Y a-t-il danger dans les études sur les faux souvenirs ?

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Y a-t-il danger dans les études sur les faux souvenirs ?

Courrier des lecteurs de la Revue Science et pseudosciences

Rubrique coordonnée par Martin Brunschwig – SPS n° 314, octobre 2015

 Y a-t-il danger dans les études sur les faux souvenirs ? La question m’a été posée lors de ma conférence à Paris, puis dans le courrier des lecteurs de SPS.
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Les questions du lecteur

[…] Dans « L’aveu, la “reine des preuves” ? » [SPS n°312] comme dans la conférence [conférence à l’occasion de l’assemblée annuelle de l’AFIS], Brigitte Axelrad cite l’expérience de Shaw et Porter comme exemple d’implantation de faux souvenirs de crimes dans la mémoire de personnes n’en ayant commis aucun. […] Madame Axelrad a confirmé en conférence que le protocole de l’expérience prévoyait bien des entretiens mobilisant des techniques appropriées pour implanter un faux souvenir et un simple debriefing explicatif pour la conclure. Autrement dit, les sujets sont repartis avec ce faux souvenir implanté dans leur histoire pour le reste de leur vie […]. Clore l’expérience sur une simple explication montre que les expérimentateurs ne sont pas allés au bout de leur raisonnement. Leur expérience aurait dû inclure d’implanter dans l’histoire de leurs sujets un nouveau faux souvenir du point de vue de leurs sujets : qu’ils n’avaient jamais été coupables des crimes dont ils avaient été convaincus dans la première partie de l’expérience.

Par ailleurs, tant la publication que madame Axelrad ont traité du refoulement défini comme une amnésie dissociative traumatique […]. Madame Axelrad a présenté un tableau avec des statistiques présentant la proportion de praticiens utilisant la notion de refoulement dans leurs pratiques d’accompagnement psychologique. La proportion des praticiens « alternatifs » répondant «  oui » à la question était nettement supérieure à celle de la population des praticiens « orthodoxes ». Ces chiffres laissent penser que le protocole de l’enquête n’a pas précisé aux sondés la définition restrictive et précise de la notion de refoulement sur laquelle ils étaient interrogés.[…]. Le refoulement, pour l’essentiel des psycho-praticiens ou psychothérapeutes, n’est pas une amnésie dissociative traumatique, mais simplement le fait que le sujet ne souhaite pas aller à la rencontre des souvenirs désagréables et qu’il leur faut user d’imagination pour créer les conditions de ce rappel chez ceux qui les consultent. Il semble là aussi que ceux qui ont construit l’enquête [auprès des praticiens] ne soient pas allés au bout de leur raisonnement et se soient adressés à leur population test comme si elle avait les connaissances scientifiques requises, ce qui était en contradiction avec les prémisses de leur investigation […].

Ces éléments me semblent regrettables car ils ternissent la qualité du travail scientifique mené et risquent d’en disqualifier l’objectif qui était de pointer que les thérapies de la mémoire retrouvée font des dégâts. Les thérapies basées sur la régression ont aussi recours au rappel d’événements de l’histoire du sujet. Cependant, elles suivent simplement l’organisation du système nerveux.
Paul-Henri Pion

Les réponses

Concernant votre première remarque, le mot « incrédulité » vous a peut-être induit en erreur… Il ne s’agissait pas de dire que les sujets repartaient persuadés du faux souvenir sans avoir cru les explications des expérimentateurs ! Mais qu’ils étaient stupéfaits, « incrédules », comme on peut dire « je n’arrive pas à y croire ! », si vous préférez. D’ailleurs, les chercheurs parlent en effet de debriefing, ils ne disent pas « simple debriefing ». Les sujets ne repartent pas « avec ce faux souvenir implanté dans leur histoire pour le reste de leur vie ». On comprend que cette expérience peut poser des questions éthiques (voir également Le diable est-il en chacun de nous ? dans la rubrique « Un monde fou, fou, fou… » de ce SPS n° 314), mais on a aussi besoin de comprendre les mécanismes de cette implantation et les sujets qui se sont prêtés à l’expérience seront à l’avenir mieux prévenus eux-mêmes contre ce risque de manipulation de la mémoire, ainsi que tous ceux qui en auront eu connaissance.

En ce qui concerne le refoulement, 

  • J’ai donné cette définition : “perte” sélective du souvenir du traumatisme, absence de conscience de l’avoir perdu pendant 10, 20, 30 ans jusqu’au jour où le souvenir revient en thérapie ou à l’occasion d’un rêve ou autre événement.”
  • Le refoulement est parfois nommé “amnésie dissociative traumatique”. Ce vocable entraîne une confusion avec la notion scientifique d’amnésie traumatique ».
  • Dans l’entretien qu’il a accordé à SPS (n°312, page 18, La mémoire manipulée – Souvenirs refoulés, faux souvenirs et délai de prescription ), le professeur de psychologie et spécialiste du sujet, Richard McNally, précise que « les différences entre ces termes [refoulement, amnésie dissociative, amnésie dissociative traumatique] sont insignifiantes et sans rapport avec le débat sur les souvenirs refoulés et retrouvés de traumatismes. Tous ces termes impliquent que quelqu’un encode une ou des expériences traumatiques, puis devient incapable de rappeler le souvenir du traumatisme parce qu’il a été trop traumatisant. […] En fait, la notion que l’on peut être gravement traumatisé et totalement ignorant d’avoir été traumatisé – grâce au “refoulement” – est un morceau de folklore dénué de tout fondement scientifique. »

En ce qui concerne l’enquête « La guerre des souvenirs est-elle finie ? » [1], je vous laisse libre de votre interprétation sur le protocole de l’enquête et la définition « restrictive et précise de la notion de refoulement  ». Mais rien n’a été laissé au hasard. Voici à titre d’exemples trois des questions qui ont été posées aux professionnels interviewés :
– Les souvenirs refoulés peuvent-ils être récupérés en thérapie avec précision ?
– Aidez-vous le client à récupérer des souvenirs d’abus sexuels de l’enfance ?
– À un certain moment au cours du traitement, dites-vous au client que vous soupçonnez une histoire d’abus sexuel ?

Cela a permis aux chercheurs de comparer les réponses des professionnels en 2013 avec celles qui avaient été données en 1990. Ils ont ainsi constaté que les croyances des praticiens ont très peu changé par rapport à 1990 et qu’en 2013,
– les praticiens alternatifs sont entre 54 et 74,6% à croire à la possibilité de retrouver des souvenirs “refoulés” en thérapie,
– les psychanalystes, 46,9 %,
– les praticiens cliniciens, 43,1%, alors que
– les praticiens et chercheurs à orientation scientifique n’y croient qu’à 16,1 %.
L’analyse du questionnaire complet me semble exclure la présence d’un biais méthodologique. À mon avis, toute thérapie qui part du postulat du refoulement et met en œuvre la régression laisse le terrain libre pour l’émergence de faux souvenirs.
Brigitte Axelrad

[1] Enquête de Patihis, Loftus et Lilienfeld, intitulée “Are the “Memory Wars” Over ? A Scientist – Practitioner Gap in Beliefs About Repressed Memory”, 2013, in Beliefs About Repressed Memory (Source : Memory Wars Over ? Psychological Science 2013)

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