Le diable est-il en chacun de nous ?

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Le diable est-il en chacun de nous ?

par Brigitte Axelrad – SPS n° 314, octobre 2015

 « L’échine courbée, presque brisée, j’ai pu tirer de mes années de prison la connaissance suivante : comment l’homme devient bon et méchant.

[…] Sur la paille pourrie de la prison, j’ai ressenti pour la première fois le bien remuer en moi. Peu à peu j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal […] traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité. Cette ligne est mobile, elle oscille en nous avec les années. Dans un cœur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien. Dans le meilleur des cœurs – un coin d’où le mal n’a pas été déraciné. »
  Alexandre Soljénitsyne, L’archipel du Goulag,1974, Seuil, tome 2, p. 459

La question posée

C’est dans le chapitre intitulé « Élévation… » de L’archipel du Goulag que Soljénitsyne fait part de ce qu’il a découvert au cours de ses longues années dans la prison du Goulag : le cœur de chaque homme, comme de toute l’humanité, est partagé entre le bien et le mal.

Mais si l’individu n’est par nature ni ange ni démon, qu’est-ce qui fait que certains hommes deviennent des héros à certains moments de leur existence et d’autres hommes, des monstres, ou encore que le même homme puisse être dans le même temps ou alternativement un héros et un monstre ?

Existe-t-il une réponse scientifique à cette question ?

Michaël Shermer pose cette question dans un livre [1] ainsi que dans un article [2], publié le 27 juillet 2015 dans le Huffington Post à l’occasion de la sortie d’un film [3] qui retrace l’« expérience de Stanford » conduite en 1971 par Philip Zimbardo, psychologue américain,  qui mettait en évidence « l’effet Lucifer ».

Mais d’autres événements de l’actualité, comme les actes barbares commis dans la prison d’Abu Ghraib en Irak ou les actes terroristes de Daech, motivent ces recherches scientifiques sur le comportement humain extrême de gens jusque-là ordinaires.

L’effet Lucifer

Dans une conférence TED, donnée en septembre 2008 [4], P. Zimbardo [5] commence par cette observation : regardons l’illusion « Angel-Devil » de M.C. Escher [6] qui joue sur la perception de la forme et du fond. Au premier regard, nous voyons un monde d’anges blancs sur un fond noir, puis, en regardant de plus près, nous voyons des diables noirs sur un fond blanc. De même chaque individu, aussi ordinaire soit-il, peut devenir ange ou démon. Expliquer cette évolution uniquement par des dispositions personnelles, comme on aurait tendance à le faire, est incomplet. L’expérience de Stanford a montré que les dispositions personnelles ne font pas tout. Le contexte sociologique est capable de fausser notre identité personnelle et nos propres valeurs.

Pour vérifier ces effets du contexte, P. Zimbardo décida de reproduire dans  une expérience la situation carcérale. Il en raconta l’histoire dans un livre intitulé The Lucifer Effect : Understanding How Good People Turn Evil [7], qui traite du mal, des effets pervers du pouvoir et de la persuasion, de la folie, de la violence…

Commentant ce livre, cette expérience et le film qui la retrace, M. Shermer écrit : « Si vous, comme la plupart des gens (moi y compris) pensez “Je ne ferais jamais une telle chose à un autre être humain”, voyez ce film et réfléchissez à nouveau. […] le potentiel pour le mal est en chacun de nous. En ce sens, The Stanford Prison Experiment nous engage sur les deux niveaux émotionnels et intellectuels à considérer la nature du bien et du mal d’un point de vue scientifique. »[8]

Une vieille interrogation née dans le Bronx

M. Shermer raconte que lorsqu’il est entré à la fin des années 70 à l’Université Stanford pour y étudier la psychologie, P. Zimbardo était déjà une légende. Né dans le sud du Bronx, dans une famille sicilienne pauvre et inculte, P. Zimbardo avait pu observer dans la vie réelle ce qu’il advient parfois des gens qui vivent dans de telles conditions. Professeur à Stanford, il fit alors une expérience pour comparer ce qu’il arriverait à une voiture abandonnée dans une rue du Bronx et à une autre dans le quartier chic de Palo Alto près de Stanford. Dans le Bronx, la voiture commença à être dépouillée tout de suite. En une seule journée, il y eut une vingtaine d’actes de vandalisme. À Palo Alto, non seulement la voiture ne fut pas touchée mais quand P. Zimbardo la déplaça au bout de quelques jours, trois voisins appelèrent la police pour signaler qu’une voiture abandonnée depuis plusieurs jours dans la rue avait été volée.

Les gens étaient-ils plus honnêtes par essence à Palo Alto que dans le Bronx ? Ou bien, leurs conditions de vie différentes étaient-elles déterminantes dans leur comportement ? C’est à cette question que chercha à répondre l’expérience de Stanford qui mit en évidence l’ « effet Lucifer ».

L’expérience de Stanford

Elle fut réalisée avec 24 étudiants. P. Zimbardo avait fait passer cette annonce dans le journal local : « Recherchons étudiants masculins pour étude psychologique de la vie carcérale contre 15$ par jour. Devrait durer deux semaines. » Il obtint 70 réponses. Après plusieurs tests psychologiques et physiques, il retint 24 participants, issus de tous les milieux sociaux et culturels. Les rôles de gardiens et de prisonniers leur furent attribués au hasard : 9 prisonniers, 9 gardes et 6 remplaçants.

Elle se déroula dans le sous-sol du département de psychologie de l’université Stanford. L’aspect physique de la prison fut fidèlement reproduit : cellules de 5 m² avec barreaux et serrures, tours de garde des surveillants, etc. La hiérarchie fut établie, le directeur de la prison était P. Zimbardo lui-même.

L’aspect psychologique de la prison fut minutieusement étudié. Les gardiens reçurent un uniforme et tout l’équipement destiné à signifier leur pouvoir, mais on leur interdit d’utiliser la violence physique. Les prisonniers furent arrêtés chez eux à l’aube en présence des voisins, fouillés, menottés. Dans la rue, les policiers leur lurent leurs droits. Puis ils furent emmenés en fourgon cellulaire, enchaînés et enfermés dans une cellule.

Prisonniers et gardiens s’adaptèrent si rapidement aux rôles qu’on leur avait assignés, comportements sadiques et vexatoires des gardiens, révoltes et mutineries des prisonniers dont certains craquèrent, que P. Zimbardo mit fin à l’expérience au bout de 6 jours (au lieu de 15) sur l’insistance de sa collègue, Christina Maslach, la seule personne qui s’opposa pour des raisons morales à sa poursuite. Lui-même s’était pris au jeu du pouvoir.

Anges ou Démons ?

Selon la théorie des dispositions personnelles, le mal serait le résultat des dispositions innées de certaines personnes, qui seraient comme des pommes pourries, alors que la théorie du contexte ou de la situation dit que le mal serait le produit de circonstances corruptrices, c’est le baril qui serait pourri. La religion, la psychiatrie, la loi, ont tendance à soutenir la théorie des dispositions personnelles, alors que les psychologues, les sociologues, les anthropologues sont plus sensibles à l’influence de l’environnement dans son façonnement du comportement humain. Selon M. Shermer, ces deux théories contiennent leur part de vérité. Nous avons tous en nous la capacité du bien et du mal, mais la manière dont nous l’exprimons par notre comportement dépend de la situation, des circonstances et des conditions dans lesquelles nous agissons.

L’expérience de Stanford a montré qu’il est dangereux de croire que nous sommes bons de nature et que rien ne peut nous entraîner à commettre des atrocités. Dans son livre, P. Zimbardo écrit : « Si nous ignorons que, dans certaines conditions, nous pouvons être conduits au pire, nous sommes à la merci de ces forces négatives. Alors que si nous reconnaissons que de telles forces peuvent nous “infecter” nous sommes plus aptes à les éviter ».

M. Shermer précise qu’il ne s’agit pas, par ces conclusions d’expériences, d’excuser qui que ce soit mais des psychologues scientifiques, comme tout scientifique, se doivent de connaître la cause des choses, dans ce cas celle qui engendre le comportement mauvais. [9]

En psychologie, aucune expérience n’est anodine

On peut se demander si ce n’est pas plus dommageable que profitable de faire des expériences comme celle de P. Zimbardo sur l’effet Lucifer, celle de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité [9], celles d’Elizabeth Loftus sur les faux souvenirs ou dernièrement de Julia Shaw et Stephen Porter sur les faux aveux de délits par des gens innocents (voir notre dossier sur la mémoire manipulée dans SPS n° 312). En effet, comment les sujets qui ont été soumis à ces expériences les ont-ils vécues et quelles seront les conséquences sur leur santé mentale ?

La recherche scientifique donne-t-elle le droit de manipuler les esprits et d’influencer les comportements ?

Quand les participants à l’expérience de Stanford furent « libérés », ils se retrouvèrent pour en parler et visionner les vidéos autour de P. Zimbardo. Des gardiens s’excusèrent pour les humiliations qu’ils avaient fait subir aux prisonniers et des prisonniers décrivirent leurs malaises. Certains en tirèrent des leçons. Un des gardiens confia : « Le souvenir de la facilité avec laquelle j’ai endossé mon rôle au point de me rendre aveugle à la souffrance des autres me sert aujourd’hui d’avertissement. Je fais très attention à la façon dont je traite les gens. »

Un autre : « Une fois que vous mettez un uniforme et qu’on vous donne un rôle, vous n’êtes plus la même personne. Vous devez agir en fonction de votre costume et de ce qu’il signifie. »

P. Zimbardo s’étonna de la facilité avec laquelle lui-même endossa l’habit du directeur de la prison.

Certes, aucune expérience en psychologie n’est sans conséquences pour celui qui y participe en tant que sujet. Les chercheurs doivent veiller à respecter étroitement les frontières de l’éthique.

M. Shermer invite le spectateur du film à surmonter peu à peu son émotion, puis à penser comme un scientifique : pourquoi de bonnes personnes tournent-elles mal et que peut faire chacun d’entre nous pour prévenir les maux à venir ? Deux pistes se dessinent : travailler à identifier les causes qui influent sur le comportement humain et ne pas laisser faire le mal sans réagir.

P. Zimbardo cite Einstein : « Le monde est dangereux non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire. ».

Références

[1] M. Shermer : www.michaelshermer.com
[2] Huffington Post : http://www.huffingtonpost.com/micha…
[3] The Stanford Prison Experiment, réalisé par Kyle Patrick Alvarez
[4] TED : www.youtube.com/watch?v=AXpdM-v6DI0
[5] P. Zimbardo a enseigné la psychologie à Yale, à New York, à Columbia puis à Stanford. En 2002, il a été élu président de l’APA (American Psychological Association). En mars 2004, lorsque l’affaire des abus de la prison d’Abu Ghraib a éclaté, Zimbardo a été amené à mettre en évidence les similitudes avec l’expérience de la prison de Stanford. www.youtube.com/watch?v=wDur3uT5lBY
http://alumni.stanford.edu/get/page…
[6] « Angel-Devil » (1941) de M.-C. Escher (1898-1972) : http://www.mcescher.com/gallery/sym…
[7]Trad. : L’effet Lucifer : comprendre comment les gens honnêtes tournent mal
[8]M. Shermer dans l’article du HuffingtonPost cité en [2] : « We’re not excusing anything. We’re scientists who, like all scientists, want to understand the cause of things, in this case evil behavior ».
[9]Voir sur notre site l’article La télévision nous manipule-t-elle ? où est décrite l’expérience de Stanley Milgram (réalisée au début des années 60), reprise par Henri Verneuil dans son film I comme Icare (1979)

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