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Réveiller les neurones du bonheur
par Brigitte Axelrad – SPS n°301, juillet 2012, publié par l’AFIS
« Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherché. » Alain, 1925,Propos sur le bonheur
Dans nos sociétés modernes, il semble que la voie marketing du bonheur soit bien loin de celle décrite par le philosophe Alain, en 1925.
« Le bonheur à tout prix », documentaire de 52 min. de Sylvie Chabas, diffusé le 13 mai 2012 sur France 5 [1], nous offre un voyage dans le monde de la « psychologie positive » et du marché du bonheur. Le bonheur est devenu un immense champ de recherches « scientifiques » aussi bien dans les universités que dans les institutions politiques ainsi qu’une manne pour les charlatans et les gourous.
En librairie, le thème du bonheur nourrirait 380 nouveaux titres par mois, le marché du bien-être serait en troisième position derrière la littérature générale et la jeunesse, et ne connaîtrait pas la crise, avec un chiffre d’affaires annuel de plus de 460 millions d’euros. Parmi les stars et en première ligne, Boris Cyrulnik, Thierry Janssen et Christophe André, des références.
Une offre diversifiée : du rire au kif
La palette des propositions thérapeutiques et des promesses du bonheur est riche et variée, stages de rire, destinations de rêve pour méditer, ateliers où l’on parle des bienfaits de la gratitude et méthodes Coué diverses.
Le premier de la liste, un coach autoproclamé et qui ne s’en cache pas : « c’est que je n’ai jamais lu de livre sur le bonheur, je n’étais pas du tout branché psy, je n’ai pas voulu m’influencer, je voulais partir d’une feuille blanche », a commercialisé la « pyramide du bonheur » en 3D, vendue en kit pour 39 €, qui permettrait de voir où l’on en est par rapport à son bonheur sur tous les plans de sa vie : famille, enfants, pouvoir, sexe, argent, voyages, amis, réussite sociale, etc. Une fois la pyramide construite et le point fait sur ses faiblesses cachées, on peut agir en conséquence…
Suit alors un panorama d’« offres ». On y trouve des stages de « rigologie » de 5 jours de rire non-stop à 800 €, qui ont donné naissance à de nombreux clubs de rire en France. Plus de 2000 personnes auraient été formées à la rigologie. Celle-ci intervient dans les entreprises, les prisons, jusqu’à s’exporter à Singapour, dans le plus grand casino du monde.
L’EFT (Emotional Freedom Technic), sorte de méthode Coué version tapoter, consiste à faire sortir les mauvaises pensées et rentrer les bonnes. Pendant la séance, le coach et son patient répètent au rythme des tapotements : « Je libère et je lâche ». La séance de tapotements dure 2 heures, coûte 200 €. Le patient interviewé en est à sa 16e séance, à raison de deux séances par mois. Il avoue « Oui, j’ai déjà été plus riche que maintenant… [Il toussote]. C’est vrai que je le sens passer tout de même. ».
Vient ensuite la méthode dite des « kifs », pratique de la gratitude, l’idée-phare des ateliers de Florence Servan-Schreiber, cousine de David, alléchante en soi puisque quand on sait dire « merci », on gagnerait jusqu’à sept ans d’espérance de vie. Elle raconte dans un livre « Trois kifs par jour », 30 000 exemplaires vendus, qu’elle s’était au départ inscrite pendant 12 semaines au cours en ligne du « scientifique » Tal Ben-Shahar ($ 800), professeur de bonheur à l’Université d’Harvard [2] et donne maintenant des cours de bonheur à 80 € la séance de 3 heures. Elle dit : « Lorsque je décide que cet après-midi va formidablement bien se passer, mon cerveau est en train d’éveiller les neurones similaires à ceux qui vont s’éveiller si ça se passe bien et lorsque ça se passera bien. » Cette discipline, vieille de dix ans aux États-Unis, arrive désormais dans les hôpitaux. Une petite révolution car depuis qu’elle existe la psychologie s’est toujours centrée sur les pathologies, mais elle ne s’était jamais intéressée aux gens heureux.
Après tout, pourquoi pas ? Christophe André [3], psychiatre à l’Hôpital Sainte-Anne de Paris, l’un des premiers à introduire l’usage de la méditation en psychothérapie, dit avoir recours à la « psychologie positive » pour ses patients en prévision des rechutes. Il leur donne à faire tout un tas de petits exercices très simples, tels que par exemple repenser le soir à trois moments heureux de la journée.
La méditation, une valeur sûre et qui rapporte
Puis, on nous emmène en Inde dans un complexe hôtelier de luxe. Son promoteur a réalisé 15 millions de chiffre d’affaires grâce à son Care Green and Health Earth, où l’on peut faire du yoga en cure intensive et pratiquer la médecine ayurvédique, médecine vieille de 5000 ans, ce qui, évidemment, dispense d’en vérifier les fondements ! La devise « Où tu vas, tu es, et tu es celui que tu cherches » résume tout un voyage intérieur vers soi-même. Certes, le parcours n’est pas facile, lever à 6h30 pour une première séance de méditation, puis séance de 2 heures de massages thérapeutiques avec des huiles chauffées au cours desquelles on ingurgite un puissant purgatif, diète, lavements, vomissements, nouvelle séance de méditation de 2 heures avant le coucher… Les clientes interviewées citent Gandhi : « Celui qui fait le plus grand voyage, c’est celui qui fait le voyage autour de lui-même. » Les deux semaines de cure coûtent 3500 € sans le billet d’avion. Pour lever ses doutes et surtout les nôtres, le promoteur dit avoir demandé à un gourou s’il est contradictoire de faire du yoga un business et le gourou aurait répondu : « Pourquoi un roi ferait-il un compromis ? » En effet pourquoi ?
Un autre vend son programme « riche et heureux » 150 € sur Internet. Il suffit de le télécharger. Un autre encore vend des CD de méditation. Son MBA (Marketing Business Administration) de l’Université d’Harvard lui a permis de mettre sur pied une stratégie de référencement Internet : il reverse plus de la moitié de son chiffre d’affaires, plusieurs dizaines de milliers d’euros chaque mois, au plus gros moteur de recherche présent sur le Net, en échange de quoi il est présent sur plus de 10 000 sites, plus de 1000 personnes liraient son rapport tous les jours, ce qui ferait plus de 200 000 lecteurs depuis le début. Il a développé un parc de 150 000 clients depuis chez lui, mais ne dit pas quel est son chiffre d’affaires. Sa devise est« Plantons les graines et l’arbre va pousser. » Il a de plus réussi à commercialiser un CD à 48 € où on médite en écoutant la pluie. Le secret de sa méthode : « un fond sonore, mais ce n’est pas là qu’est le secret. Le secret est dans les petits silences qui sont derrière la musique comme dans la méditation, le secret est dans les silences qu’il y a derrière les pensées. En écoutant cette musique vous pouvez faire la même chose dans votre cerveau qu’en écoutant un moine Zen qui a des années d’expérience. »
Le bonheur, nouveau critère pour mesurer la richesse des pays ?
Si le bonheur fait partie du secteur marchand, il devient également une des préoccupations de nos gouvernements… Septembre 2009, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne s’est réunie « La Commission du bonheur », composée d’économistes et de trois Prix Nobel venus présenter leurs travaux et dire que peut- être notre PIB, l’indice qui mesure la richesse de chaque pays, serait un outil passé de mode, car si, depuis l’après-guerre, il ne cesse d’augmenter, notre bien-être à tous stagne. L’enjeu aujourd’hui est que notre bonheur entre dans le calcul de nos indices. Jacques Lecomte l’a bien compris. Président de l’Association francophone de psychologie positive, il a introduit avec succès la « psychologie positive » à l’université dans des cours de sciences sociales et économiques. D’après Angel Gurria, secrétaire général de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), la question du bonheur est devenue plus qu’un art, c’est une véritable science et un outil pour tous les gouvernements. Pour son cinquantenaire, l’organisation a conçu un clip qu’elle a mis en ligne et où chaque individu est sondé sur ce qui le rend heureux. Ce sera, dit-il, un outil futur pour tous les gouvernements invités désormais à s’en préoccuper.
L’éthique ni la preuve scientifique ne font recette
Didier Pachoud, qui a fondé le GEMPPI, l’une des rares associations de prévention contre les dérives sectaires, dénonce ce marché florissant du bonheur. Il a créé une Charte des Praticiens du Corps et de l’Esprit, par laquelle les signataires s’engagent à ne pas se substituer à la médecine, la rejeter ou la discréditer, mais une trentaine seulement de praticiens l’ont signée. Les autres n’en voient sûrement pas l’intérêt, puisque personne n’a besoin d’une certification dans le domaine du développement personnel et du coaching ! Il explique le bien-fondé de cette Charte : « Là est notre souci actuellement, c’est que les pratiques de développement personnel ou de bien-être, voire thérapeutiques, sont entre les mains de gens qui ne sont pas des médecins, donc qui ne peuvent pas mesurer le moment où il faut avoir affaire à des vrais spécialistes. » Les méthodes sont présentées comme « scientifiques » ou « révolutionnaires ». Elles s’appuient sur un discours pseudo-scientifique bien rodé et parlent d’énergie, de physique quantique. Elles peuvent avoir un effet psychologique bien connu, l’effet placebo, mais elles risquent de détourner souvent de la médecine fondée sur les preuves et vident allègrement le compte en banque des patients ou des clients. Tous ces gens disent rêver d’être « plus dans l’être que dans l’avoir », eh bien là, on peut dire qu’ils sont servis !
L’argument des vendeurs de ces méthodes est invariable : cela a marché pour moi, ça marchera pour vous. CQFD.
Notes
[1] http://documentaires.france5.fr/doc…
[2] http://www.lepoint.fr/actualitessoc…
[3] Christophe André, Les états d’âme : un apprentissage de la sérénité, Odile Jacob, 2009.