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par Brigitte Axelrad publié dans la revue de l’AFIS
« J’ai appelé refoulement ce processus supposé par moi et je l’ai considéré comme prouvé par l’existence indéniable de la résistance. »
Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse
L’actualité en France en 2014
Le 13 février 2014, une proposition de loi (1) a été déposée au Sénat par Muguette DINI (UDI-UC – Rhône), Chantal JOUANNO (UDI-UC – Paris) et plusieurs de leurs collègues : « Elle vise à reporter le point de départ de délai de prescription des agressions sexuelles au jour “où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique” ». Car, selon les auteurs de la proposition de loi, ces agressions peuvent faire l’objet d’une prise de conscience ou d’une révélation tardive « en raison de leur nature, du traumatisme qu’elles entraînent, et de la situation de vulnérabilité particulière dans laquelle elles placent la victime ».
Voir le détail de cette proposition sur le site du Sénat.
Le 28 mai 2014, Le Quotidien du médecin publie un article (2) dans lequel les sénatrices citent à l’appui de cette proposition de loi le témoignage d’une journaliste de 42 ans qui aurait été violée sans discontinuer jusqu’à l’âge de 11 ans et demi par son grand-père maternel, son père et le curé du village : « J’ai amnésié tous ces viols et je ne m’en suis souvenue qu’à… 42 ans (…) Trente longues années d’amnésie (…) Et puis mon corps s’est souvenu. La nuit du 13 au 14 octobre 2012, je suis partie en enfer, j’ai décompensé et revécu tous les viols. »
Les sénatrices citent un autre cas à l’appui de ce projet de loi, celui de Cécile T., 41 ans, cadre dans la communication. La plaignante avait porté plainte en 2012, à l’âge de 40 ans. Elle aurait été violée par un cousin par alliance pendant des vacances chez une grand-tante, en juillet 1977, alors qu’elle avait 5 ans. Ces faits auraient été « refoulés » en raison d’une « amnésie traumatique » causée par le viol. Cécile jure avoir été dans l’ignorance de cet “évènement” pendant plus de trente-deux ans, « Comme si, dit-elle, mon cerveau, pour se protéger, avait tout effacé, ou enfoui ces scènes douloureuses dans un des tiroirs inaccessibles de la mémoire ». Puis Cécile a tout cumulé : les crises d’anorexie, de boulimie, les phobies scolaires, les mois d’hospitalisation. Elle a suivi une psychothérapie entre 2009 et 2011 et, en 2009, le souvenir des « faits » lui a « explosé à la figure », selon ses propres mots, lors d’une séance sous hypnose.
Actuellement, en France, dans le cas des viols (et de certaines autres infractions), le délai de prescription est de vingt années quand la victime est mineure. Ce délai commence à courir à partir de sa majorité. Quand un viol est commis sur une personne mineure, celle-ci peut déposer plainte jusqu’à la veille de ses 38 ans.
Réunie le mercredi 21 mai 2014 sous la présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président, la commission sénatoriale a examiné le rapport de M. Philippe Kaltenbach sur la proposition de loi n° 368 (2013-2014) de Mmes Muguette Dini et Chantal Jouanno modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles (3). À l’issue du débat, le Sénat a proposé d’allonger le délai de prescription de dix années supplémentaires.
Les souvenirs refoulés retrouvés en thérapie ont-ils valeur de preuve en justice ?
Amnésie post-traumatique, amnésie dissociative traumatique, refoulement est-ce la même chose ?
Pour le savoir j’ai consulté deux chercheurs, Richard McNally et Scott O. Lilienfeld, Professeurs de psychologie dans deux Universités américaines et spécialistes des désordres de la personnalité, des aspects cognitifs des troubles anxieux, des pratiques en psychologie basées sur les preuves. Ils ont travaillé sur la mémoire retrouvée et les faux souvenirs.
Quelle est la réalité des souvenirs refoulés et retrouvés, notamment en thérapie, avec ou sans hypnose, vingt ans ou plus après les faits incriminés ? Dans quelle mesure ces souvenirs reflètent-ils des faits qui se sont réellement passés ? Est-il légitime d’allonger le délai de prescription dans ces cas ? (4)
J’ai moi-même traduit les interviews.
Quelle est la validité scientifique du refoulement ?
Richard McNally est Professeur de psychologie à
l’Université Harvard, expert des troubles de l’anxiété. Il a effectué des recherches sur le fonctionnement cognitif des adultes qui rapportent des histoires d’abus sexuel infantile.
Il a publié notamment un ouvrage non traduit en français Remembering Trauma (Belknapt Press/Harvard University Press, 2003). . L’étude la plus complète à ce jour sur le refoulement, selon Germund Hesslow, professeur de neurophysiologie, à l’ Université de Lund (Suède)
L’interview de Richard McNally (5) (en anglais)
Richard McNally : Ceux qui ont plaidé pour l’amnésie dissociative traumatique, (c’est-à-dire pour des « souvenirs refoulés du traumatisme »), sont, entre autres, les Drs. Judith Herman, Daniel Brown, David Spiegel et Bessel van der Kolk. Ceux qui le contestent sont les Drs. Elizabeth Loftus, Harrison Pope, Daniel Schacter, moi-même, et bien d’autres.
BA : Refoulement, amnésie traumatique, amnésie dissociative, amnésie dissociative traumatique : est-ce la même chose ?
RMcN : Les différences entre ces termes sont insignifiantes et sans rapport avec le débat sur les souvenirs refoulés et retrouvés de traumatismes. Tous ces termes impliquent que quelqu’un encode une ou des expérience (s) traumatique (s), puis devient incapable de rappeler le souvenir du traumatisme parce qu’il a été trop traumatisant.
Pourtant, comme l’illustre le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) de façon si spectaculaire, les personnes gravement traumatisées ne se souviennent que trop bien de leur traumatisme. Elles en éprouvent des souvenirs intrusifs, des souvenirs bouleversants, mais pas une incapacité à s’en souvenir. En fait, la notion que l’on peut être gravement traumatisé et totalement ignorant d’avoir été traumatisé – grâce au « refoulement » – est un morceau de folklore dénué de tout fondement scientifique convaincant. (« Thanks to repression is a piece of folklore devoid of convincing scientific support. »)
BA : Quelle est la différence entre le concept d’amnésie traumatique défendu par le psychologue français Pierre Janet, (1859-1947), et celui de refoulement défendu par Sigmund Freud ?
RMcN : Tous deux croyaient que l’esprit peut se protéger des souvenirs émotionnels écrasants, (ainsi que des désirs inacceptables, selon Freud), en les bannissant de la conscience de telle façon que leur remémoration devienne très difficile. Janet a attribué cette incapacité à se souvenir à une dissociation de la conscience, alors que Freud l’a attribuée au fait d’être repoussé profondément dans l’inconscient. Cependant, ces différences théoriques sont éclipsées par les similitudes : les deux hommes croyaient que les gens seraient incapables de se rappeler les souvenirs traumatiques, précisément parce que les souvenirs sont si émotionnellement bouleversants.
BA : Vous avez effectué des recherches sur les souvenirs refoulés, pourriez-vous en expliquer la teneur ?
RMcN : J’ai mené des recherches en laboratoire sur les personnes présentant des souvenirs “retrouvés” d’abus sexuels dans l’enfance, des gens qui croyaient qu’ils avaient été victimes d’abus, mais qui n’en avaient pas de souvenirs, des personnes qui ont déclaré n’avoir jamais oublié leur abus, et des personnes qui ont déclaré n’avoir jamais été victimes d’abus. Nous avons étiqueté ces groupes :
1) le groupe de la mémoire retrouvée,
2) le groupe des souvenirs refoulés,
3) le groupe de la mémoire continue,
4) le groupe de contrôle.
Notez que nous avons utilisé l’étiquette « refoulé » pour le groupe n ° 2, non pas parce que * nous * ( les chercheurs ) nous pensions qu’ils abritaient des souvenirs refoulés, mais parce * qu’ils * (les sujets) pensaient qu’ils hébergeaient des souvenirs « refoulés » d’abus sexuel infantile. Vous trouverez, en suivant ce lien, l’article que j’ai publié sur ce sujet en 2012 (6) et les détails des expériences.
Les objectifs poursuivis
1 – Nous avons vérifié si nos sujets des souvenirs « refoulés » et des souvenirs « retrouvés » étaient plus aptes en laboratoire (7) à oublier l’information liée à un traumatisme que nos sujets de la mémoire « continue » et que ceux du groupe « de contrôle ». Ils ne l’étaient pas.
2 – Nous avons également vérifié si (en laboratoire) les deux premiers groupes ont démontré une propension à développer de faux souvenirs à l’aide du paradigme simple de McDermott
(Deese–Roediger–McDermott (DRM) paradigm), qui utilise une liste de mots pour étudier les faux souvenirs. Nous avons prouvé leur propension à développer de faux souvenirs.
3 – Nous avons procédé à d’autres expériences et obtenu des résultats similaires avec des sujets dont les souvenirs étaient probablement faux (c’est-à-dire des souvenirs de vies antérieures et d’enlèvements par des extraterrestres).
Toutefois, cette propension ne prouve pas que leurs souvenirs d’abus sexuels soient faux ; mais c’est une possibilité.
Autrement dit, la recherche en laboratoire peut tester des hypothèses sur les mécanismes censés opérer pour les souvenirs « refoulés » ou pour de faux souvenirs d’abus sexuels, mais on ne peut pas éthiquement induire de tels souvenirs en laboratoire.
Les confusions entre le refoulement et les autres causes
BA : En quoi la croyance des partisans de la théorie du refoulement est-elle sujette à caution ?
RMcN : Les théoriciens de l’amnésie dissociative traumatique (c’est-à-dire du refoulement) citent de nombreuses études à l’appui de leurs revendications, mais ils comprennent apparemment mal les preuves qu’ils citent. C’est-à-dire qu’ils confondent ce concept de refoulement avec d’autres phénomènes de mémoire. Voici les sept confusions les plus fréquentes :
1- Ils confondent mémoire et problèmes de concentration, qui surviennent après un traumatisme, avec une incapacité à se souvenir du traumatisme lui-même. Pourtant, les études montrent simplement que les gens traumatisés ont souvent à la fois une tendance à l’oubli dans la vie de tous les jours ET à se remémorer des souvenirs envahissants du traumatisme. En effet, la remémoration du traumatisme renforce probablement leur inclination à l’oubli, ainsi que les problèmes de concentration dans la vie quotidienne.
2. Ils confondent un codage sélectif avec une incapacité à se souvenir des traumatismes. Par exemple, lors d’un événement traumatique, la victime encode l’arme d’un voleur, tout en omettant d’encoder son visage. Elle se souviendra donc de l’arme, mais pas du visage. Certaines études relativement récentes suggèrent que, sous très haute excitation, la victime risque même de ne pas encoder des traits saillants de l’expérience. Mais cet échec à encoder ne doit pas être confondu avec l’amnésie. L’amnésie implique que la personne * a * encodé l’expérience, mais est incapable de la récupérer. Si l’expérience n’a jamais été correctement encodée au départ, la personne ne peut pas, par définition, se la rappeler plus tard.
3. Ils confondent l’amnésie psychogène avec une incapacité spécifique à se rappeler un traumatisme. L’amnésie psychogène se réfère à un syndrome rare, quand quelqu’un oublie tout, y compris son nom et son histoire personnelle. Elle est appelée « psychogène », parce que la preuve de dommages au cerveau, par exemple d’un accident vasculaire cérébral, n’est pas détectée. Parfois, des événements stressants, comme les problèmes conjugaux ou professionnels, précèdent son apparition, mais en général des facteurs de stress antérieurs sont sub-traumatiques. En outre, l’amnésie psychogène est globale, elle n’est pas spécifique d’un événement traumatique et la guérison complète survient habituellement en quelques semaines, sans traitement.
4. Parfois, ils confondent l’amnésie organique avec le souvenir refoulé du traumatisme. Par exemple, les enfants qui étaient incapables de se souvenir d’un coup de foudre qui a tué un autre enfant, ont été cités comme présentant le refoulement d’un traumatisme. Pourtant, ces enfants avaient eux-mêmes été rendus inconscients par des éclairs secondaires de l’éclair principal, et donc avaient une amnésie organique de l’ensemble de l’événement. Les enfants présents, mais qui n’avaient pas été frappés par la foudre, se souvenaient très bien de l’événement et ont été bouleversés émotionnellement par celui-ci.
5. Certaines personnes nient avoir des souvenirs d’abus, même si plus tard elles disent s’en souvenir très bien. Dans ce cas, elles n’étaient pas disposées à en discuter avec l’intervieweur. Par conséquent, il faut faire attention de ne pas confondre le refus de divulguer l’abus avec l’incapacité de se le rappeler (8).
6. En raison de l’immaturité du cerveau, on ne peut pas bien se rappeler les premières années de l’enfance. Cette « amnésie infantile » ne doit pas être confondue avec des souvenirs refoulés de traumatismes. Par exemple, un enfant caressé sexuellement à l’âge de trois ou quatre ans n’est pas susceptible de se le rappeler, ceci est dû à l’amnésie infantile. Il ne faut pas invoquer le refoulement pour expliquer l’incapacité à se souvenir.
7. De nombreux partisans de la théorie du refoulement semblent confondre ne pas penser à quelque chose pendant une longue période avec une incapacité à s’en souvenir.
Par exemple, dans notre recherche, nous avons évalué les personnes qui ont déclaré avoir subi une agression sexuelle (telle que des caresses) quand elles avaient environ sept ans. Elles ont dit ne pas avoir pensé à cet épisode pendant de nombreuses années et se l’être rappelé plus tard, souvent en réponse à certains stimuli (par exemple, une émission de télévision sur l’inceste).
Quand elles se sont souvenues de événement, beaucoup d’entre elles en sont ressorties très accablées. Elles ont réalisé pour la première fois en tant qu’adultes qu’elles avaient été victimes d’agression sexuelle par un adulte de confiance.
À l’époque, l’enfant n’a pas compris ce qui se passait, n’a pas ressenti la terreur écrasante associée à un traumatisme typique, (comme par exemple une agression ou un viol à l’âge adulte).
Elles ont encodé l’événement, mais l’ont oublié, non pas parce qu’il a été si traumatisant, mais parce qu’il n’était pas traumatique au moment de son apparition, et qu’il n’était pas compris comme un inceste. C’est plus tard qu’il sera réinterprété comme un inceste au cours d’une thérapie ou à la lecture d’un article ou autre chose… événement peut avoir provoqué de l’anxiété et de la confusion, mais pas la terreur du traumatisme. Il n’existe aucune preuve que l’expérience a été refoulée pendant la longue période où elle n’est pas revenue à l’esprit. En effet, le souvenir a surgi tout à coup lorsque la personne adulte a rencontré des rappels à l’âge adulte. Par conséquent, une personne peut avoir un souvenir retrouvé d’attentat à la pudeur sans que celui-ci ait été émotionnellement traumatique au moment de son apparition et sans qu’il ait été refoulé pendant la longue période où il n’était pas présent à l’esprit. Le souvenir peut devenir émotionnellement traumatique après qu’on s’en est souvenu, parce que la personne comprend maintenant la trahison qui a eu lieu et la comprend au travers de ses yeux d’adulte. Inutile de dire que l’attentat à la pudeur est toujours moralement condamnable, quelle que soit la réaction émotionnelle de l’enfant.
BA : Que pensez-vous des procédés comme l’hypnose, l’imagerie guidée… utilisés par des thérapeutes pour récupérer des souvenirs d’abus qui auraient été commis il y a 30 ou 40 ans ?
RMcN : Ces procédés n’ont pas de capacité spéciale pour débloquer des souvenirs, mais il existe des preuves (9) suggérant qu’ils peuvent favoriser des faux souvenirs. Cela signifie que les images qui font surface au cours de ces procédures peuvent facilement être prises à tort pour des enregistrements d’événements authentiques.
BA : En France, le délai de prescription légal pour porter plainte devant un tribunal est de 20 ans après l’âge de la majorité (18 ans). Il y a actuellement une proposition pour prolonger ce délai 30 ans pour le crime d’abus sexuel d’enfants dont le souvenir a été retrouvé de nombreuses années plus tard par hypnose ou d’autres méthodes. D’un point de vue scientifique, quelle est votre opinion sur cette tentative ?
RMcN : Oh, my; I had no idea this was occurring in France ! Le problème, c’est qu’il n’existe pas de preuve convaincante que des personnes soient incapables de se rappeler les événements vraiment traumatiques, c’est-à-dire de preuve convaincante de l’existence de l’amnésie dissociative traumatique. En conséquence, le projet de loi repose apparemment sur des hypothèses sur la mémoire qui ne sont pas étayées par des preuves.
Sur quels critères les thérapeutes de la « mémoire retrouvée » basent-ils leur pratique ?
Scott O. Lilienfeld est Professeur de psychologie à
l’Université Emory à Atlanta. Ses principaux domaines de recherche sont les désordres de la personnalité, les diagnostics et classifications psychiatriques, les pratiques en psychologie basées sur les preuves et les challenges posés par la pseudoscience en psychologie clinique.
Il est l’auteur entre autres de 50 Great Myths of Popular Psychology, (Wiley-Blackwell, 2012).
L’interview de Scott O. Lilienfeld (10) (texte anglais)
Brigitte Axelrad : Le phénomène des faux souvenirs est-il encore populaire aujourd’hui ?
Scott O. Lilienfeld : Oui, la croyance que les souvenirs de traumatismes précoces, comme l’abus sexuel, peuvent être complètement oubliés pendant des années puis récupérés sous une forme précise en thérapie des décennies plus tard, continue à être largement répandue.
BA : Comment l’expliquez-vous ?
SL : Elle s’est répandue dans le grand public grâce en grande partie aux nombreux films populaires, émissions de télévision et romans. Elle est également soutenue par un certain nombre de praticiens, en particulier ceux qui sont influencés par les écrits de Sigmund Freud et de ses disciples.
BA : Quelle est la position de la communauté scientifique ?
SL : Cette croyance n’est pas étayée par des preuves scientifiques. En fait, elle est fortement contredite par les preuves. Ces faits expliquent pourquoi elle a été rejetée par la grande majorité de la communauté de la science psychologique, notamment d’éminents experts sur la science de la mémoire. Ironiquement, même Freud lui-même, qui a d’abord cru aux souvenirs retrouvés d’abus d’enfants, a fini par penser que ces « souvenirs » étaient en fait des fausses reconstructions, qui ont souvent été implantées par inadvertance par des psychothérapeutes.
Autrement dit, il n’existe aucun mécanisme de mémoire connu où la remémoration soudaine de souvenirs oubliés depuis longtemps peut se produire. De nombreuses études démontrent que les personnes qui ont subi un traumatisme terrible, comme le viol brutal, le combat en première ligne pendant la guerre ou des expériences de l’Holocauste, ne les oublient pas. En fait, comme le trouble de stress post-traumatique le démontre amplement, la plupart du temps ces gens ne se rappellent ces expériences que trop bien. Bien sûr, dans de rares cas, les personnes oublient des expériences traumatisantes. Mais la plupart de ces cas isolés peuvent être expliqués par d’autres causes, telles que des lésions cérébrales résultant de la guerre ou, dans une étude largement citée, un coup de foudre qui a fait perdre conscience à une personne (11).
BA : Peut-on créer de faux souvenirs ?
SL : Comme je l’ai dit plus haut, il y a peu ou pas de soutien scientifique à l’existence des souvenirs retrouvés. Il est vrai que certains adultes semblent retrouver des souvenirs précis de traumatismes de l’enfance en psychothérapie ou sous hypnose. Souvent, ces souvenirs apparents émergent à la suite de questions suggestives répétées et d’instructions par des thérapeutes, bien intentionnés, mais mal formés. Mais ces souvenirs n’ont pratiquement jamais été corroborés par des données indépendantes, telles que les informations du dossier médical(12)
BA : Alors pourquoi la croyance en la mémoire retrouvée persiste-t-elle ?
SL : Il existe au moins deux raisons. Tout d’abord, les « souvenirs » retrouvés en psychothérapie frappent souvent les personnes qui les vivent comme s’ils étaient authentiques ; il ne fait aucun doute que pratiquement toutes les personnes qui souffrent de ces souvenirs retrouvés sont sincèrement convaincues de leur exactitude. Néanmoins, des décennies de recherche en psychologie nous ont appris que la confiance subjective des gens dans leurs souvenirs n’est pas un baromètre fiable de leur exactitude. Des études montrent que la plupart des gens peuvent être tout à fait convaincus de la véracité de certains souvenirs qui sont manifestement faux.
BA : Pouvez-vous en donner des exemples ?
SL : Par exemple, des études systématiques (13) des souvenirs d’évènements hautement émotionnels, comme l’explosion en 1986 de la navette spatiale américaine Challenger, la mort de la princesse britannique Diana à Paris en 1997 ou les attaques terroristes du 11 septembre à New York montrent que beaucoup de gens sont convaincus de détails spécifiques de ces événements, qui sont en fait faux.
Par exemple, les données montrent que de nombreux Américains se souviennent nettement avoir vu en direct à la télévision le premier avion frapper l’une des tours du World Trade Center ; en fait, ce souvenir est impossible parce que cet événement n’a pas été diffusé à la télévision en direct et n’est devenu disponible sur une cassette vidéo que bien après que les attaques se sont produites (seule la collision du deuxième avion a été diffusée à la télévision en direct).
BA : Existe-t-il des souvenirs réinterprétés ?
SL : En effet, ce qui semble être une « remémoration » d’un souvenir oublié depuis longtemps peut dans certains cas être une simple réinterprétation d’un souvenir qui était déjà présent.
Par exemple, des études montrent que beaucoup de gens se souviennent avoir subi des attouchements de façon inappropriée de la part d’un adulte, tel qu’un parent ou un baby-sitter, quand ils étaient jeunes enfants ; cependant, ce n’est que quand ils sont entrés en psychothérapie ou quand ils ont lu un livre sur les abus sexuels, qu’ils se sont rendus compte que se faire toucher par un adulte était en fait un abus sexuel. Dans ce cas, seule l’interprétation du souvenir est nouvelle, et non pas le souvenir lui-même.
BA : Quel est votre avis sur la prise en compte des souvenirs retrouvés comme preuves, pour justifier l’allongement du délai de prescription dans la loi française ?
SL : Si le Parlement Français modifie la loi pour permettre la présentation de la mémoire retrouvée comme preuve, il ira à l’encontre d’énormes quantités de données et de connaissances scientifiques bien établies en ce qui concerne les mécanismes de la mémoire. Les dernières décennies de recherche médicale et psychologique nous ont apporté un enseignement puissant, mais largement négligé : une tradition clinique bien établie n’est pas toujours équivalente à la preuve scientifique. Nous devons nous tourner vers des données bien établies, pas vers des intuitions viscérales (« gut hunches »). Nous devons distinguer les faits scientifiques de la fiction scientifique. Si nous ne le faisons pas, nous risquons de faire subir un préjudice grave à des personnes innocentes et à leurs familles.
Le point de vue d’un juge
Le juge Michel Huyette traite, le 11 novembre 2013, des aspects juridiques de cette affaire dans Rue 89.
Il écrit : « À supposer qu’une victime de viol perde soudainement la mémoire de l’agression, accepter de faire partir le délai de prescription du jour où le fait lui revient en mémoire aurait pour conséquence de la laisser seule décider du point de départ de ce délai.
En effet, personne ne pourra jamais vérifier :
si l’intéressée a été vraiment victime d’une amnésie concernant le viol,
quel jour exactement le fait est réapparu dans sa mémoire.
C’est pourquoi il est juridiquement difficile d’envisager que le point de départ du délai de prescription dépende des seules déclarations, à jamais invérifiables, d’une femme déposant tardivement plainte pour viol ».
On peut noter que le magistrat ne parle pas des faux souvenirs implantés par suggestion ou par hypnose par les thérapeutes de « la mémoire retrouvée ».
J’ai donc interrogé le magistrat :
– Connaissez-vous ce type de thérapie et pourriez-vous nous donner votre point de vue de magistrat sur la façon dont la justice devrait traiter ces cas ?
Voici sa réponse : « Non, je n’ai pas de connaissances spécifiques en ce domaine. La seule chose que peut dire un magistrat c’est que, quel que soit le déclencheur du processus judiciaire, la règle sera toujours la même : quelle preuve est rapportée au-delà des affirmations de la plaignante ? ».
L’avis d’Elizabeth Loftus (9)
J’avais demandé à Elizabeth Loftus s’il est possible de différencier un faux souvenir et un vrai souvenir ? Elle m’avait répondu :
» – Oui, si on peut vérifier que l’événement remémoré s’est réellement produit : témoignages, examens cliniques, présence de traces, ADN, ce qui constitue la « corroboration ou confirmation indépendante » du récit lui-même.
– Non, pour la majeure partie des souvenirs retrouvés en thérapie qui n’avaient jamais existé jusque-là et qui portent sur des évènements qui se sont passés 20 à 30 ans auparavant.
– Les critères invoqués de clarté, précision, vivacité, émotion, qui accompagnent le récit ne sont pas probants : un faux souvenir peut être aussi clair, précis, vif, émotionnel, qu’un vrai. Le problème n’est pas que tous les souvenirs induits ou retrouvés soient faux, le problème est que la probabilité qu’ils soient faux n’est pas négligeable et qu’il n’y a aucun moyen de le vérifier en dehors d’une confirmation extérieure. »
Il ne s’agit pas ici de nier l’existence des abus sexuels avérés. La lutte contre ceux qui les commettent doit être sans merci. Mais c’est seulement si l’on différencie les deux problèmes que l’on pourra lutter efficacement contre l’un et contre l’autre.
Que disent exactement les psychanalystes et Sigmund Freud à propos du refoulement ?
Leur credo n’a pas changé depuis Freud. Ils affirment l’existence du refoulement sans en apporter de preuve scientifique.
Par exemple, le 4 juin 2014, la psychanalyste Caroline Eliacheff dit dans sa chronique intitulée ce jour-là « Justice et amnésie » : « Il est incontestable que des traumatismes d’ordre sexuel – mais ce sont loin d’être les seuls – puissent être refoulés de la conscience, voire déniés comme s’ils n’avaient jamais existé. C’est une forme de survie qui n’empêche pas les traumatismes enfouis de manifester leurs effets sous forme de symptômes sans que la personne puisse les associer à ce qui pourrait en être la cause. De nombreux praticiens et des victimes qui s’ignoraient ont observé que le voile peut se déchirer des dizaines d’années plus tard, pendant une analyse ou une séance d’hypnose, au décours d’un autre traumatisme ou du décès de l’agresseur : les souvenirs remontent alors à la surface »14.
Freud disait déjà, en 1904, dans les Cinq leçons sur la psychanalyse, que le refoulement est un “processus supposé” par lui, sans en apporter de preuve scientifique :
« La preuve était faite que les souvenirs oubliés ne sont pas perdus, qu’ils restent en la possession du malade, prêts à surgir, associés à ce qu’il sait encore. Mais il existe une force qui les empêche de devenir conscients. L’existence de cette force peut être considérée comme certaine, car on sent un effort quand on essaie de ramener à la conscience les souvenirs inconscients. Cette force, qui maintient l’état morbide, on l’éprouve comme une résistance opposée par le malade.
C’est sur cette idée de résistance que j’ai fondé ma conception des processus psychiques dans l’hystérie. La suppression de cette résistance s’est montrée indispensable au rétablissement du malade. D’après le mécanisme de la guérison, on peut déjà se faire une idée très précise de la marche de la maladie. Les mêmes forces qui, aujourd’hui, s’opposent à la réintégration de l’oublié dans le conscient sont assurément celles qui ont, au moment du traumatisme, provoqué cet oubli et qui ont refoulé dans l’inconscient les incidents pathogènes. J’ai appelé refoulement ce processus supposé par moi et je l’ai considéré comme prouvé par l’existence indéniable de la résistance. »15
Cet extrait résume le credo des thérapeutes de la mémoire retrouvée :
les souvenirs ne sont pas oubliés
les incidents pathogènes ont été “refoulés”
leur persistance dans l’inconscient maintient l’état morbide du patient
retrouver les souvenirs est indispensable à la guérison.
En résumé
- L’amnésie dissociative traumatique (tout comme le refoulement), n’a aucun fondement scientifique, c’est un vocable inventé par les thérapeutes de « la mémoire retrouvée » pour créer la confusion avec celui d’amnésie traumatique. L’amnésie traumatique existe vraiment, notamment à la suite d’un choc à la tête, mais cette amnésie est temporaire (habituellement quelques jours ou quelques semaines ).
- Les souvenirs « retrouvés » en thérapie ou par hypnose (30 ou 40 ans plus tard), peuvent être vrais ou faux, seule une corroboration extérieure peut les différencier. Les critères invoqués de clarté, précision, vivacité, émotion, qui accompagnent le récit ne sont pas probants : un faux souvenir peut être aussi clair, précis, vif, émotionnel, qu’un vrai.
- La proposition de loi d‘extension du délai de prescription, qui se fonde sur ces deux notions (l’amnésie dissociative traumatique, le refoulement) pour expliquer une révélation tardive, loin d’aider les victimes, aggraverait les ravages des thérapies déviantes, qui font retrouver des « souvenirs enfouis » en utilisant des techniques de manipulation mentale ou l’hypnose.
Conclusion
La conclusion, je l’emprunterai à Elizabeth Loftus qui a été interrogée par Stéphanie Trastour dans le Monde Magazine du 4 octobre 2014, p. 22, à l’occasion du premier procès en France d’un thérapeute des faux souvenirs : « Si les Français doivent traverser le même épisode tragique que les Américains lors de la guerre des souvenirs, je les plains sincèrement ! ».
Références
1 http://www.senat.fr/dossier-legisla…
2 http://www.lequotidiendumedecin.fr/…
3 http://www.senat.fr/rap/l13-549/l13… et http://www.senat.fr/rap/l13-549/l13…
4 Précision importante : en anglais « refoulement » se dit « repression » et le mot anglais « memory » désigne à la fois le « souvenir » et la « mémoire ».
5 Richard McNally est Professeur de psychologie à l’Université Harvard. Il a publié plus de 370 études dont la plupart concernent les aspects cognitifs des troubles anxieux (par exemple le syndrome de stress post traumatique, le trouble panique, les phobies, les troubles obsessionnels compulsifs). Il est l’auteur de Panic Desorder : A Critical Analysis (Guilford Press, 1994), Remembering Trauma (Belknap Press/Harvard University Press, 2003), son ouvrage majeur, et What is Mental Illness (Belknap Press/Harvard University Press, 2011).
6 Richard J. McNally (2012). Searching for repressed memory. In R.F. Belli (Ed), True and false recovered : Toward a reconciliation of the debate (pp.121-147). Vol.58 : Nebraska Symposium on Motivation. New York : Springer.
7 L’équipe de R McNally a sélectionné dans un premier temps, à l’aide d’annonces dans les journaux, des sujets qui ont déclaré des souvenirs d’abus sexuels infantiles. Le classement dans les quatre groupes ci-dessus a été fait par des entretiens personnalisés. Le test sur la mémoire proposé aux sujets est le DRM. Il consiste à présenter aux patients des listes de mots de différentes catégories (des mots représentant des traumatismes, des mots neutres… ). On mesure alors le score des mots oubliés, mémorisés, inventés. Les mots inventés appartiennent souvent au même champ lexical que ceux de la liste, mais n’y figurent pas. L’expérience peut être complétée par des instructions de l’expérimentateur pour simuler les différentes conditions de l’attention qui modifient la capacité d’encodage et donc de mémorisation. On peut ainsi à l’aide de différents protocoles d’expérience tester plusieurs hypothèses sur la mémorisation et l’oubli.
8 Confondre la non-divulgation avec le refoulement des traumatismes : interrogés par les enquêteurs de l’enquête, certains “survivants” (survivors) adultes d’abus de l’enfance ne sont pas parvenus à parler de leur abus lorsqu’on les a questionnés explicitement à ce sujet (par exemple, Widom et Morris, 1997). Bien que l’équipe de recherche ait consulté des documents officiels attestant de la violence, les personnes répondant à l’enquête n’ont pas révèlé leurs expériences lorsque les enquêteurs les ont interrogées à propos des antécédents de violence. Cependant, il ne faut pas assimiler l’omission de divulguer avec une incapacité à se souvenir. Bien qu’il soit possible que la personne ait oublié son abus d’enfance, il y a d’autres raisons pour lesquelles une personne interrogée par un enquêteur de l’étude peut choisir de le nier. La réticence à discuter des expériences potentiellement embarrassantes ou bouleversantes avec un étranger pourrait expliquer le déni de la violence, comme Femina, Yeager, et Lewis (1990) l’ont découvert quand ils ont réinterrogé des victimes d’abus ne l’ayant pas dévoilé. Femina, D. D., Yeager, C. A., & Lewis, D. O. (1990). Child abuse : Adolescent records vs. adult recall. Child Abuse and Neglect, 14, 227-231.
9 Psychologue et professeure à l’Université de Californie à Irvine (UCI), auteure d’une vingtaine de livres et de plus de 400 publications scientifiques, Elizabeth Loftus est reconnue mondialement comme l’une des meilleures expertes américaines de la mémoire. Impliquant plus de 20 000 participants, ses travaux ont permis de révéler la malléabilité de la mémoire humaine. Elle a démontré par ses expériences et celle de son équipe de chercheurs que le témoignage qui s’appuie sur la vision d’évènements est souvent peu fiable, et que de faux souvenirs durables et parfois définitifs peuvent être provoqués par de simples suggestions, chez près d’un quart des individus. Elle est intervenue en tant qu’experte dans plus de 200 procès aux États-Unis.
Elle a été désignée cinquante-huitième sur les cent psychologues les plus éminents du XXe siècle et la première femme :
Les illusions de la mémoire
Les faux souvenirs : « le travail de ma vie »
D’autres équipes de chercheurs ont mené des recherches et sont parvenus aux mêmes résultats :
Petite histoire des recherches sur les « faux souvenirs »
10 Scott O. Lilienfeld est psychologue clinicien et Professeur de psychologie à l’Université Emory à Atlanta. Ses principaux domaines de recherche sont les désordres de la personnalité, les diagnostics et classifications psychiatriques, les pratiques en psychologie basée sur les preuves et les défis posés par la pseudoscience en psychologie clinique. Il est l’auteur entre autres de Science and pseudosciences in Clinical Psychology ; Psychology : From Inquiry to Understanding ; 50 Great Myths of Popular Psychology, (2012 Wiley-Blackwell ) : voir le Mythe 13 : Individuals Commonly Repress the Memories of Traumatic Experiences, p.73 à 78.
11 Dollinger, S.J. (1985). Lightning-Strike disaster among Chidren. British Journal of Medical Psychology, 58, 375-383.
Brown, D., Scheflin, A.W., & Hammond, D.C. (1998). Memory, trauma treatment, and the law. New York : Norton.
12 Voir par exemple Daniel Schacter, 2001, The Seven Sins of Memory- How the Mind forgets and remembers, Chap 5-The Sin of Suggestibility. Voir aussi le site de la False Memory Syndrome Foundation : http://www.fmsfonline.org/
13 Krackow, Lynn, & Payne, 2005-2006 ; Krackow, E., Lynn, S. J., & Payne, D. G. (2005-2006). The death of Princess Diana : The effects of memory enhancement procedures on flashbulb memories. Imagination, Cognition & Personality, 25, 197-219.
Neisser & Hymann, 1999.
Voir aussi : http://www.scientificamerican.com/a…
http://brainsidea.wordpress.com/201…
14 http://www.franceculture.fr/emissio…
15 Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, traduit par Yves Le Lay, pages 24 et 25. ( 5 leçons prononcées en 1904 à la Clark University, Worcester (Mass.). Publiées d’abord in “American Journal of psychology, 1908).