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« Ce n’est pas parce que nous ne voyons pas les plantes bouger que le monde à l’intérieur d’elles n’est pas très riche et dynamique. » 1Daniel Chamovitz
Directeur du Manna Center for Plant Biosciences, université de Tel Aviv
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Publié dans le n° 328 de la revue Science et pseudosciences
En ces temps troublés où les pesticides sont sur la sellette, des viticulteurs, des maraîchers diffusent de la musique dans leurs plantations. Ils sont convaincus qu’elle favorise leur croissance, leur résistance à la chaleur et aux maladies, et qu’elle offre, du même coup, une alternative douce et économique à l’utilisation de traitements phytosanitaires.
Cette croyance en l’efficacité de la musique sur l’épanouissement des plantes ne date pas d’hier. En Europe, jusqu’à la fin du Moyen Âge, on pratiquait certains rites accompagnés de musique et de chants pour favoriser la germination et la pousse des végétaux. Des tribus indiennes d’Amérique et des peuples autochtones d’Afrique utilisent encore aujourd’hui ce type de rituels. En Australie, les aborigènes ont pour coutume ancestrale de chanter et danser pour faire pousser les plants de bush tomatoes.
Le mythe des végétaux mélomanes
Si vous avez lu Spirou, vous n’avez sans doute pas oublié l’épisode dans lequel Gaston Lagaffe, voulant charmer son pied de lierre, lui joue sur son gaffophone quelques notes de musique qui se révèlent si affreuses que la plante tente de s’échapper par la fenêtre ouverte. André Franquin, l’auteur de ce gag, en avait conclu que le son de cette machine était si épouvantable que « même un végétal » ne le supportait pas [1].
Un clin d’œil pour rappeler avec humour l’inertie légendaire du règne végétal, mais peut-être aussi pour suggérer que les plantes ne seraient pas aussi déficientes auditives que leurs pots et qu’elles pourraient même faire la différence entre le bruit et la musique [2] !
Des « expériences » pour montrer l’effet de la musique sur des organismes vivants
L’idée que la musique influe sur la croissance des végétaux a inspiré dans les années 70 de nombreuses expériences musicales comme celles de Marcel Vogel, chercheur en chimie pendant 27 ans au centre de recherche d’IBM à San José (Californie). Vogel disait avoir constaté des oscillations rythmées chez les plantes lorsqu’il leur passait des morceaux tels que Nuits dans les jardins d’Espagne de Manuel de Falla. Il prétendait que les plantes ont une conscience, qu’elles sont douées de « perception extrasensorielle », qu’elles devinent nos pensées, ressentent la douleur et réagissent à certains sons.
D’autres expériences ont été tentées comme celles de Dorothy Rettallack au Collège Buell Temple à Denver (Colorado). Dans son livre The Sound of Music and Plants (1973), elle prétend que la diffusion d’une musique de Bach ferait pousser les plantes, alors que le jazz les ferait dépérir.
Cependant, la plus médiatisée des théories sur l’influence de la musique sur les plantes est sans conteste la génodique.
© Sofiaworld | Dreamstime.com
La génodique
En juin 1992, Joël Sternheimer, inventeur français de la génodique (contraction de génétique et mélodique), se présentant comme professeur à l’ « Université européenne de la recherche » et ancien chanteur connu dans les années 60 sous le nom d’Évariste, a déposé le brevet du « procédé de régulation épigénétique de la synthèse protéique ». Selon cette théorie qu’il présente comme « révolutionnaire », la musique aurait une influence sur les végétaux, qu’il s’agisse de salades, concombres, tomates, etc. Elle favoriserait leur croissance et leur épanouissement et guérirait certaines maladies de la vigne [3]. J. Sternheimer prétend utiliser des suites de sons qu’il appelle des « protéodies », qui feraient vibrer certaines protéines ou des parties spécifiques de l’ADN et pousser vingt fois plus de tomates que normalement. Il a même créé l’entreprise Genodics, développant des applications du « procédé génodique » permettant de « prévenir et de traiter des maladies, et d’aider à la croissance et au développement, notamment dans des conditions de stress, dans le respect des organismes et de leur environnement. »
Sur son blog [4], Nicolas Gauvrit écrit que « les bases scientifiques de la génodique sont faibles […] aucun calcul sérieux n’a été fait pour montrer que c’était ne serait-ce que possible. Dans une telle situation, l’expérience seule peut trancher… mais aucune publicationscientifique ne conclut à l’efficacité de la méthode Sternheimer. »
Les arguments répétés sur Internet et dans les médias peuvent être facilement démontés : l’ « Université européenne pour la recherche » à laquelle appartenait J. Sternheimer n’est en réalité qu’une association de « chercheurs indépendants ». Ce « professeur » n’a pas publié dans de « grandes revues », mais un seul article dans les CRAS, comptes rendus de l’Académie des sciences, qui ne sont pas relus par des experts extérieurs comme le sont les publications dans les revues scientifiques usuelles. Le brevet qu’il a déposé ne garantit que l’absence d’antériorité, mais pas la validité du procédé ou de la théorie.
N. Gauvrit conclut : « Cette idée navre ou amuse les scientifiques, pour la simple raison qu’une aussi formidable avancée de la science demanderait une validation expérimentale qui n’existe toujours pas, après vingt ans d’existence. »
Que l’on puisse faire vibrer des molécules n’est pas absurde, mais l’idée que les plantes pourraient être influencées par la musique relève plus du mythe que de la science. Cela n’empêche pas des chercheurs de s’intéresser actuellement à la question et de se demander si les plantes pourraient être réceptives à certains sons, tels que le bourdonnement des abeilles ou le battement d’ailes des papillons que l’oreille humaine ne perçoit pas.
Est-il pour autant invraisemblable que les plantes puissent réagir aux sons ?
La question de savoir si les plantes peuvent détecter des sons et y réagir est une hypothèse qu’étudie une équipe de chercheurs israéliens de l’université de Tel Aviv [5]. Un manuscrit original a été déposé le 28 décembre 2018 sur le site de BioRxiv 2, et soumis en parallèle à une revue scientifique. S’il est donc trop tôt pour affirmer le statut scientifique de l’étude car l’article est encore en cours d’évaluation, l’idée mérite néanmoins d’être rapportée ici.
Dans cette étude, conduite par l’équipe de Lilach Hadany et intitulée « Les plantes entendent : les fleurs d’onagre réagissent rapidement au son du vol d’une abeille en produisant un nectar plus sucré », des fleurs d’Oenothera drummondi, encore appelée onagre bisannuelle ou primevère du soir, ont été exposées au bourdonnement d’abeilles, aux battements d’ailes de papillons de nuit et à des signaux sonores synthétiques ayant des fréquences similaires à celles des insectes pollinisateurs. Lors de quatre expériences indépendantes menées avec plus de 650 fleurs au total, ces dernières produiraient alors en trois minutes un nectar plus sucré de 20 % en moyenne que le nectar habituel, ce qui augmenterait potentiellement les chances de pollinisation croisée (le pollen est transporté sur les organes femelles d’une autre plante). Dans le résumé de l’étude, les chercheurs écrivent : « Nous avons constaté que les fleurs vibraient mécaniquement en réponse à ces sons, suggérant un mécanisme plausible dans lequel la fleur servirait d’organe sensoriel auditif de la plante. La vibration et la réponse au nectar étaient toutes deux spécifiques à la fréquence : les fleurs réagissaient aux sons des pollinisateurs, mais pas aux fréquences les plus hautes. Nos résultats montrent pour la première fois que les plantes peuvent réagir rapidement aux sons des pollinisateurs de manière écologiquement pertinente. »
À terme, si les résultats sont validés et confirmés, il sera nécessaire d’identifier le mécanisme cellulaire par lequel un son (une fréquence) est détecté puis transmis au niveau des cellules productrices de nectar pour en modifier la physiologie [6].
De l’intuition à l’idée
L’intuition qui a inspiré Franquin, l’inventeur du gaffophone de Gaston Lagaffe, ou encore Sternheimer, l’inventeur de la génodique, n’est sans doute pas si éloignée de celle qui a suscité cette recherche expérimentale et abouti à ce qui est peut-être l’ouverture d’un nouveau domaine scientifique. Il est vrai que les grandes découvertes trouvent parfois leur source dans des intuitions un peu folles au départ.
Onagre bisannuelle (Oenothera biennis), Atlas des plantes de France, 1891
Rappelons que Darwin, qui s’est intéressé au phototropisme des végétaux, c’est-à-dire à leur capacité à orienter leur croissance en fonction de la lumière, avait lui-même une passion pour les plantes à qui il consacra beaucoup de temps et d’attention. Dans son autobiographie, il a écrit : « J’ai toujours eu du plaisir à faire monter les plantes dans l’échelle des êtres organisés. » [7]
Cependant, selon Philippe Descola, anthropologue et professeur au Collège de France, l’échelle des êtres d’Aristote 3 domine encore le champ de pensée, avec l’idée que « l’humain se distingue du reste du monde par le fait qu’il aurait des dispositions cognitives et morales particulières que l’on dénie aux non-humains. » Il ajoute : « Il subsiste dans notre schème mental la hiérarchie des êtres d’Aristote, qui place les plantes au-dessous des animaux et des humains. »
Si tailler une bavette avec ses plantes n’est pas pour demain, mieux comprendre si et comment le bourdonnement de l’abeille active la production du nectar pourrait avoir d’intéressantes applications dans l’avenir.
Références
1 Lagaffe G, « L’art sonique ». Sur youtube.com
2 Barthélémy P, « Les plantes entendent-elles ? », blog Passeur de Sciences. Sur le monde.fr
3 « La génodique : le soin des plantes et des animaux en musique ». Sur youtube.com
4 Gauvrit N, « Les tomates mélomanes », blog Psychologie, mathématiques et choses connexes. Sur psymath.blogspot.com
5 Veits M, Khait I, Obolski U, Zinger E, Boonman A, Goldshtein A, Saban K, Ben-Dor U, Estlein P, Kabat A, Peretz D, Ratzersdorfer I, Krylov S, Chamovitz D, Sapir Y, Yovel Y, Hadany L, “Flowers respond to pollinator sound within minutes by increasing nectar sugar concentration”, BioRxiv, 28 décembre 2018. Sur biorxiv.org
6 La Tronche en biais. Le bénéfice du doute #1, « La véritable intelligence des plantes », cette expérience est évoquée à 18 min environ. Sur youtube.com
7 Darwin C, Darwin,1809-1882, Autobiographie, trad. fr. par Goux JM, Belin, 1992,p. 120.
1 Chamovitz D, in “Do plants think ?” Scientific American, 5 juin 2012.
2 BioRxiv (prononcé « bio-archive ») se définit comme « un service en ligne gratuit d’archivage et de distribution de pré-impressions inédites en sciences de la vie. Il est exploité par Cold Spring Harbor Laboratory, une institution de recherche et d’enseignement à but non lucratif. En postant des impressions préliminaires sur BioRxiv, les auteurs sont en mesure de communiquer immédiatement les résultats de leurs recherches à la communauté scientifique et de recevoir des informations en retour sur les projets de manuscrits avant leur soumission aux revues. »
3 Dans son VIIIe livre de L’Histoire des animaux, Aristote est à l’origine de la conception classique de l’ordre de l’Univers qui distingue le monde minéral du monde vivant et dont la principale caractéristique est la stricte hiérarchie linéaire et continue entre les niveaux du plus simple au plus complexe.