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La mémoire manipulée – L’aveu, la « reine des preuves » ?
par Brigitte Axelrad – SPS n° 312, avril 2015
Elizabeth Loftus, Le syndrome des faux souvenirs et le mythe des souvenirs refoulés, p. 337
L’aveu, par lequel une personne reconnaît le bien-fondé des accusations portées contre elle, est considéré comme la « reine des preuves » dans l’imaginaire collectif. Il a en particulier l’avantage d’apaiser la conscience des policiers et des juges. Même si le droit français stipule qu’un prévenu ne saurait être condamné sur un aveu qui ne serait corroboré par aucun fait matériel, l’aveu a gardé cette aura.
L’aveu de culpabilité peut être obtenu intentionnellement par la ruse, la brutalité, la privation de sommeil, etc. ou même surgir inopinément au cours de l’interrogatoire. Il peut être truqué, mensonger ou volontairement erroné. Mais peut-il être faux et de bonne foi ?
Est-il possible d’amener quelqu’un à construire un faux souvenir d’un crime qu’il n’a pas commis et à l’avouer, en utilisant les techniques suggestives des enquêteurs dans des contextes juridiques, et des thérapeutes ? C’est la question que se sont posée des chercheurs sur la mémoire.
L’aveu : avantage et risque
« L’aveu présente ordinairement l’avantage de fournir un éclairage complet du dossier, de constituer un début d’amendement du coupable et d’apaiser la conscience des policiers et des juges (c’est pourquoi on l’appelle la « reine des preuves »). Mais une trop grande prédilection pour l’aveu risque de pousser ceux-ci à user de procédés illégitimes, voire brutaux, pour l’obtenir. Notons qu’un aveu obtenu par la ruse ou par la violence est moralement sans valeur ; et qu’un prévenu ne saurait être condamné sur la seule foi d’un aveu qui n’est corroboré par aucun fait matériel. »
L’expérience de Shaw et Porter
Julia Shaw est maître de conférence et chercheuse en psychologie à l’Université London South Bank en Grande Bretagne
Une étude anglo-canadienne, conduite par les psychologues Julia Shaw (University of Bedfordshire) et Stephen Porter (University of British Columbia) et réalisée avec 60 sujets de 20 à 31 ans, vient d’être publiée dans la revue Psychological Science de janvier 2015, sous le titre « Constructing Rich False Memories of Committing Crime » [1].
Les participants, dont on s’est assuré qu’ils n’avaient été impliqués dans aucun crime ni délit de quelque nature que ce soit, ont été invités à se souvenir de deux événements d’enfance. On les a informés que leurs parents avaient donné aux chercheurs des informations précises sur ces épisodes de leur vie. Mais on ne leur a pas dit que l’un de ces deux événements était faux.
Pour certains sujets, ce faux événement faisait référence à un crime (agression, agression avec arme ou vol) qui les aurait conduits à être interrogés par la police entre 11 et 14 ans. Pour les autres sujets, il faisait référence à un événement émotionnel non criminel (accident, attaque d’un chien, perte d’une somme importante d’argent).
En trois séances de 40 minutes, espacées chacune d’une semaine, les participants ont été amenés à se remémorer les deux événements en utilisant, pour l’événement véridique, des indices fournis par leurs parents (âge au moment de l’événement, saison à laquelle il a eu lieu…). Pour faciliter la remémoration, les sujets ont été invités à utiliser certaines techniques reconnues comme pouvant générer efficacement des (faux) souvenirs, telles que l’imagerie guidée, la visualisation de la scène chaque soir à la maison.
Les entretiens menés de façon amicale se sont inspirés des tactiques verbales et comportementales qui favorisent la production de faux souvenirs. Certaines tactiques, telles que des étagères couvertes de livres traitant de la mémoire, étaient destinées à renforcer la crédibilité de l’intervieweur. D’autres visaient à renforcer les liens avec les participants, à les rassurer et à les encourager, comme un signe de tête approbateur, un sourire, une prise de notes, ou des attentions, telles que « Comment allez-vous ? », « Comment s’est passé votre semestre ? ». Les silences prolongés incitaient le sujet à les rompre. Des encouragements, tels que « On peut oublier ce genre de choses, mais on finit toujours par s’en souvenir », des demandes de confirmation de détails, telles que « Dans l’entretien, vos parents ont dit que… » ou « Cela ressemble à ce que vos parents ont décrit, mais… » ou encore « Je ne peux pas vous donner plus de détails, parce qu’ils doivent venir de vous », étaient destinés à renforcer la remémoration et à faciliter le récit.
Résultats surprenants
À l’issue des trois entretiens, 70 % des sujets ont fait le récit détaillé du faux souvenir induit par l’expérimentateur. Ils se sont « souvenus » d’avoir été les auteurs d’un crime qu’ils n’ont pourtant jamais commis ! Qui plus est, l’étude révèle que les faux souvenirs ainsi fabriqués peuvent être aussi vifs et recéler des détails tout aussi riches et émotionnels que s’il s’agissait de souvenirs vrais. Dans les récits d’agression avec arme, les faux coupables ont décrit leur entrevue avec les policiers et donné des détails précis sur leur apparence physique !
À l’issue de l’expérience, les chercheurs ont expliqué aux sujets que l’objectif était de vérifier s’il était facile d’induire des faux souvenirs de crimes et que l’un des deux souvenirs rapportés était un faux souvenir inventé pour les besoins de l’expérience. Les sujets ont manifesté leur incrédulité d’avoir pu être aussi facilement dupés.
Ces résultats confirment ainsi les travaux de chercheurs sur les faux souvenirs induits, tels que ceux d’Elizabeth Loftus [3].
L’étude de Julia Shaw et Stephen Porter est la première à démontrer de manière expérimentale la facilité avec laquelle des techniques suggestives d’interrogatoire peuvent provoquer chez une personne la formation de faux souvenirs d’actes criminels et induire leur aveu.
Références
[2] APS (Association for Psychological Science) “People Can Be Convinced They Committed a Crime That Never Happened”. Janvier 2015.
[3] http://scholar.google.com/citations…