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par Brigitte Axelrad – SPS n° 315, janvier 2016
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La Cigale et la Fourmi
La Cigale, ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
La Cigale et la Fourmi, publiée en 1668 et dédiée au Dauphin, est la première des Fables par lesquelles La Fontaine se proposait d’instruire les hommes en se servant des animaux. C’est ainsi que La Cigale et la Fourmi vantait le travail de la fourmi, tandis que la cigale insouciante faisait les frais de la dure réalité : chanter, c’est bien joli, mais ce n’est pas nourrissant. La besogneuse fourmi le savait bien, qui travaillait sans relâche.
La fourmi est devenue un modèle du travail
Dans la mémoire collective, l’activité de la fourmi est devenue un modèle du travail. Dans son blog « Passeur de sciences » [1], Pierre Barthélémy écrit : « Cette image a pris une telle force que, dans les définitions du dictionnaire une fourmi peut désigner une personne laborieuse et une fourmilière un lieu où s’affairent un grand nombre d’humains. » En effet, la fourmilière et la ruche, avec leur répartition des tâches en fonction des capacités et des compétences individuelles, ont été souvent prises comme des modèles de la division du travail.
Pourtant, la fable est en bien des points fantaisiste, ce qui ne lui enlève rien de sa qualité littéraire, et certaines erreurs ont été relevées, il y a longtemps, par l’entomologiste Jean-Henri Fabre (1823-1915) dans ses Souvenirs entomologiques. En ce qui concerne la cigale, il avait remarqué que, ne disposant pour s’alimenter que d’un suçoir, elle ne pouvait donc pas se nourrir de mouches ou de vermisseaux et que, mourant à la fin de l’été, elle ne pouvait pas crier famine quand souffle la bise, « pour subsister jusqu’à la saison nouvelle ».
Mais il avait lui-même commis une erreur en prétendant que la fourmi étant carnivore, elle ne pouvait pas amasser de grain. En réalité, si certaines espèces sont carnivores, d’autres sont granivores ou moissonneuses et d’autres, champignonnistes. Elles se nourrissent d’un champignon qu’elles cultivent [2].
Mais, pire encore, d’après les dernières études, il semblerait qu’un grand nombre de fourmis passent plus de temps à se prélasser qu’à travailler !
Le travail de fourmi ne serait-il donc qu’un mythe ?
Le numéro de septembre 2015 de la revue Behavioral Ecology and Sociobiology [3] annonce une étude dirigée par deux biologistes de l’Université d’Arizona, Daniel Charbonneau et Anna Dornhaus [4], qui montre que, dans des fourmilières étudiées, environ la moitié des fourmis sont inactives. Le 3 octobre 2015, Futura-Sciences publie un article de Jean-Luc Goudet intitulé « Coup de théâtre en biologie : les fourmis sont parfois paresseuses » [5] : « Chez les fourmis, la moitié des individus sont des inactifs qui passent leurs journées à regarder les autres travailler. C’est la surprenante découverte d’une équipe de biologistes, dont l’un d’eux s’intéresse depuis des années aux “fourmis paresseuses” ». Ces conclusions ont des implications pour les sociétés humaines, affirment les auteurs… ».
Pour observer le comportement des fourmis, les deux chercheurs ont collecté, en Arizona, près de Tucson, cinq colonies d’une espèce nord-américaine appelée Temnothorax rugatulus. Ils les ont placées dans des sortes de nids artificiels imitant des galeries naturelles, qu’ils ont recouverts d’une plaque de verre. Ils leur ont donné de l’eau, de la nourriture et des grains de sable, qu’elles utilisent habituellement pour construire des murs. Ils ont marqué chaque fourmi avec des points de peinture à divers endroits du corps et filmé les cinq colonies par séquences, pendant trois semaines. Ils ont procédé ensuite à l’analyse méticuleuse des films, notant toutes les périodes d’activité des fourmis : fabrication des nids, approvisionnement, toilettes, etc., ainsi que les périodes d’inactivité.
Parmi les fourmis actives, trois groupes ont été identifiés : les nourrices, plus jeunes, qui restent dans la fourmilière et s’occupent des œufs et des larves, les nettoyeuses qui gèrent les déchets, et les fourrageuses ou ravitailleuses, plus vieilles, qui vont chercher la nourriture à l’extérieur. En général, les fourmis changent de tâche en fonction de l’âge, mais il arrive que, si les nourrices sont statistiquement plus jeunes, une vieille fourmi occupe cette fonction. Et dans une jeune fourmilière, l’âge moyen des fourrageuses peut être inférieur à celui des nettoyeuses d’une colonie plus âgée.
Nouveau : plus de la moitié des fourmis observées sont inactives
On savait que les fourmis ne passent pas la totalité de leur temps à travailler, mais on pensait qu’elles travaillaient toutes, même si ce n’était pas tout le temps. Or, la moitié environ des fourmis étudiées ne travaillent pas du tout. S’agit-il de pauses rythmant les périodes de travail, d’une équipe de secours prête à entrer en action lorsque certaines des fourmis meurent au travail, d’une sorte d’armée de réserve pour défendre la fourmilière en danger ou encore de fourmis qui attendent de fournir dans l’un de leurs deux estomacs, appelé l’« estomac social », un liquide sucré qu’elles régurgitent et dont les travailleuses se nourrissent ?
Après vérification de plusieurs hypothèses, les chercheurs se sont finalement demandé si la paresse n’était pas une « spécialisation » de certaines fourmis, comme d’autres sont spécialisées dans la construction des nids ou dans la recherche et la conservation de la nourriture. Cependant, D. Charbonneau n’estime pas que la recherche soit close : « Le fait est que ces hypothèses ne sont pas exclusives, tant de choses pourraient se produire dans le même temps. Ainsi, par exemple, dit-il, ces fourmis paresseuses pourraient être les travailleuses âgées, qui ont des taux métaboliques plus lents en raison de leur âge, dont la tâche est de stocker de la nourriture ».
En somme, si l’on pousse l’anthropomorphisme un peu plus loin, ce sont peut-être des préretraitées et des retraitées, tout simplement, qui, après une vie de dur labeur, goûtent enfin à une retraite bien méritée ! La morale de La Fontaine aurait ainsi la vie sauve.
Les mythes, quant à eux, ayant la vie dure, nous continuerons probablement à nous référer au travail de la fourmi comme à un modèle sur lequel certains théoriciens du productivisme voudraient calquer le nôtre,mais nous pourrons enfin lézarder une journée entière au soleil, sans nous sentir trop coupables.
L’oisiveté du lézard n’est-elle pas, elle aussi, une légende ?
Mais, au fait, l’oisiveté du lézard n’est-elle pas, elle aussi, une légende ? Si l’on en croit Robert Desnos,
Lézard des rochers,
Lézard des murailles,
Lézard des semailles
Lézard des clochers.
Tu tires la langue,
Tu clignes des yeux,
Tu remues la queue,
Tu roules, tu tangues,
Le lézard lézarde bien… Mais n’est-ce pas encore une fable de poète ?
Notes
[1] Pierre Barthélémy, 30 septembre 2015, Le Monde, « Passeur de sciences » : « Une étude détruit le mythe de la fourmi travailleuse ».
[2] Luc Passera, Futura Sciences, 5 mars 2012, « Fourmi : les secrets de la fourmilière ».
[3] Daniel Charbonneau et Anna Dornhaus, Behavioral Ecology and Sociobiology, septembre 2015 : « Workers ‘specialized’on inactivity : Behavioral consistency of inactive workers and their role in task allocation ».
[4] Raymond Sanchez, University Relations – Communications, September 22, 2015
« Ants May Have Reason to Be Anti-Work »
[5] Jean-Luc Goudet, Futura Sciences, 3 octobre 2015 « Coup de théâtre en biologie : les fourmis sont parfois paresseuses ».
Les Illustrations sont de Benjamin Rabier (1864-1939)
Mis en ligne le 15 mai 2016
Rubrique réalisée par Brigitte Axelrad