Views: 2404
par Brigitte Axelrad – SPS n° 293, hors-série Psychanalyse, décembre 2010 publié par l’AFIS
Pankejeff erre alors de cure en cure, d’analyste en analyste et finalement entre à l’asile de Vienne, où il meurt en 1978, à 80 ans passés. Une journaliste autrichienne, Karin Obholzer, l’avait retrouvé quelques années auparavant et avait recueilli ses confidences (contre la promesse de ne les publier qu’après sa mort, car il recevait régulièrement de l’argent du directeur des Archives Freud, qui n’avait évidemment pas intérêt à ce qu’il parle). L’Homme aux loups avoue « En réalité, toute cette histoire ressemble à une catastrophe. Je suis dans le même état que lorsque je suis venu voir Freud pour la première fois. […] Tout ça c’est du pipeau. […] Au lieu de m’avoir fait du bien, les psychanalystes m’ont fait du mal. » (Franck J. Sulloway, 2005, « Qui a peur de l’homme aux loups ? » Le Livre Noir de la psychanalyse, Paris, Ed des Arènes, pp. 104-109).
Dans une lettre du 13 février 1910, dès le début de l’analyse, Freud confie à Ferenczi qu’il est l’objet d’un transfert négatif violent de la part de son patient : « Un jeune Russe riche, que j’ai pris en analyse à cause d’une passion amoureuse compulsive, m’a fait l’aveu, après la première séance, des transferts suivants : juif escroc, il aimerait me prendre par derrière et me chier sur la tête ».
Jacques Bénesteau, dans Mensonges Freudiens, expose avec grand art ce qui valut à Pankejeff son surnom d’homme aux loups ainsi que les aberrations des interprétations de Freud. Freud décrypte un rêve fait à quatre ans par son patient, qui rappelle une scène observée et mémorisée à 18 mois, et rapporté vingt deux ans plus tard sur le divan. Pankejeff se souvient d’avoir fait un cauchemar dans lequel six ou sept loups sont perchés, immobiles, sur un arbre devant la fenêtre. Le patient dessinera son rêve mais avec cinq loups seulement. Freud va interpréter ce rêve terme à terme depuis la couleur blanche des loups, qui évoque les sous-vêtements des parents, jusqu’aux queues des loups, qui renvoient aux symboles phalliques et à l’angoisse de castration. Puisque l’inconscient dit toujours le contraire de ce qu’il veut dire, si les loups sont immobiles, c’est que les parents sont actifs, si le rêve se passe la nuit, alors c’est que la scène se produit le jour, etc. La scène traumatique à l’origine de la phobie des loups est donc évidente : c’est, à cinq heures d’un après-midi d’été, la « scène originelle » des rapports sexuels entre ses parents, un « coïtus a tergo », une « copulation sauvage » à quatre pattes comme les loups, trois fois de suite dans la demi-heure ! Freud ne doute pas que l’enfant, qui n’a que 18 mois, a tout vu, mémorisé tous les détails de la scène, les différences anatomiques entre le père et la mère, etc. C’est ainsi que des interprétations de Freud jaillit l’explication des troubles de l’homme aux loups : il désire être sexuellement possédé de cette façon par son père, mais l’angoisse de castration l’amène à refouler ce désir. Voici l’origine de son complexe d’Œdipe inversé : il aime son père et repousse sa mère pour qu’elle lui laisse le champ libre auprès de lui. Voilà l’origine de son homosexualité et de sa névrose obsessionnelle à son arrivée chez Freud. Par ailleurs, entre autres troubles, Pankejeff présente une constipation opiniâtre dont Freud prétend le libérer. En effet, l’enfant Serguéï « aurait déféqué devant le spectacle de ses parents agités, mettant un terme à leurs occupations charnelles (sans doute y aurait-il eu, sinon, un quatrième rapport sexuel !) ».
Pourquoi finalement un tel retour du refoulé ne parvient pas à libérer l’homme aux loups de ses angoisses ? Bénesteau en donne une raison : « La scène en réalité répète un agglomérat de souvenirs de l’enfance de Freud, notamment un célèbre fragment autobiographique qu’il publia en 1899, en le prêtant déjà à quelqu’un d’autre ».
Ce n’est pas la seule fois que se vérifie la forte tendance de Freud à projeter sur les cas présentés par ses patients ses propres traumatismes, qu’il généralise ensuite pour échafauder sa théorie.