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Quelques rappels de l’histoire de l’autisme
par Brigitte Axelrad – Mis à jour le 23-05-2009 – SPS n° 286, juillet-septembre 2009
Encadré paru dans SPS n° 293, hors-série Psychanalyse, décembre 2010 publié par l’AFIS
Quelques rappels de l’histoire de l’autisme
L’autisme a été décrit en 1943 par Léo Kanner, psychiatre américain, qui montra, à partir de 11 cas d’enfants suivis depuis 1938, que plusieurs troubles, auparavant dispersés sous des appellations variables, formaient une forme de psychopathologie distincte1. Kanner décrivit l’autisme comme un trouble affectif de la communication et de la relation n’atteignant pas l’intelligence. Il s’agissait selon lui d’un trouble inné, dont les parents ne pouvaient être jugés responsables. Cependant, selon Kanner les parents de ces enfants autistes étaient généralement froids et rigides. La mère fut décrite comme une « mère frigidaire ». Les parents étaient souvent des psychiatres ou des psychologues, et leurs enfants manifestaient des performances jugées exceptionnelles, surtout sur le plan de la mémoire : « Ces enfants étaient des sortes de cobayes car le souci de performance était le moteur des parents plutôt que la chaleur humaine et le plaisir d’être ensemble. Ils étaient comme gardés dans des frigidaires qui ne se décongelaient jamais. »2
Cette forme d’autisme prit le nom d’« autisme de Kanner ».
En 1944, le psychiatre autrichien Hans Asperger décrivait des enfants atteints de « psychopathie autistique », caractérisés par des bizarreries et des aptitudes intellectuelles pouvant aller « de la débilité au génie. »3 Asperger était convaincu d’une origine organique de l’autisme, mais lui aussi décrivait des parents particuliers, originaux, ayant certains traits autistiques, ce qui confirmait ses vues sur l’hérédité de la maladie. L’autisme qu’il décrivit prit le nom d’« autisme d’Asperger ». D’après la littérature, les enfants de cette catégorie ont souvent une forme très élaborée et très précoce de langage. Mais ils ne semblent pas se servir du langage comme d’un outil de communication sociale.
En 1950, Bruno Bettelheim rompit avec cette conception d’un autisme organique, et imposa une conception psychanalytique issue de son expérience des camps de Dachau et de Buchenwald. Il compara le repli autistique de l’enfant à celui de certains déportés, plongés dans l’environnement hostile du camp de concentration : « Dans les camps de concentration allemands, je fus le témoin incrédule de la non-réaction de certains prisonniers aux expériences les plus cruelles. Je ne savais pas alors, et ne l’aurais pas cru, que j’observerais, chez des enfants, dans l’environnement thérapeutique le plus favorable, un semblable comportement engendré par ce que ces enfants avaient vécu dans le passé. »4
Cette explication de l’autisme, « magique » et dramatique, tombée du ciel, ou plutôt surgie de l’enfer, nous fascina quand nous étions étudiants, puis jeunes professeurs de philosophie. Nous prîmes plaisir à l’enseigner à nos élèves, car non seulement elle donnait enfin réponse à cette grande interrogation que représentent les bizarreries de cette maladie, mais encore elle rendait limpides les comportements les plus aberrants et leur donnait un « sens », que nous découvrions peu à peu. De plus, la source de cette théorie, puisée dans l’expérience des camps de Bettelheim, lui apportait une caution absolue et forçait notre respect.
Reportant le schéma de la « situation extrême » des camps sur la famille, Bettelheim pensait que l’enfant autiste avait reçu de ses parents, de sa mère essentiellement, le message inconscient selon lequel tout le monde se porterait beaucoup mieux, s’il n’existait pas. En réponse à ce message, l’enfant « choisissait » de s’enfermer dans « une forteresse vide », un monde intérieur privé de vie, et coupait ainsi tout contact et toute communication avec son entourage. Bettelheim reprendra à son compte le terme de « mère frigidaire », que Kanner avait retiré dans un discours devant les parents en 1969. Les trois principaux cas rapportés par Bettelheim dans La forteresse vide, Marcia, Laurie et Joe, bien que très différents les uns des autres, reçurent tous la même interprétation théorique. Dans son école orthogénique5 de Chicago, Bettelheim prétendra recréer un environnement favorable se substituant à l’environnement parental, destructeur, mettant ainsi en pratique cette conviction : « Si un milieu néfaste peut conduire à la destruction de la personnalité, il doit être possible de reconstruire la personnalité grâce à un milieu particulièrement favorable. »
En octobre 1974, la première chaîne de télévision française présenta une série d’émissions, réalisées par Daniel Karlin, sur Bruno Bettelheim, émissions qui contribuèrent à diffuser largement la conception de celui-ci dans l’opinion. Ces émissions trouvèrent une place de choix dans les centres de documentation des lycées et furent montrées à loisir aux élèves en cours de philosophie. Bettelheim prétendait avoir guéri des dizaines d’enfants autistes.
« Tout au long de ce livre, je soutiens que le facteur qui précipite l’enfant dans l’autisme infantile est le désir de ses parents qu’il n’existe pas. »
Bruno Bettelheim était convaincu, alors même que les preuves s’accumulaient contre sa théorie, que l’autisme n’avait pas de bases organiques, mais qu’il était dû à un environnement affectif et familial pathologique, comparable à la « situation extrême » du camp de concentration. Dans Bruno Bettelheim ou la fabrication d’un mythe, Richard Pollak met en lumière les bases sur lesquelles s’est fondé le « mythe Bettelheim ». Dans le chapitre « Bettelheim l’imposteur », du Livre Noir de la Psychanalyse, il précise que, née aux États-Unis, la théorie de Bettelheim y a été complètement discréditée, ainsi qu’en Grande-Bretagne, au Japon et presque dans tous les autres pays, sauf en France où elle continue à sévir. « En France, cependant, écrit Pollack, Bettelheim reste encore une sorte de héros, et bon nombre de psychiatres et de psychanalystes français semblent continuer de penser que les parents ont une part de responsabilité dans la pathologie de leurs enfants, qu’ils demeurent toujours coupables pour une raison ou une autre, même si ce n’est plus aussi crûment dit. Que la psychiatrie psychanalysante d’un pays aussi développé reste si en retard dans la prise en charge thérapeutique de l’autisme est proprement scandaleux. » (p. 685)
Voici quelques citations extraites de La Forteresse vide :
(p. 24) « Certaines victimes des camps de concentration avaient perdu leur humanité en réaction à des situations extrêmes. Les enfants autistiques se retirent du monde avant même que leur humanité se développe vraiment. Y aurait-il un lien, me demandai-je, entre l’impact de ces deux sortes d’inhumanité que j’avais connues : l’une infligée pour des raisons politiques aux victimes d’un système social, l’autre un état de déshumanisation résultant d’un choix délibéré (si l’on peut parler de choix à propos de la réaction d’un nourrisson) ? En tout cas, ayant écrit un livre sur la déshumanisation dans les camps de concentration allemands, ce qui me préoccupa ensuite fut ce livre sur l’autisme infantile. »(p. 86) « Dans les camps de concentration allemands, je fus le témoin incrédule de la non-réaction de certains prisonniers aux expériences les plus cruelles. Je ne savais pas alors, et ne l’aurais pas cru, que j’observerais, chez des enfants, dans l’environnement thérapeutique le plus favorable, un semblable comportement engendré par ce que les enfants avaient vécu dans le passé. »
(p. 97) « Quant au reste, ce qui pour le prisonnier était la réalité extérieure, est pour l’enfant autistique sa réalité intérieure. Chacun d’eux, pour des raisons différentes, aboutit à une expérience analogue du monde. L’enfant autistique, parce que les réalités intérieure et extérieure ne sont pas séparées et sont vécues comme étant plus ou moins identiques, prend son expérience intérieure pour une représentation vraie du monde. Le « musulman » qui se laissait dominer par les S.S., non seulement physiquement mais affectivement, se mettait à intérioriser l’attitude des S.S. qui considéraient qu’il était moins qu’un homme, qu’il ne devait pas agir de lui-même, qu’il n’avait pas de volonté personnelle. Mais, ayant transformé son expérience intérieure jusqu’à l’accorder avec sa réalité extérieure, il finissait, bien que pour des motifs entièrement différents, par avoir une vue de lui-même et du monde ressemblant fort à celle de l’enfant autistique. »
(p. 101) « Nous proposons de considérer l’autisme comme un état mental se développant en réaction au sentiment de vivre dans une situation extrême et entièrement sans espoir. »
Bruno Bettelheim, La Forteresse vide, l’autisme des enfants et la naissance du moi, Gallimard, 1969.
Richard Pollack, Bruno Bettelheim ou la fabrication d’un mythe, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003 et Le Livre Noir de la psychanalyse, « Bettelheim l’imposteur », 2005, Les Arènes, pp. 665-685.
Pierre Debray-Ritzen, directeur du service de pédopsychiatrie à l’Hôpital des Enfants Malades de Paris, réagit très fortement à cet événement médiatique par un article publié dans Le Figaro, rapporté par la revue Éléments6, et intitulé « Bettelheim est-il un charlatan ? ». Interviewé par Yves Christen, médecin, il répondit : « Je n’aurais sans doute pas réagi aussi sévèrement si la télévision n’avait pas accordé cinq heures – quatre fois une heure un quart –- au fondateur de l’école orthogénique. Cinq heures sans aucune contrepartie, comme si Bettelheim représentait l’état actuel des connaissances en pédopsychiatrie, comme si l’on avait affaire à un Prix Nobel ou à une personnalité indiscutable. […] Bettelheim prétend guérir les psychoses infantiles à 80 %…. Cette prétention est aussi monstrueuse que celle d’un médecin qui affirmerait avoir guéri des leucémies aigues dans les mêmes proportions. […] Seules les recherches biochimiques, génétiques et psychopharmacologiques nous permettront de progresser. Je regrette que certains se fourvoient encore dans des directions erronées, comme celle de Bettelheim. Ce n’est pas en bannissant les médicaments et en ayant recours à la seule psychothérapie, que l’on obtiendra des résultats positifs. »
Après Bettelheim, Lacan, Klein, Dolto… déclineront de diverses façons la théorie psychanalytique sur l’autisme. Comme toutes les difficultés psychiques rencontrées par l’enfant, l’autisme prendra sens dans LA THÉORIE de la cause unique et universelle, à savoir dans le lien défavorable à la mère, et, sur ce sujet, cette interprétation sera poussée à son paroxysme, la mère devenant « mortifère ». Pour « aider » l’enfant autiste, il faudra donc lui retirer sa mère naturelle et lui en substituer une autre, représentée par le thérapeute. L’enfant autiste, déjà coupé par sa maladie de son environnement, sera privé pour son bien de ses parents.
En novembre 2007, le rapport du CCNE7 sur « La situation en France des personnes, enfants et adultes, atteintes d’autisme », a pointé la nécessité d’abandonner l’explication unique, qui rend la mère responsable de l’autisme de son enfant. Cette théorie ne peut que bloquer la progression de la connaissance de l’autisme et désespérer les parents, déjà impuissants devant les difficultés extrêmes de leur enfant : « Considérer la mère comme coupable du handicap de son enfant, couper les liens de l’enfant avec sa mère, attendre que l’enfant exprime un désir de contact avec le thérapeute, alors qu’il a une peur panique de ce qui l’entoure, font mesurer la violence qu’a pu avoir une telle attitude, les souffrances qu’elle a pu causer, et l’impasse à laquelle cette théorie a pu conduire ».
Ce rapport indique que, depuis les années 1980, la classification internationale des syndromes autistiques comme « troubles envahissants du développement » a conduit à « l’abandon de la théorie psychodynamique (psychanalytique) de l’autisme et de la notion de “psychose autistique” dans la quasi-totalité des pays, à l’exception de la France et de certains pays d’Amérique latine, où la culture psychanalytique exerce une influence particulièrement importante dans la pratique psychiatrique. » Michel Lemay exprime ainsi son point de vue sur l’erreur de la psychanalyse : « Dans le cas de l’autisme, je crois que la psychanalyse s’est trompée. […] Le message de la psychanalyse, qui a longtemps été de dire, et encore hélas chez beaucoup d’auteurs français, français de France, que l’autisme peut être créé par des désirs inconscients, mortifères, des parents, par des troubles où le parent maintient l’enfant dans une symbiose de telle sorte qu’il ne peut pas se tourner vers le père, et de là qu’il ne peut pas naître à une vie psychique, ces hypothèses-là, je suis très sévère à leur égard. Elles culpabilisent les parents, elles ne collent absolument pas avec les observations que nous avons pu faire sur maintenant près de 600 enfants, et oui, sur ce plan là je suis très sévère en disant : il faut tourner cette page et aller vers ailleurs. »
Pourtant en France, cette page est difficile à tourner. La théorie psychanalytique, encore très puissante, freine la connaissance des causes de l’autisme. La théorie de Bettelheim n’a apporté aucune lumière sur les causes de la maladie et a contribué à éviter le dialogue entre les différentes parties concernées, parents, thérapeutes et chercheurs.
Conclusion
La connaissance de l’autisme progresse pas à pas grâce aux études en neurosciences par IRM et aux recherches en génétique. Les chercheurs savent qu’ils sont encore très éloignés d’une explication globale des causes de l’autisme, mais les résultats déjà obtenus montrent que les voies suivies sont les bonnes.
De nombreuses thérapies éducatives et comportementales telles que les méthodes ABA8, TEACCH9, TED10… semblent obtenir des résultats sur certains patients. Selon Paul Tréhin, Secrétaire Général de L’Organisation Mondiale de l’Autisme : « Ce qui est mauvais, c’est de croire qu’il existe « la solution » au problème de l’autisme. L’illusion qu’un jour il y aura une« baguette magique » qui fera disparaître l’autisme, est une des croyances tenaces parmi les parents aussi bien que parmi certains professionnels. »
Cependant, la théorie psychanalytique exerce toujours en France une fascination sur les médias, une partie des psychologues, du corps médical et de l’opinion publique, malgré les souffrances et les échecs qu’elle a engendré11. Éric Kandel12, neurobiologiste américain, prix Nobel de médecine en 2000 pour ses recherches sur la mémoire, en tire cette conclusion : « Si la psychanalyse reste figée sur son passé, elle restera une philosophie de l’esprit, une poétique, mais certainement pas une science. »
Je remercie le professeur Jacques Van Rillaer, qui a relu les deux parties de cet article et proposé des améliorations, avec la gentillesse et l’intérêt qui le caractérisent.
1 Léo Kanner (1943) Autistic disturbances of affective contact. Nervous Child, 2, p. 217-250.
2 Léo Kanner (1952) Emotional interference with intellectual functioning. American Journal of Mental Deficiency, 56, p. 701-707.
3 Hans Asperger (1944) Die « Autistischen Psychopathen » im Kindesalter. Archive für Psychiatrie und Nervenkrankheiten, 117, p. 76-136.
4 Bruno Bettelheim (1967) The Empty Fortress. New York, Free Press. Trad., La forteresse vide, Paris, Gallimard, 1969, p. 86.
5 Établissement thérapeutique consacré à l’autisme infantile précoce, dirigé par Bruno Bettelheim, exclusivement selon des principes psychanalytiques.
6 Éléments n° 8-9 (novembre 1974) du Groupement de Recherches et d’Études pour la Civilisation Européenne.
7 Comité Consultatif National d’Éthique pour les Sciences de la Vie et la Santé. Avis N° 102, « Sur la situation en France des personnes, enfants et adultes, atteintes d’autisme ».
8 Applied Behavior Analysis, qui signifie : analyse comportementale appliquée.
9 Treatment and Education of Autistic and related Communication handicapped Children.
10 Thérapie d’échange et de développement. Elle s’appuie sur une conception neurodéveloppementale de l’autisme. Voir Catherine Barthélémy (2005) Comprendre et soigner autrement : à propos de l’autisme. In C. Meyer et al., Le Livre noir de la psychanalyse. Paris, Les arènes, p. 549-557. Ed. 10/18, 2007, p. 686-696.
11 Lire à cet égard l’ouvrage de Richard Pollack Bruno Bettelheim ou la fabrication d’un mythe (Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2003) ou son chapitre « Bettelheim l’imposteur » dans le Livre noir de la psychanalyse (Les arènes, 2005, p. 533-548 ; Ed. 10/18, 2007, p. 667-685).
12 La Recherche, mai 2006, n° 397.