Psychologue et professeure à l’Université de Californie d’Irvine (UCI), Elizabeth Loftus est considérée comme l’une des meilleures expertes américaines de la mémoire. Ses travaux ont permis de révéler la malléabilité de la mémoire humaine. Elle a démontré que le témoignage oculaire est souvent peu fiable, et que de faux souvenirs très durables peuvent être provoqués par de simples suggestions chez près d’un quart des individus.
La conférence d’Elizabeth Loftus avait lieu dans l’auditorium Jean Piaget, à l’Université Dufour, à Genève. On n’aurait pu imaginer lieu plus adéquat pour parler des illusions de la mémoire et des faux souvenirs. En effet, Jean Piaget raconta son souvenir d’une tentative d’enlèvement, dont il avait fait l’objet à l’âge de deux ans, et dont il ne douta pas jusqu’au jour où, à sa grande surprise, il s’avéra faux. Treize ans après la prétendue tentative d’enlèvement, sa gardienne avait écrit aux parents de Jean Piaget, pour leur avouer qu’elle avait tout inventé. Bien plus tard, Jean Piaget écrivait : « J’ai donc dû entendre comme enfant le récit des faits auxquels mes parents croyaient, et l’ai projeté dans le passé sous la forme d’un souvenir visuel, qui est donc un souvenir de souvenir, mais faux ! »
Elizabeth Loftus évoque tout d’abord les cas de jugements concernant des personnes qui ont passé 5 à 10 ans en prison, en raison d’accusations erronées basées sur des faux souvenirs. La preuve de leur innocence a été apportée par des analyses ADN. Elle cite l’existence de 201 cas de cette nature.
Elle évoque ensuite les accusations basées sur la « mémoire refoulée », et notamment le cas Ramona, une jeune fille de 18 ans qui, au cours d’une psychothérapie, accusa son père devant les tribunaux de l’avoir violée pendant plus de dix ans. Ce cas, pour lequel Elizabeth Loftus fut citée comme témoin, devint exemplaire des faux souvenirs retrouvés en thérapie, car le père (vigneron réputé en Californie) retourna l’accusation contre la thérapeute, et gagna son procès.
Loftus expose ensuite les deux paradigmes de la mémoire :
1) Le paradigme de la désinformation, lorsqu’on expose les gens à une information fausse post-événementielle.
Pour illustrer ce paradigme, Loftus se livre à une expérience en temps réel avec l’auditoire. Elle présente 9 photos de visages masculins, en demandant ensuite à l’auditoire de se souvenir de celles qui ont été présentées auparavant. Elle démontre combien il est facile de générer un faux souvenir, en faisant une simple manipulation sur les visages présentés. En effet, à l’issue du test, 50% de l’auditoire a prétendu avoir vu un visage qui n’en faisait pas partie.
2) Deuxième paradigme : les faux souvenirs enrichis.
C’est le cas où il n’y a pas eu d’évènements, mais où le patient est soumis à une suggestion concernant son passé. L’expérimentation est beaucoup plus difficile, car induire des faux souvenirs concernant notamment un abus sexuel est contraire à l’éthique de la recherche, parce que pouvant porter préjudice à autrui. Loftus a donc cherché d’autres façons de valider ce paradigme. L’expérimentateur recueille auprès de la famille le récit des évènements véridiques, qui se sont réellement produits dans l’enfance du sujet, puis y ajoute un évènement inventé, et lui raconte l’ensemble de l’histoire ainsi enrichie. Lorsque plusieurs mois après, on leur demande de raconter leurs souvenirs, 34 % des sujets intègrent l’évènement inventé. Ce sont les expériences telles que « Perdu dans un centre commercial », « Avoir renversé un verre de punch sur la robe de la mariée », « Avoir été attaqué par un animal », « Avoir serré la main de Bugs Bunny, lors d’une visite à Disneyland », (alors que Bugs, le lapin plein d’esprit, (« Eh, what’s up, doc? »), est un personnage du concurrent Warner Brothers et il est donc peu probable de le croiser sur le site de Disney), « Avoir été léché par Pluto » : dans ce cas, après avoir nié l’évènement, 30% affirment en avoir le souvenir et refusent d’acheter les gadgets à l’effigie de Pluto ! Les souvenirs peuvent être encore plus facilement déformés à l’aide de représentations visuelles, telles que les images. Notamment l’expérience Wade-Gary, où on insère une photo du sujet enfant avec un membre de sa famille dans celle d’une montgolfière en vol. Par la suite, la moitié des sujets sont persuadés d’avoir fait ce vol en ballon. Plus incroyable encore, Elizabeth Loftus réussit à persuader 13% des sujets d’« Avoir fait une demande en mariage à un distributeur de Pepsi Cola, en s’agenouillant devant lui » !!!
Elle cite ensuite les techniques de manipulation qui favorisent les faux souvenirs : visualisation guidée, interprétation des rêves, exposition aux récits de souvenirs des autres, information erronée et photographies truquées. Elle souligne que nous utilisons les détails sensoriels comme des indices de la réalité des souvenirs.
Elizabeth Loftus présente ensuite ses travaux sur les conséquences des faux souvenirs dans la vie courante. Par exemple, elle raconte comment elle a réussi à tromper Alan Alda, animateur de « Scientific American Frontiers, en lui faisant croire qu’il n’aimait pas manger des œufs durs, parce qu’il en avait trop mangé dans son enfance et en était tombé malade. Alda avait reçu une semaine avant son arrivée à l’UCI un résumé de son histoire personnelle, dans lequel on avait intégré cette anecdote. Pendant le lunch avec les membres du laboratoire de Loftus, Alda a refusé de manger des œufs durs, scène qui a été filmée et diffusée devant des millions de téléspectateurs !
Les expériences menées par Elizabeth Loftus montrent que les gens sont convaincus que leur enfance conditionne toute leur vie d’adulte, ce qui est sans doute une réminiscence du freudisme.
Un seul regret toutefois : Elizabeth Loftus n’a pas bien pu répondre à notre question de savoir s’il existe des travaux pour déconditionner une personne qui a été manipulée pour générer des faux souvenirs.
A l’issue de la conférence, j’ai eu un bref entretien avec Elizabeth Loftus au cours duquel je lui parlé de l’extension du phénomène des faux souvenirs retrouvés en thérapie en France, et remis les dossiers de l’OZ sur ce sujet.
Brigitte Axelrad
Les enregistrements (vidéo et audio) de cette conférence sont accessibles sur le site www.unige.ch |