de la séduction, cela aurait signifié abandonner le complexe d’Œdipe, et avec lui toute l’importance de la vie fantasmatique, qu’il s’agisse du fantasme conscient ou inconscient. En fait, je pense qu’après cela il n’y aurait pas eu de psychanalyse. (Masson, 1984, p. 129)

Avec un regard de sociologue, Richard Webster déclare : « Avec sa théorie du complexe d’Œdipe, Freud avait inventé un outil théorique parfait pour balayer les allégations d’abus sexuel d’enfants et miner leur crédibilité. » (Webster, 1998, p. 471) En effet, suivant cette voie, les psychanalystes américains eurent massivement tendance, pendant tout le XXe siècle, à considérer les récits d’inceste avérés comme des fantasmes œdipiens, et non comme des souvenirs.

Ce climat de scepticisme généralisé contribua à amplifier les réactions et les protestations des courants féministes, déjà très forts aux États-Unis. On pourra lire à cet égard « Une Amérique qui fait peur » d’Edward Behr, 1995. Pendant une quarantaine d’années, des femmes et des enfants eurent le plus grand mal à se faire entendre de la majorité des psychothérapeutes pour dénoncer les abus sexuels dont ils étaient les victimes. Ces récits étaient qualifiés d’entrée de jeu de fantasmes, et leurs auteurs de fabulateurs.

La théorie du complexe d’Œdipe fonctionna bien comme « un outil théorique parfait » pour décrédibiliser les allégations d’abus sexuels des enfants. Ceux-ci étaient seulement victimes de l’Œdipe et fantasmaient des rapports sexuels avec leurs parents. Ces contradictions théoriques engendrèrent des conflits entre patients et thérapeutes dans le contexte déjà très puissant du féminisme américain.

 


Notes (cliquez sur les nombres pour revenir dans le texte là où vous en étiez)

[1] R. J. McNally rapporte l’accusation de certains patients de Freud concernant son utilisation des méthodes suggestives : «Even Freud’s patients accused him that “something has occurred to me now, but you obviously put it into my head” (Breuer and Freud 1895: 280). Yet he interpreted their accusations as further evidence of their denial of abuse, and therefore further confirmation of his theory. (McNally, 2003, p. 265)

[2] Le « Syndrome des faux souvenirs » est la traduction française des Éditions Exergue (Paris, 1997) du titre du livre de E. Loftus et K. Ketcham « The Myth of Repressed Memory » (New York, 1994, First St. Martin’s Griffin Editions). Selon l’AFSI (Alerte Faux Souvenirs Induits), le syndrome de la fausse mémoire peut être identifié lorsqu’il n’est précédé par aucun souvenir de même nature pendant les vingt à trente années antérieures et qu’il apparaît brusquement au cours, ou à la suite, d’une thérapie basée sur la recherche des souvenirs d’enfance et altère le jugement et la personnalité des jeunes patients adultes. Cependant, il y a une contestation, non des souvenirs induits, mais de l’existence d’un vrai syndrome des faux souvenirs. Par exemple, Dallam, 2002, « Crisis or Creation: A systematic examination of false memory claims », in the Journal of Child Sexual Abuse9 (3/4): 9-36. « Abstract: Critically examines the assumptions underlying “False Memory Syndrome” to determine whether there is sufficient empirical evidence to support it as a valid diagnostic construct. A review of the relevant literature demonstrates that the existence of such a syndrome lacks general acceptance in the mental health field, and that the construct is based on a series of faulty assumptions. »

[3] Ces thérapies sont dans la littérature appelées TMR, thérapies de la mémoire refoulée ou retrouvée, TSR, thérapies des souvenirs refoulés, RMT, Repressed Memory Therapy, ART, Age Regression TherapyDEPT, Deep Emotional Processing Therapy… Quel que soit le vocable, les objectifs sont les mêmes, retrouver par la thérapie à l’âge adulte, des souvenirs d’abus sexuels « refoulés » (au sens freudien), survenus dans l’enfance. Dans cet article, j’utilise l’appellation TMR.
Pamela Freyd, fondatrice de la False Memory Syndrome Foundation (FMSF) en 1992, recueille le première année 1200 témoignages ; en 1994, plus de 13 000 parents adhèrent à l’association. Mais les gens sont tellement choqués par ce qui leur arrive qu’il leur est même souvent impossible d’en parler. Ils attendent parfois un an, deux ans ou plus avant d’oser entrer en contact avec la fondation.
Lorsque je lui ai récemment demandé quelle était actuellement l’ampleur du phénomène aux États-Unis, elle m’a répondu : «In the United States there have been at least 25,000 families in which an adult child goes in to therapy, recovered memories, cuts off contact, etc. and that family has contacted the Foundation. I suspect it is a drop in the bucket because I am always hearing about families who have gone through this but have not contacted the FMSF. Mark Pendergrast in his book “Victims of Memory” extrapolated the number based on some surveys of therapists’ beliefs and arrives at a figure of several million. It may well be correct. It is in the section called “Scope of the Problem.” » (En français : « Aux États-Unis, il y a au moins 25 000 familles dont un enfant est entré en thérapie, a retrouvé des souvenirs, a coupé le contact, etc. et qui ont contacté la Fondation. Je présume que c’est une goutte d’eau dans la mer parce que j’entends sans arrêt parler de familles qui ont traversé cela mais n’ont pas contacté la FMSF. Mark Pendergrast dans son livre « Victimes de la Mémoire » a extrapolé le nombre basé sur des enquêtes sur les croyances des thérapeutes et arrive à un nombre de plusieurs millions. Ca peut bien être correct. C’est dans la section « Scope of the Problem ». »)
En France, L’AFSI, créée en 2005, compte 250 familles qui se sont fait connaître depuis et adhèrent à l’association.

[4] Edward Behr dans « Une Amérique qui fait peur », rapporte le témoignage indépendant d’un psychologue américain, Robert A. Baker, dans son livre « Hidden Memories » (« Mémoires cachées ») qui note la progression vertigineuse des cas aux États-Unis : « de 160 000 en 1967 à 1 700 000 en 1985, dont, selon les statistiques officielles, « 65% sans fondement aucun ». Le 17 novembre 1994, le New York Review of Books estime à un million environ le nombre de cas de mémoire récupérée ayant trait à des abus sexuels, répertoriés depuis 1988 » (Behr, 1995)
Il cite le constat de Richard Ofshe, psychologue américain : « La mémoire récupérée, remède miracle actuellement le plus à la mode, a dévasté des milliers de vie. C’est devenu en un temps record, un phénomène national, profondément ancré dans notre culture et dans les pratiques de nos spécialistes en santé mentale. » (Behr, 1995, p. 144)

[5] « J’appelle actes symptomatiques les actes que l’on exécute machinalement, inconsciemment, sans y faire attention, comme en se jouant, auxquels on aimerait refuser toute signification et que l’on déclare indifférents et effets du hasard, si l’on est questionné à leur sujet. » (1909, Freud, p. 56, 1950)
Voir aussi P. Mahony, « Dora s’en va, Violence dans la Psychanalyse », extrait, Le Magazine Littéraire.

[6] Procédé cathartique, de l’imposition des mains : « Je décidai d’utiliser comme point de départ l’hypothèse suivante : mes malades étaient au courant de ce qui pouvait avoir une importance pathogène, il s’agissait seulement de les forcer à le révéler. Donc, lorsque je demandais au malade depuis quand il avait tel ou tel symptôme et d’où émanait ce dernier et qu’il me répondait : « Je n’en sais vraiment rien » j’agissais de la façon suivante : j’appuyais une main sur le front du patient, ou bien je lui prenais la tête entre les deux mains en disant : « Vous allez vous en souvenir sous la pression de mes mains. Au moment où cette pression cessera, vous verrez quelque chose devant vous ou il vous passera par la tête une idée qu’il faudra saisir, ce sera celle que nous cherchons. Eh bien, qu’avez-vous vu ou pensé ? […] Je m’enhardis peu à peu à tel point que je dis aux malades qui prétendaient n’avoir rien vu ou n’avoir pensé à rien que ce n’était pas possible. Ils avaient certainement appris le vérité, mais se refusaient à la reconnaître et l’avaient rejetée ; je renouvellerais ce procédé autant de fois qu’ils le voudraient, et, chaque fois ils reverraient la même chose. Et en fait l’expérience me donna chaque fois raison. » En 1908, dans l’Avant-propos de la deuxième édition, Freud réaffirme sa conviction : « Le lecteur attentif trouvera en germe, dans ce livre, tout ce qui s’est ultérieurement ajouté à la théorie cathartique. » (1895, Freud, p. XII, 1956)

[7] Voir note [5] ci-dessus.

[8] Le rêve de l’homme aux loups est interprété élément par élément, ainsi que le préconisa Freud dans la Science des Rêves, comme un rébus écrit en hiéroglyphes.

[9] La « méthode des associations libres » consiste à demander au patient de dire tout ce lui vient à l’esprit afin que grâce aux associations « libres », il accède au refoulé. Cette méthode repose sur le postulat du « déterminisme psychique », excluant tout hasard psychique.

[10] Jacques Van Rillaer est psychologue, ancien psychanalyste, professeur à l’université de Louvain-la-Neuve en Belgique et aux Facultés Universitaires Saint-Louis. Il est l’auteur, entre autres, de « Psychologie de la vie quotidienne », (Odile Jacob, 2003) et coauteur du « Livre noir de la psychanalyse », (Editions des Arènes, 2005). Invité par l’Observatoire zététique à Grenoble, il a fait une conférence sur « Les Bénéfices et les Préjudices de la Psychanalyse » le 22 mars 2007, à la faculté de pharmacie de Grenoble.

[11] À la fin de cette lettre, Freud énumère tout ce à quoi l’abandon de la théorie de la séduction doit le faire renoncer : « Une célébrité éternelle, la fortune assurée, les voyages, la certitude d’éviter aux enfants tous les graves soucis qui ont accablé ma jeunesse, voilà quel était mon bel espoir. Tout dépendait de la réussite ou de l’échec de l’hystérie. Me voilà obligé de me tenir tranquille, de rester dans la médiocrité, de faire des économies, d’être harcelé par les soucis et alors une des histoires de mon anthologie me revient à l’esprit : « Rebecca, ôte ta robe, tu n’es plus fiancée ! » (Lettre à Fliess du 21 septembre 1897. (Citée par Masson, 1984, p. 124-125)

La rébellion féministe aux États-Unis et le « syndrome des faux souvenirs »


 

Aux États-Unis, le déni massif, tant parmi les femmes et hommes de loi que parmi les professionnels de la santé, du vécu des femmes et des enfants, victimes d’abus sexuels réels et avérés, donna aux TMR, thérapies de la mémoire retrouvée, les conditions essentielles pour qu’elles se développent.

Richard Webster montre comment le mouvement féministe puisa une partie de son énergie dans ce rejet des confidences des enfants et des femmes réellement abusés.

Certaines féministes se rebellèrent contre ce déni. Rejetées par des psychothérapeutes freudiens orthodoxes, elles se réfugièrent auprès de thérapeutes autoproclamés qui acceptaient de les écouter et dans des thérapies de groupe pour survivants de l’inceste, formés par des psychothérapeutes. Les premières personnes inscrites étaient des victimes réelles, qui n’avaient jamais oublié les abus subis. Puis se joignirent à elles « des femmes n’ayant pas de souvenirs d’inceste, mais diagnostiquées par leur psychiatre ou psychothérapeute comme souffrant de souvenirs d’inceste refoulés (…) Sous cette pression accrue, des femmes initialement sans souvenir se mettaient à visualiser des images d’abus sexuels impliquant leur père ou d’autres adultes, et ces images étaient alors interprétées comme des souvenirs ou des flash-back. » (Webster, 1998, p. 478)

Selon N. P. Spanos, les thérapeutes de « la résolution de l’inceste » se mirent à appliquer les mêmes procédés suggestifs que ceux utilisés par Freud pour appuyer sa théorie de la séduction : « En fait, en tous points de vue, ces chercheurs ont fait renaître de ses cendres la théorie de la séduction freudienne en suggérant qu’une très grande variété de difficultés et problèmes psychologiques provient de souvenirs d’abus sexuels durant l’enfance. » (Spanos, 1998, p. 84)

Des livres phares apparurent, tels que « The Courage to Heal – A Guide for Women Survivors of Child Sexual Abuse », (« Le Courage de Guérir – Un guide pour les survivantes des abus sexuels dans l’enfance »), en 1988, réédité pour la troisième fois en 1994, d’Ellen Bass et Laura Davis, « Secret Survivors » d’E. Sue Bloom (1990), ou encore « Repressed Memory » de R. Fredrickson (1992), etc. Ces manuels furent souvent recommandés par des thérapeutes à leurs clientes. Des groupes de thérapie « pour survivantes de l’inceste » se multiplièrent, puisant dans ces livres leurs arguments et leurs techniques de recouvrement de souvenirs.

 

1. « The Courage to Heal », un « Guide » pour les survivantes de l’inceste

On lit dans ce manuel un message répété de plusieurs façons : « … même si vos souvenirs sont incomplets, même si votre famille affirme que rien ne s’est jamais passé, vous devez quand même vous fier à vous-mêmes. Même si ce que vous ressentez vous paraît trop extrême pour être possible ou trop léger pour être un abus, même si vous pensez « je dois l’avoir imaginé », ou « personne n’aurait pu me faire ça à moi », vous devez accepter que quelqu’un vous a fait ces choses. » (p. 87 et suiv.)

« The Courage to Heal », « Secret Survivors », exposent les listes de symptômes « prouvant » l’existence des abus dont il faut pour guérir retrouver le souvenir. Ces listes commencent avec cette question : « Retrouvez-vous beaucoup de points qui vous caractérisent dans cette liste ? Si oui, vous êtes peut-être un(e) survivant(e) de l’inceste. »

La liste comprend entre autres : la peur d’être seul dans l’obscurité, des cauchemars, une mauvaise image de son corps, des maux de tête, l’arthrite, la nervosité, la crainte de perdre le contrôle de soi, la culpabilité, la honte, une faible estime de soi, l’impression d’être fou, le sentiment d’être différent, ou encore : les règles douloureuses, des parents alcooliques, les accès de colère non motivés, la paranoïa, l’anorexie, la boulimie, l’obésité, etc. (Bass et Davis, 1994, p. 37 et suiv.)

Cet ouvrage propose aussi des techniques écrites et de visualisation, destinées à activer la remémoration des événements traumatiques d’il y a vingt ou trente ans en arrière. Les nombreux exposés de cas facilitent l’identification des lectrices à des victimes de l’inceste. On y apprend aussi grâce à des questionnaires à détecter les profils d’abuseurs dans son entourage proche. Par exemple, est-ce que votre boy-friend est soupçonnable d’abus, physique, sexuel, émotionnel (a-t-il tendance à ignorer vos sentiments ? etc.) (p. 244-245).

Les formes que peut prendre l’ « abus sexuel » sont elles-mêmes très diverses, pouvant aller d’un regard, d’un frôlement de la main, etc., au viol proprement dit. Edward Behr rapporte les affirmations de défenseurs des souvenirs retrouvés : « Selon Sue Blume, l’absence de contacts physiques n’est nullement la preuve de l’innocence d’un parent supposé incestueux » « L’enfant peut être victime de l’inceste au travers de phrases prononcées, de sons, ou parce que témoin de gestes ou de comportements à caractère sexuel, même si ceux-ci ne le concernent pas directement. » Pour Patricia Love, autre défenseur des TMR, l’inceste est aussi « émotionnel ». Les victimes sont alors des enfants « dont les parents semblent dévoués et affectueux, omniprésents, les couvrant d’éloges et de cadeaux », car, en vérité, « ils font tout cela dans le but inavoué de satisfaire leur propre frustration ». (Behr, 1995, p. 131)

Des centaines de milliers de femmes se sont alors remémoré des souvenirs de viols ou d’abus sexuels, subis dans leur enfance.

Les auteurs utilisèrent la crédulité des femmes : « Si vous pensez avoir été abusée et que votre vie en porte les symptômes, alors c’est que vous l’avez été. »

 

Elles les poussèrent à la confrontation, à la vengeance, à la dénonciation de leurs bourreaux qu’ils soient parents ou grands-parents et même sur leur lit de mort. Elles leur donnèrent en exemple des « survivantes » ayant eu ce « courage » : « Une autre femme, abusée par son grand-père, alla à son lit de mort et, devant toute sa famille, le confronta avec colère directement là dans l’hôpital ». (Bass et Davis, 1994, p. 139-140) [12]

La confrontation est un passage obligé de la guérison : « Il y a plusieurs façons de confronter [son abuseur] ou de révéler [ses actes]. Vous pouvez le faire en personne, au téléphone, par lettre, dans un télégramme, ou par le biais d’un émissaire. Il y a 20 ans, une femme alla à l’enterrement de son grand-père et raconta à tous devant la tombe ce qu’il lui avait fait… La première confrontation n’est pas le moment pour discuter des problèmes, pour écouter la version de l’histoire de votre abuseur, ou pour attendre les réactions de chacun. Allez-y, dites ce que vous avez besoin de dire, et partez. Faites-le rapidement. Si vous voulez discuter, faites-le une autre fois. » (1994, p. 150) [13]

Exprimant ses doutes, Richard Webster écrit que jamais, jusqu’à aujourd’hui, on n’a pu apporter « des preuves solides qu’un seul souvenir d’abus sexuel retrouvé en thérapie corresponde à de réels épisodes. On a en revanche abondamment prouvé que la mémoire (surtout la mémoire enfantine) est extraordinairement malléable et imprécise. » (Webster, 1998, p. 484)

Pourtant les faux souvenirs se développèrent comme une véritable épidémie.

 

2. Le phénomène des « repressed memories » aux États-Unis dans les années 90

Richard Webster décrit comment se propagea aux États-Unis le phénomène des faux souvenirs retrouvés en psychothérapie : « La croyance que les souvenirs refoulés d’abus sexuel dans l’enfance causaient les névroses les plus sérieuses, surtout chez les femmes, ne tarda pas à générer des groupes et des sous cultures de psychothérapeutes et psychiatres, dans tous les États-Unis. Cette fièvre gagna en premier des thérapeutes de la nouvelle vague, ceux qui utilisaient l’hypnose, des techniques de relaxation, le travail sur le corps ou des conditionnements émotionnels divers. Mais elle s’empara bientôt de psychiatres et psychothérapeutes formés à la psychanalyse de la vieille école, ainsi que de nombreux jeunes psychanalystes. On vit parfois des psychiatres réputés, et même des neurologues, embrasser l’utopie de la quête frénétique des souvenirs refoulés d’abus sexuels. Nombre de troubles psychiatriques dont l’étiologie restait obscure passaient à présent auprès de certains cliniciens pour être le résultat d’abus sexuels durant l’enfance. Des études sophistiquées furent publiées pour le démontrer. […] Au milieu des années 1980, l’idée (désormais médiatiquement acclamée) que des millions de gens aux États-Unis souffraient de souvenirs refoulés d’inceste, alimentait une gigantesque machine thérapeutique à produire des faux souvenirs : des patientes et patients qui n’avaient jamais eu aucun souvenir d’être abusés, et qui le plus souvent consultaient un psychothérapeute pour un problème mineur, ne tardèrent pas à sortir de thérapie avec des « souvenirs » détaillés et vivants de la façon dont, enfants, ils avaient été abusés sexuellement, de façon violente et récurrente, voire rituelle. » (Webster, 1998, p. 481- 482)

Ce diagnostic a été posé aux États-Unis avec une fréquence démentielle. Entre 1988 et 1998 plus d’un million de gens ont été individuellement concernés, des dizaines de milliers de familles se sont déchirées sur des allégations d’inceste « jaillies » de ces « souvenirs » prétendument « refoulés », puis « retrouvés » [14]

Comment est-il possible que des individus, qui jusque là n’avait aucun souvenir d’abus sexuel subis dans leur enfance, puissent les « retrouver », après quelques semaines ou quelques mois de thérapie, et accuser leurs parents ou leurs proches. N’est-ce pas justement l’effet de l’influence thérapeutique.

 


Notes (cliquez sur les nombres pour revenir dans le texte là où vous en étiez)

[12] « Another woman, abused by her grand-father, went to his deathbed and, in front of all the other relatives, angrily confronted him right there in the hospital » (Bass et Davis, 1994, p. 139-140)

[13] « There are many ways to confront or disclose. You can do it in person, over the phone, through a letter, in a telegram, or through an emissary. Twenty years ago, a woman went to her grandfather’s funeral and told each person at the grave site what he had done to her… The initial confrontation is not the time to discuss the issues, to listen to your abuser’s side of the story, or to wait around to deal with everyone’s reactions. Go in, say what you need to say, and get out. Make it quick. If you want to have a dialogue, do it another time. » (Bass et Davis, 1994, p. 150)

[14] Voir notes [3] et [4] ci-dessus.

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faux souvenirs mémoire manipulée