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Elle commence par cette phrase : « Chaque année en France, plusieurs milliers de patients seraient victimes de thérapies déviantes ».
Le reportage
Les victimes du thérapeute Benoît Yang Ting ont servi de fil rouge à ce documentaire2.
Ces personnes, d’un haut niveau intellectuel, entrent en thérapie parce qu’elles sont fragilisées par des difficultés existentielles actuelles et font confiance à ce thérapeute « reconnu » qui leur promet la guérison de leur mal-être en trois semaines. Benoît Yang Ting se présente avec son épouse comme un couple d’experts en thérapie. La doctrine de ce psy s’inspire de la psychanalyse de Freud et du cri primal de Janov. Elle consiste à remonter des conflits actuels à la souffrance de la petite enfance, et même à celle de la vie intra-utérine, pour retrouver les traumatismes « refoulés » d’abus sexuel ou de maltraitance, afin de s’en libérer. La « guérison » est promise au bout du chemin. On est au cœur de la thérapie de la « mémoire retrouvée ».
La thérapie, qui devait durer trois semaines est reconduite de trois semaines en trois semaines. Les patients paient des sommes astronomiques. L’isolement et la dépendance totale des victimes au thérapeute sont alors organisés avec l’éviction de la famille et des amis d’avant. C’est « encore un grand classique des thérapies de la « mémoire retrouvée ». L’emprise durera plus de 10 ans pour Sophie et 22 ans pour Bernard. « Convaincu d’avoir subi des sévices tout au long de son enfance, Bernard coupera les ponts avec ses parents pendant 22 ans », dit la voix off.
Le spectateur reste médusé par la rapidité et l’ampleur de l’emprise, parfois une seule séance suffit.
En France, ainsi qu’il est dit dans le film, « les histoires de faux souvenir d’inceste sont un fléau encore méconnu ». Saluons ce reportage, qui porte à la connaissance des téléspectateurs de France 5, à une heure de grande écoute, ce phénomène « diabolique » (c’est le mot qu’emploie la mère de Bernard).
Aux États-Unis
Aux États-Unis, cette dérive des thérapies de la mémoire retrouvée et des faux souvenirs induits a commencé dans les années 80, elle a duré 20 ans. Les médias américains s’en sont emparés et ont donné la parole aux victimes, qui se présentent comme des « survivantes », des « rescapées » de l’inceste. Parmi elles, beaucoup de personnalités connues du public comme Marilyn Van de Bur, ex miss Amérique, Roseanne Barr, star de la télé, qui fera ses révélations en direct à la télévision…
Cette partie du reportage aux États-Unis montre comment la justice américaine, après avoir cru à ces souvenirs et emprisonné des dizaines de parents pour des viols imaginaires, comprend enfin cette manipulation de la mémoire. Elle sera sans pitié pour ces charlatans qui seront condamnés à payer des millions de dollars de dommages et intérêts. En 10 ans, ces dénonciations entraîneront près de 800 procès.
L’interview de Meredith Maran, journaliste, est intéressante. Elle raconte l’hystérie collective qui s’est emparée des Américaines et d’elle-même, à la recherche de souvenirs « refoulés ». « L’Amérique puritaine a longtemps fermé les yeux sur l’inceste. Désormais elle le voit partout ! ». Les journaux titrent sur le très sombre, le plus obscur secret (The Darkest Secret) : « Derrière l’image de la famille parfaite, le crime indicible : l’inceste. » La « boîte de Pandore » est désormais ouverte.
Des années plus tard… Meredith Maran a écrit un livre, “my lie, A True Story of False Memory”, (Mon mensonge, une vraie histoire des faux souvenirs), pour demander pardon à son père des accusations qu’elle avait portées contre lui.
Elle décrit aussi le climat de suspicion qui régnait dans l’Amérique puritaine de l’époque, qui voyait l’inceste partout sur la base de statistiques douteuses : une femme sur trois aux États-Unis aurait été abusée sexuellement avant l’âge adulte.
La voix off dit : « Après deux décennies de batailles judiciaires fortement médiatisées, le phénomène des faux souvenirs induits est désormais sous contrôle aux États-Unis. Mais, en France, le phénomène prolifère, de nouvelles vocations naissent chaque jour, et les charlatans prolifèrent. »
En France
En France, le phénomène s’étend. La Miviludes tire la sonnette d’alarme, elle enregistre 2500 plaintes contre des thérapeutes dits « déviants » (ce qualificatif est utilisé dès la première minute du film et répété), chaque année. Ce chiffre a doublé en trois ans.
Les « dérapeutes », « thérapeutes qui dérapent », sont des thérapeutes autoproclamés, des psychanalystes agréés par des sociétés psychanalytiques, des psychologues diplômés, et même de vrais médecins… Beaucoup se cachent derrière, dit-on dans le film, des « concepts psychanalytiques mal maîtrisés »3. Serge Blisko, président de la Miviludes, ajoute : « On y retrouve un décalque d’une espèce de psychanalyse sauvage qui nous pose beaucoup de problèmes parce qu’il y a une énorme vulgarisation de la psychanalyse, très présente en France, et qui est dévoyée par un certain nombre d’individus. »
Dans la foulée, le reportage donne la parole à Élisabeth Roudinesco, présentée comme « une des grandes figures de la psychanalyse en France ». Elle s’inquiète, elle aussi, de ce phénomène : « La psychanalyse en tant que telle n’est pas réglementée mais c’est parce qu’elle n’est pas réglementée comme la psychologie clinique, comme les psychothérapies que, bien entendu, des gens s’engouffrent et prennent ce nom-là […]. Vous pouvez tout faire, utiliser un vocabulaire incompréhensible et on peut le faire d’autant mieux que ça prendra des allures de science. » Parmi tous ces concepts psychanalytiques, le « refoulement » est le meilleur alibi du charlatan. Elle explique : « Le refoulement, c’est ce qui est rejeté hors de la mémoire et de la conscience et c’est ce qui est l’Inconscient. L’idée d’aller explorer ce qui est refoulé, ça fait partie de la cure analytique. […] Pour traiter un patient il faut du transfert. » E. Roudinesco ne remet pas en cause les concepts, les théories, les méthodes de la psychanalyse freudienne, seulement leur utilisation « anormale ». Elle ajoute : « Dans une thérapie normale, c’est d’abord le patient qui parle, le thérapeute ne doit pas être un commissaire de police qui va chercher des choses qui n’existent pas ou qui les invente. C’est tout le génie de l’interprétation. »
Cependant, n’est-il pas regrettable que la seule psy interrogée soit une psychanalyste4, et qu’on n’ait pas donné la parole à des experts (dont on dit dans le film qu’ils sont « encore démunis face à ce fléau » !), tout au moins au professeur de psychiatrie, Philippe-Jean Parquet, un des rares spécialistes des mécanismes et des signes de reconnaissance de l’emprise mentale sur la mémoire ?
Le reportage passe ensuite à Violaine, Valérie, Olivier, patients (parmi les 80 victimes recensées) du psychanalyste Jacques Masset, qui le considèrent, au départ de leur thérapie, comme une idole, un dieu. Il prescrit des relations sexuelles multiples pour guérir de « vieilles histoires d’inceste ». L’état des patients empire : dépression, idées de suicide…
Puis Claude Sabbah, ancien médecin, accueilli à la Sorbonne en 2007 devant un amphi comble et attentif, prétend guérir le cancer par la biologie totale5 en résolvant un conflit d’enfance ; le cancer de la prostate est, selon lui, provoqué par un inceste. Il scande : « Ils sont vivants grâce à ça, sinon ils seraient tous morts. » Selon lui, le remède est toujours pire que le mal, en médecine.
Mais où sont-ils ceux qui se lèvent pour dire : « Ça suffit ! » ?
Les questions
Ce reportage est salutaire. Il pose beaucoup de questions, mais certaines n’ont pas de réponse.
Nous séparerons ces questions en deux catégories, celles posées dans le film et celles que nous sommes conduits à nous poser.
Les questions posées dans le film :
1 – Comment ouvrir les yeux des victimes ?
Dans le film, Maître Picotin, avocat, président du CCMM Aquitaine, dit qu’il essaie pour sa part de promouvoir l’« exit councelling », une technique pour tenter de dessiller les yeux des victimes de la manipulation mentale.
Les chercheurs n’ont pas encore trouvé de procédé de « désembrigadement ». Sophie, Bernard, disent comment ils en sont sortis si longtemps après, à la faveur de circonstances imprévisibles. Mais les autres ? Sans doute y a-t-il des constantes dans les histoires de chacun, il faudrait pouvoir les isoler… et les étudier.
2 – Que peut faire la justice ?
Serge Blisko revient sur la difficulté en France de faire tomber ces thérapeutes, l’abus de faiblesse étant largement insuffisant6 pour les condamner lourdement. Pour un thérapeute jugé, des milliers échappent à la justice et continuent à exercer leurs ravages en toute impunité.
Dans le film, les victimes qui racontent leur histoire, disent avoir vu au départ dans ces psys, de « bons » gourous, charlatans ou escrocs seulement du point de vue des autres, de leurs proches.
En France, les experts sont démunis face à ce fléau et les condamnations dans les premiers procès sont faibles, elles ne sont pas en rapport avec les ravages et les souffrances vécues. C’est une « victoire en demi-teinte », dit la voix off.
Jacques Masset est condamné à 4 ans de prison ferme et interdit d’exercer sa profession en France pendant 5 ans. Violaine aurait souhaité une interdiction définitive. Pour Olivier : « il exercera de nouveau et fera de nouveau des victimes. Pour moi, la condamnation juste serait la perpétuité. On a affaire à un monstre qui a été décrit comme un monstre, il est un monstre donc les monstres ne doivent pas être dehors. »
Mais c’est la peine maximale pour le délit d’abus de faiblesse.
Les victimes espèrent que ces procès feront jurisprudence.
3 – Aux États-Unis la science s’est penchée sur le problème
Il y a 20 ans, aux États-Unis, « la justice américaine en était encore au même point, jusqu’à ce que la science s’en mêle », dit la voix off. Des chercheurs en psychologie se sont penchés sur les mécanismes de notre mémoire. Leur but : démontrer à quel point celle-ci est facile à manipuler7.
Elizabeth Loftus est intervenue dans plus de 200 procès. Une séquence montre la chercheuse à l’Université d’Irvine avec son équipe. Leur travail démontre que des souvenirs durables et parfois définitifs peuvent être provoqués par de simples suggestions chez 25% des sujets : le fait d’imaginer une action peut vous conduire à croire que vous l’avez vraiment faite.
Pour convaincre les juges, il a fallu qu’elle produise de véritables arguments scientifiques. À cet effet, elle a mis au point des expériences de manipulations.
4 – La conclusion d’Elizabeth Loftus
Extrait vidéo du reportage (en flv) :
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Elle précise dans le reportage :
« S’il y avait un enseignement que j’aimerais transmettre, ce serait le suivant : (50’ 00)
- Ce n’est pas parce qu’un événement est raconté de manière détaillée avec beaucoup d’assurance et d’émotion qu’il faut en déduire qu’il s’est réellement produit, car nous savons que rien ne ressemble autant à un vrai souvenir qu’un faux souvenir.
- Il n’existe aucune preuve scientifique de ce refoulement massif qu’une maltraitance serait bannie dans l’inconscient. Peut-être qu’un jour on arrivera à en trouver la preuve, mais en attendant, on ne devrait pas mettre des gens en prison ou les priver de leur argent ou de leurs biens de façon injuste.
- La mémoire, comme la liberté, est une chose fragile. »8
Les questions que nous nous posons :
1- Dans le domaine de la psychologie expérimentale, la finalité justifie-t-elle les moyens ?
On peut considérer que cela pose un problème éthique que de manipuler expérimentalement la mémoire, ce qui est vrai, cependant si la cause pour laquelle on le fait est juste, elle légitime à elle seule ces recherches, qui, dans le laboratoire de psychologie expérimentale d’Elizabeth Loftus, se sont toujours faites dans un cadre éthique9.
2- Pourquoi la recherche scientifique sur ce sujet est-elle si silencieuse en France ?
3 – À quoi servent les signalements à la Miviludes?
Quelles en sont les suites ? Le reportage n’en parle pas.
4 – L’action des organismes : Ordre des médecins, Sociétés professionnelles
Que font l’Ordre des médecins, les sociétés professionnelles des psychologues et des psychanalystes, les pouvoirs publics et les médias pour ensemble mettre un terme à ce fléau ?
5 – Les trois cas présentés par le film sont loin de représenter l’ensemble de la réalité.
Ils sont spectaculaires et conviennent à un documentaire télévisé pour frapper l’esprit du grand public. Mais quid des autres, ceux dont on ne parle pas, pas assez spectaculaires pour être médiatisés ? Et quid des ravages sur les parents, accusés sans preuve et qui n’ont aucun recours et aucune aide ?
Des milliers de victimes, chaque année, de la thérapie de la mémoire « retrouvée » ne sont pas violées par le thérapeute, mais leur vie est détruite, ainsi que celle de leur famille. Souhaitons que cette enquête de France 5 contribue à faire connaître un peu mieux ces ravages et à faire réfléchir aux moyens de les limiter.
Notes
1 Fr5 Emprise mentale, quand la thérapie dérape, Stéphanie Trastour : http://www.france5.fr/emission/empr…
2 Voir « Ébloui par Freud » … il fait payer le patient , SPS, avril 2012. Une « victoire en demi-teinte » : une « victoire » parce qu’il y a reconnaissance de la culpabilité des thérapeutes, « en demi-teinte », parce que la peine reste légère proportionnellement au préjudice subi.
3 « concepts psychanalytiques mal maîtrisés » : les concepts, théories, méthodes, auxquels fait référence Élizabeth Roudinesco, sont ceux de la psychanalyse freudienne et ce sont bien ceux qui sont utilisés dans les thérapies de la mémoire retrouvée. À quelle orthodoxie se réfère-t-elle pour dire qu’ils y sont mal maitrisés ? Voir Faux souvenirs et thérapies de la mémoire retrouvée, SPS, janvier 2009. En ce qui concerne l’innocuité prétendue de la psychanalyse freudienne, lire Le freudisme : un conte scientifique, texte remanié de la conférence donnée à l’université de Grenoble le 24 septembre 2014, par Jacques Van Rillaer, octobre 2014.
4 Sur Wikipédia, elle est présentée comme « historienne et psychanalyste » : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8… Pour une analyse détaillée de son ouvrage récent sur Freud, les erreurs factuelles et les interprétations des plus fantaisistes, voir en particulier : Jacques Van Rillaer, Analyse des affirmations d’Elisabeth Roudinesco sur Le Livre noir de la psychanalyse parues dans L’Express du 5-9-2005, ainsi que la recension détaillée par Jacques Van Rillaer de son livre Sigmund Freud – En son temps et dans le nôtre, SPS 312, mis en ligne le 11 novembre 2014.
5 Voir : La biologie totale à la Sorbonne, SPS n° 279, novembre 2007 par Nadine de Vos et du même auteur : La biologie totale, SPS n° 274, octobre 2006 ainsi que La « biologie totale » sous la loupe, par Alessandra Moonens – SPS n° 277, mai 2007.
6 Voir l’Article 223-15-2 du Code pénal, modifié par la LOI n°2009-526 du 12 mai 2009 – art. 133 « Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur, soit d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables. » https://www.legifrance.gouv.fr/affi…
7 Voir notre dossier « La mémoire manipulée » SPS 312, avril 2015.
8 Elizabeth Loftus : « Psychologue et professeur à l’Université de Californie à Irvine (UCI), auteur d’une vingtaine de livres et de plus de 400 publications scientifiques, Elizabeth Loftus est reconnue comme l’une des meilleures expertes américaines de la mémoire. Impliquant plus de 20 000 participants, ses travaux ont permis de révéler la malléabilité de la mémoire humaine. Elle a démontré par ses expériences et celle de son équipe de chercheurs que le témoignage qui s’appuie sur la vision d’évènements est souvent peu fiable, et que de faux souvenirs durables et parfois définitifs peuvent être provoqués par de simples suggestions, chez près d’un quart des individus. Elle est intervenue en tant qu’experte dans plus de 200 procès aux États-Unis. » (extrait de Les illusions de la mémoire, 27 septembre 2009.
Voir aussi Les faux souvenirs : « le travail de ma vie », 10 octobre 2009.
9 Le Human Subjects Committee de l’Université de Washington « contrôle que les projets de recherche ne sont pas dangereux pour les participants. » Elizabeth Loftus, Le syndrome des faux souvenirs, Éd. Exergue, 1997, p. 133.
10 Si les sociétés de psychanalystes condamnent ces dérives thérapeutiques, pourquoi entourent-elles d’un tel silence les thérapies de la mémoire retrouvée ? Pourquoi, par exemple, la Société Psychanalytique de Paris « une association loi 1901 fondée en 1926 sous l’égide de Sigmund Freud, Reconnue d’Utilité Publique en 1997 », ne dit-elle rien ? http://www.societe-psychanalytique-…