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Les pirates de l’esprit
rubrique réalisée par Brigitte Axelrad SPS n° 316, avril 2016
« Essayez de vous imposer cette tâche : ne pas penser à un ours polaire, et vous verrez que la chose maudite vous viendra à l’esprit à chaque minute. »
Fédor Dostoïevski,
Notes d’hiver sur des impressions d’été, 1863
Un siècle plus tard, s’inspirant de cette phrase de Dostoïevski, Daniel Wegner, professeur de psychologie à l’Université Harvard, décida d’en tester l’hypothèse avec une expérience simple, dite « de l’ours blanc » (1987), et montra comment certaines idées intrusives deviennent obsessionnelles. La question qu’il posait était de savoir si et comment il était possible de les effacer de notre pensée [1].
L’ours blanc
Wegner avait demandé aux participants de dire pendant cinq minutes tout ce qui leur passait par la tête. À un groupe, il demandait de ne surtout pas penser à un ours blanc. À un autre, de penser entre autres choses à un ours blanc. Les résultats montrèrent que les participants citaient plus souvent l’ours blanc quand on leur demandait de ne pas y penser, que quand on leur disait d’y penser.
Il en tira la conclusion que lorsqu’on cherche à repousser ou à oublier des idées en les attaquant de front, on aboutit à un « effet rebond », qu’il appela aussi « effet ironique » : ne pas vouloir penser à quelque chose peut le transformer en obsession. Dans une autre expérience, Wegner demanda aux participants de penser à une voiture rouge, dès que l’idée de l’ours blanc se présentait. Il obtint ainsi moins d’ours blancs. Fixer son esprit sur un distracteur précis est une stratégie efficace pour empêcher d’autres idées de devenir des obsessions.
D’une part, ne pas vouloir penser à certaines choses nous amène à y penser sans cesse, et, d’autre part, il est possible de mettre de côté des pensées indésirables.
Actuellement, les chercheurs en psychologie vont plus loin : est-il possible d’effacer de notre mémoire des souvenirs indésirables ou douloureux ?
Un thème récurrent de la science-fiction
Boris Vian raconte, dans L’Herbe rouge, les aventures de Wolf, un ingénieur qui avait créé une machine dont il attendait qu’elle lui permette de couper les ponts avec son passé et ses angoisses. En 2004, Michel Gondry s’est inspiré de ce scénario pour le film, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, dont le titre reprend un vers, cité dans le film par le personnage de Mary Svevo, du poète Alexander Pope dans Eloisa to Abelard.
Un jour, l’un de ses amis demanda à Michel Gondry : « Que dirais-tu si tu recevais une carte t’annonçant que tu as été effacé de la mémoire d’une certaine personne, et que tu devrais désormais t’abstenir de tout contact avec elle ? ».
Cette question donna au réalisateur l’idée du scénario d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (littéralement, « L’éclat éternel de l’esprit immaculé »). Le film montre que, si certains souvenirs sont douloureux, les perdre peut être encore plus douloureux. Pour oublier l’échec de son histoire d’amour avec Joël (Jim Carrey), Clémentine (Kate Winslet) décide de se soumettre au « procédé Lacuna »,afin qu’il efface de sa mémoire chaque souvenir de cette relation orageuse. Désemparé, Joël décide de recourir au même procédé. Deux techniciens l’installent sous la machine, ses souvenirs défilent, des plus récents aux plus anciens, et s’évanouissent un à un, à jamais. Mais en remontant le fil du temps, Joël redécouvre, bouleversé, ce qu’il aimait depuis toujours en Clémentine et met tout en œuvre pour enrayer le processus d’effacement de sa mémoire.
Dans le film, l’anéantissement de tous ses souvenirs n’a pas apporté le bonheur à Joël, mais comment les choses se seraient-elles passées si seuls les souvenirs indésirables avaient été effacés, en laissant les autres intacts ?
La drogue qui efface les mauvais souvenirs
Les neuro-scientifiques d’une équipe conduite par Karim Nader, de l’Université McGill à Montréal, ont découvert qu’en injectant du propanolol, médicament utilisé pour traiter l’hypertension mais également connu pour agir sur la mémoire, à des rats, puis à des soldats souffrant de stress post-traumatique ou d’autres victimes d’évènements traumatiques, ils pouvaient perturber la façon dont des souvenirs sont stockés et même faire disparaître certains d’entre eux, sans altérer les autres [2].
Merel Kindt, du département de psychologie clinique à Amsterdam, a guéri des patients atteints d’arachnophobie (phobie des araignées), en leur administrant du propanolol, qui permet de supprimer les associations négatives de certains souvenirs [3].
Compte tenu de l’efficacité du propanolol sur la réduction du stress post-traumatique, Elizabeth Loftus a conduit une enquête pour savoir quelle était la proportion des gens connaissant cet effet, qui accepteraient qu’on leur administre cette drogue après un traumatisme, ou, au moins, qu’on leur en donne le choix. 80 % des sujets interrogés ont répondu qu’ils la refuseraient par crainte qu’on efface leurs souvenirs et qu’on les prive de leur mémoire [4]. Pourquoi ? Parce que notre mémoire est le socle de notre personnalité. Nos souvenirs définissent qui nous sommes et d’où nous venons, mais ils influent aussi sur notre présent et notre futur. Nous sommes attachés à eux, qu’ils soient bons ou mauvais, heureux ou malheureux, vrais ou faux [5]. « La mémoire est l’avenir du passé », disait Paul Valéry.
En février 2016, PBS’s Nova documentary a diffusé aux États-Unis un documentaire impressionnant, intitulé Memory Hackers, qui fait, en 53 minutes, le tour des recherches scientifiques dans le domaine de la mémoire, de sa manipulation, et de leurs auteurs [6].
Memory Hackers , les pirates de la mémoire
Les principaux spécialistes scientifiques de la mémoire sont cités, tels Daniel Shacter, Arthur Kandel, Steve Ramirez, Merel Kindt, Elizabeth Loftus, Julia Shaw… Au début du film, une voix off rappelle : « Pendant une grande partie de l’histoire humaine, la mémoire a été vue comme un magnétophone qui enregistre les informations fidèlement et les rejoue intactes. Mais maintenant, les chercheurs ont découvert que la mémoire est beaucoup plus malléable, toujours en cours d’écriture et de réécriture, non seulement par nous mais par d’autres. Nous découvrons les mécanismes précis qui peuvent expliquer et même contrôler nos souvenirs ».
Si la découverte de la malléabilité de la mémoire est récente, sa manipulation existe, bien sûr, depuis belle lurette. On commence à mieux identifier les procédés par lesquels la mémoire peut être manipulée et les résultats de ces manipulations. Supprimer des souvenirs pourrait aider des patients souffrant de phobies, de stress post-traumatique, d’idées obsessionnelles, à surmonter leur détresse. Mais dans la mesure où notre mémoire est le fondement de notre personnalité, jusqu’où a-t-on moralement le droit de la modifier ou de la modeler ?
Elizabeth Loftus (University of California, Irvine) a montré qu’il est facile d’induire de faux souvenirs par des procédés de suggestion tels que l’hypnose, l’imagination guidée, etc., et d’agir ainsi sur le comportement des individus [7].
Julia Shaw (University of Bedfordshire) et Stephen Porter (University of British Columbia) ont montré qu’il est possible d’amener des adultes innocents à avouer un délit (crime en anglais), qu’ils n’ont en réalité pas commis [8].
Ces études mettent en lumière les failles de certaines psychothérapies, qui induisent de faux souvenirs, et de certains interrogatoires policiers, qui obtiennent de faux aveux et enferment des innocents. Une équipe de chercheurs décrit dans The conversation, comment se déroule un interrogatoire de police [9]. Aux États-Unis, la police a le droit légal de mentir [10] et l’interrogatoire peut utiliser des tactiques de coercition, des promesses d’indulgence et des marques de sympathie, pour persuader le suspect qu’il est coupable et qu’il ment. La durée de l’interrogatoire, de plusieurs heures à plusieurs jours, la privation de sommeil, les questions tendancieuses, facilitent la contamination de la mémoire. Par ailleurs, certaines personnes sont naturellement plus influençables et vulnérables. Dans ces conditions, les enfants, les jeunes, les personnes atteintes de troubles cognitifs, de maladies mentales, risquent fort d’avouer un crime qu’ils n’ont pas commis. Aujourd’hui, on sait « effacer » des souvenirs, les modifier, en créer de nouveaux.
Toutes ces recherches ont donc des implications éthiques et juridiques.
Des implants cérébraux
En 2013, la Commission européenne a initié un programme The Human Brain Project [11]. L’objectif est de parvenir à mieux comprendre comment fonctionnent le cerveau et la mémoire et à apporter une aide à des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer ou d’autres pathologies, qui altèrent le cerveau et la mémoire. Quelques mois plus tard, le président Obama a annoncé le lancement de BRAIN, un programme similaire [12].
En 2014, la DARPA, (Defense Advanced Research Projects Agency), a lancé à son tour un projet futuriste, le RAM, (Restoring Active Memory), qui pourrait déboucher d’ici une quinzaine d’années sur la création d’une puce électronique implantée dans le cerveau, afin de se substituer, comme une prothèse, à des fonctions cérébrales défaillantes. Ces défaillances se traduisent par une capacité réduite à récupérer des souvenirs formés, avant un accident, et une capacité réduite à former ou à conserver de nouveaux souvenirs, après une blessure [13].
Avec de tels dispositifs, des personnes en bonne santé pourraient, elles aussi, améliorer le fonctionnement de leur mémoire. On entre alors dans la thématique de l’homme augmenté et du tranhumanisme [14].
Imaginez : une petite puce implantée dans votre cerveau et vous voilà capable de réciter les dialogues de Platon, ou encore, si vous êtes musicien, de jouer tout Chopin ou tout Mozart sans partition !
Ou bien, comme le personnage Néo dans Matrix, de dire « Je connais le Kung Fu. » !
Références
[3] Biological Psychiatry, Marieke Soeter et Merel Kindt, Département de psychologie clinique, Amsterdam, Pays-Bas.
[4] Attitudes about Memory Dampening Drugs on Context and Country, Newman, Berkowitz, Nelson, Garry, Loftus, Victoria University of Wellington, New Zealand, University of California, Irvine, USA, (2010)
[5] Même détrompé, on peut préférer son souvenir faux à un vrai souvenir. Quand E. Loftus fut obligée d’admettre que son souvenir d’avoir elle-même retrouvé le corps de sa mère morte dans la piscine, trente ans auparavant, était faux, elle dit : « Quand il s’avéra que ce souvenir n’était qu’une fiction, je fus profondément déçue ; j’éprouvais un étrange attachement au film coloré de ma vérité narrative inventée. » (Le syndrome des faux souvenirs, éd. Exergue p. 69). Ce faux souvenir donnait un sens à sa vie : « Peut-être ce souvenir, mort et maintenant ressuscité, pouvait-il expliquer mon intérêt pour les déformations de la mémoire, mon obsession pour le travail, mon désir insatisfait de sécurité et d’amour inconditionnel, et bien d’autres choses encore ».
[6] Memory Hackers, « Les pirates de la mémoire », PBS’s Nova documentary, février 2016.
[7] Voir par exemple : « Les faux souvenirs : « le travail de ma vie » »
[8] Shaw et Porter « Constructing Rich False Memories of Crime » (14 janvier 2015), « La mémoire manipulée – L’aveu, la « reine des preuves » ? » ? SPS n° 312, avril 2015.
[9] The Conversation, 16 février : « Somnolent ? Gare à ne pas avouer un crime que vous n’avez pas commis ! », Shari Berkowitz, California State University, Dominguez Hills ; Elizabeth Loftus, University of California, Irvine ; Kimberly Fenn, Michigan State University ; Steven Frenda, The New School.
[10] American Psychological Association, « Deception in the interrogation room ».
[11] Science et avenir : « Human Brain Project : la course au cerveau virtuel est lancée ».
[12] Le Figaro, 04-04-2013, « Des milliards de dollars pour comprendre le cerveau ».
[13] 13 octobre 2015, « La DARPA implante des puces dans le cerveau pour améliorer la mémoire ». « Restoring Active Memory (RAM) », Dr. Justin Sanchez. Sur le site www.darpa.mil
[14] Jacques Bolard, « Le transhumanisme nous promet de beaux jours », SPS n° 309, juillet 2014.